“Les problèmes viennent surtout de ce qu’il y a autour des écrans, plus que les écrans eux-mêmes”© Pexels © Kampus
“Les problèmes viennent surtout de ce qu’il y a autour des écrans, plus que les écrans eux-mêmes”© Pexels © Kampus

“Il est nécessaire de créer une culture du sommeil” Amandine Rey, neuropsychologue

Débats & opinions. - Amandine Rey, neuropsychologue et maîtresse de conférences à l’université Lyon 1, déconstruit les idées reçues sur le sommeil des enfants. À la tête du programme Sommat, financé à hauteur de 250 000 euros par l’Agence nationale de recherche, elle explore les liens entre sommeil, apprentissage et développement cognitif chez les enfants de 3 à 5 ans. Elle plaide pour une promotion du sommeil à grande échelle et une approche plus nuancée face à l’usage des écrans.

Lyon Capitale : Comment se caractérise le sommeil des enfants en France actuellement ?

Amandine Rey : En France, environ 30 % des enfants (6-13 ans) et jusqu’à 50 % des adolescents (13-18 ans) ont une dette de sommeil. Ce ne sont pas des troubles ou des maladies du sommeil à proprement parler, mais plutôt un manque de sommeil par rapport aux besoins liés à leur âge. Par exemple, un enfant en maternelle devrait dormir entre 10 et 13 heures par nuit, un enfant de 6 à 13 ans entre 9 et 11 heures et un adolescent entre 8 et 10 heures. Ne pas respecter ces durées peut avoir un impact sur la performance scolaire, mais aussi sur la santé mentale et physique. Il y a aussi des problèmes liés à la qualité du sommeil, c’est-à-dire le rapport entre le temps passé au lit et le temps réellement passé à dormir.

Dans ce contexte, quels sont les bons gestes ?

Pour avoir un bon sommeil, il faut surtout de la régularité : des heures de coucher et de lever stables, en semaine comme le week-end, avec un décalage qui si possible ne dépasse pas une heure. Le manque de sommeil n’est pas nouveau chez les adultes, mais on l’observe de plus en plus chez les enfants. Certaines études estiment qu’en un siècle, nous avons perdu plus d’une heure de sommeil en moyenne. C’est donc un phénomène assez massif.

Est-ce grave ?

Oui, même si on pourrait se dire que finalement, étalé sur un siècle, ce n’est pas si important, que notre cerveau s’adapte, que les conséquences sont minimes. Sauf que ce n’est pas le cas. Les adaptations biologiques prennent des milliers et des milliers d’années. Même si c’est un petit peu tous les jours, nous sommes pour beaucoup d’entre nous en privation de sommeil et, pour une partie, depuis l’enfance. Cela ne peut pas être sans impact sur notre activité le jour, et notamment sur notre fonctionnement cognitif.

Sommes-nous égaux face au sommeil ? N’est-il pas aussi un marqueur social ?

Non, nous ne sommes pas tous égaux face au sommeil. D’un point de vue biologique d’abord, les femmes sont plus exposées à certains troubles du sommeil, comme l’insomnie, alors que d’autres pathologies, comme le syndrome d’apnée du sommeil, touchent davantage les hommes, en particulier ceux en surpoids. Mais le sommeil, tout comme l’activité physique, est aussi un marqueur social. On sait par exemple que les enfants issus de milieux socioéconomiques défavorisés dorment en moyenne moins longtemps, et ont un sommeil moins adapté. Cela dit, dans les études que nous menons, on constate que parmi les enfants âgés de 7 à 9 ans, qu’ils soient scolarisés dans des établissements très favorisés ou dans des écoles en réseau d’éducation prioritaire, la majorité d’entre eux dorment moins de 9 heures par nuit, ce qui est sous les recommandations sanitaires. Les causes, en revanche, ne sont pas les mêmes. Dans certains cas, cela peut être lié à un manque d’information sur les besoins en sommeil. Dans d’autres, c’est souvent une question de temps : à cause d’une journée de travail trop remplie, le soir est parfois le seul moment où les parents peuvent passer du temps avec leurs enfants, quitte à empiéter un peu sur leur sommeil.

À partir du 1er septembre, la ministre de la Santé, Catherine Vautrin, a annoncé sa volonté d’instaurer une interdiction formelle d’exposition aux écrans pour les tout-petits, dès la naissance et jusqu’à 3 ans. Quel est le poids des écrans dans les problèmes de sommeil chez les enfants et adolescents ?

On surestime souvent le rôle et la responsabilité des écrans sur le sommeil. Leur usage excessif est plus un symptôme qu’une cause. Je crois que dire simplement “stop aux écrans” ne règle rien et évite de s’attaquer au vrai problème, souvent lié à la santé mentale : isolement, contexte familial difficile, précarité… Ce sont ces facteurs qu’il faudrait prioritairement prendre en compte au lieu d’avoir un discours culpabilisant. Dire “prenez soin de votre santé mentale, de votre sommeil, de votre activité physique” est autrement plus exigeant et plus utile que d’essayer de bannir les écrans.

Est-ce à dire que les écrans sont inoffensifs pour le sommeil ?

Ne soyons pas naïfs, les études montrent bien que la lumière bleue des écrans retarde l’endormissement. Concrètement, elle stimule des capteurs dans le cerveau qui lui envoient le signal qu’il fait encore jour, ce qui empêche la sécrétion de mélatonine, l’hormone du sommeil. Cela agit comme des donneurs de temps. Autrement dit, quel que soit l’âge, regarder un écran alors qu’il fait nuit leurre notre cerveau et peut retarder l’endormissement. Certains filtres de lumière bleue, appelés mode nuit de certains appareils, sont assez intéressants dans le cadre d’une lecture. Ensuite le problème ne vient pas seulement de la lumière mais aussi du contenu : regarder un film ou une vidéo très stimulante émotionnellement peut aussi retarder le sommeil, même lorsqu’un filtre à lumière bleue est activé.

Plusieurs sondages et études révèlent qu’une majorité d’adolescents passent 4 heures à 10 heures devant un écran chaque jour, et que la grande part des enfants en bas âge est aussi exposée. Ne faut-il pas s’en inquiéter ?

Les problèmes viennent surtout de ce qu’il y a autour des écrans, plus que les écrans eux-mêmes. Par exemple, des études montrent que des enfants très exposés acquièrent moins de vocabulaire. Mais si l’on regarde précisément, la cause n’est pas l’écran mais le déficit de temps passé en interaction avec des humains. Plus l’enfant passe du temps devant un écran, moins il interagit avec d’autres personnes, donc moins il apprend. Le problème vient donc plus du type d’usage que de l’écran en soi. Les écrans posent problème surtout quand leur usage est désorganisé. Idéalement, il faudrait les éviter le soir et chez les plus jeunes. Mais un usage raisonnable, incitant les interactions avec l’autre, n’est pas dramatique. On peut ainsi imaginer qu’autoriser quelques minutes d’écran le soir peut faire partie d’un rituel rassurant avant le sommeil. Ce qui compte, c’est de structurer cet usage pour qu’il ait un début et une fin bien déterminés.

Dans quelle mesure le manque de sommeil chez les enfants et adolescents est-il un phénomène nouveau ?

De manière générale, il y a un manque de sommeil qui s’est installé chez les enfants et chez les adultes, globalement, depuis l’invention de l’électricité et son installation dans les foyers au début du XXe siècle. C’est à partir de ce moment que les gens ont commencé à veiller le soir et de plus en plus tard. Difficile de remonter plus l’histoire étant donné qu’il y a peu de données du fait que l’on ne s’intéressait pas à cette thématique auparavant. On se rend donc compte que l’industrialisation a eu comme impact, par la possibilité de s’éclairer à des moments où, auparavant, on était dans le noir, de nous faire suivre un nouveau rythme jour/nuit pour notre veille et le sommeil. Aujourd’hui le sommeil est très suivi, sur des cohortes de plusieurs milliers d’individus en France comme à l’étranger.

On connaît les effets du manque de sommeil sur la santé – obésité, stress, affaiblissement des défenses immunitaires, troubles de l’attention… Pourquoi est-ce si difficile de faire évoluer les pratiques ?

Il y a encore un vrai travail de sensibilisation à mener, notamment à l’école. Globalement, tout le monde sait qu’il ne faut pas manger de fast-food tous les jours, mais peu de gens savent réellement combien de temps il faudrait dormir selon l’âge. Les choses avancent, mais lentement. Plusieurs chantiers sont tout de même en cours. L’Éducation nationale est assez ouverte à ces questions. Ma collègue, Stéphanie Mazza, anime un groupe de travail, au conseil scientifique de l’Éducation nationale sur le bien-être des enfants à l’école, qui aborde notamment le sommeil, au même titre que l’activité physique. C’est dans ce cadre que nous avons pu faire remonter au ministère les difficultés observées dans nos études et leurs conséquences sur la vie des enfants. Par ailleurs, la Convention citoyenne sur les temps de l’enfance, qui a eu lieu cet été, a elle aussi posé la question de l’organisation des rythmes quotidiens pour favoriser l’apprentissage et la santé. Les campagnes de sensibilisation auprès des enfants pourraient encore s’améliorer. Par exemple, dans le slogan “Manger, Bouger” promu par l’État, il manque clairement un troisième pilier essentiel : “Dormir”.

Vos recherches montrent qu’on peut facilement améliorer le sommeil des enfants. Comment avez-vous procédé, et quels résultats avez-vous obtenus ?

Nous avons mené une étude sur 130 enfants scolarisés en CE2. La moitié d’entre eux a suivi un programme d’éducation au sommeil en classe, l’autre non. Résultat : lors d’une période pendant laquelle ils n’ont reçu aucune information sur le sommeil, rien n’a changé. En revanche, suite à une sensibilisation, ils ont gagné en moyenne 30 minutes de sommeil par nuit après un mois, ce qui est énorme : cela leur permet d’atteindre les 9 heures recommandées. C’est très encourageant car cette amélioration a été observée dans toutes les classes, qu’elles soient en ville, à la campagne, en réseau d’éducation prioritaire ou pas, et avec des enseignants différents. Et on a aussi constaté que ceux qui amélioraient le plus leur sommeil étaient aussi ceux dont les performances scolaires progressaient le plus. Cela montre la nécessité de former les enseignants, les parents, les infirmiers scolaires à ces problématiques afin de créer une culture du sommeil. Depuis cette expérimentation, les outils de ce programme, notamment des bandes dessinées pédagogiques, ont été téléchargés plus de 60 000 fois.

Vous travaillez aussi sur la sieste des enfants. Quel est son intérêt ?

Dans le cadre d’un projet financé par l’Agence nationale de la recherche, nous menons une étude autour de la sieste des enfants âgés de 3 à 6 ans afin de mieux comprendre son évolution et de proposer des ressources pratiques destinées aux professionnels des écoles maternelles. Avant 6 ans, le sommeil de l’enfant est en cours de consolidation. Son cerveau accumule plus rapidement que les adultes une substance appelée adénosine, un déchet produit par l’activité des neurones. Cette accumulation provoque une sensation de fatigue appelée pression de sommeil. La sieste des enfants permet précisément de soulager cette pression. Ensuite, les besoins évoluent avec l’âge.

Justement, que se passe-t-il à l’adolescence du point de vue du sommeil ?

Les besoins en sommeil sont très différents chez les adolescents. Eux ressentent moins la pression du sommeil que durant l’enfance. C’est ce qui explique pourquoi, biologiquement, ils ont besoin de se coucher plus tard. Autrement dit : imposer un rythme d’adulte à l’adolescent ne correspond pas à son rythme biologique. Nous avons récemment réalisé une étude montrant qu’en décalant le début des cours d’une heure seulement, les adolescents gagnent en temps de sommeil avec derrière un impact positif sur leur anxiété, une meilleure compréhension de la balance bénéfice-risque et globalement des comportements moins impulsifs.

Sur le lien entre apprentissage et sommeil, quelles sont les dernières avancées scientifiques ?

Ce qu’on sait aujourd’hui, c’est que le sommeil joue un rôle clé dans l’apprentissage, à tous les âges. Pendant qu’on dort, le cerveau réactive les circuits neuronaux utilisés dans la journée, c’est ce qu’on appelle le replay. Cette réactivation permet de consolider les apprentissages. Au réveil, on ne redémarre pas de zéro, on est plus performant. Plusieurs études montrent que lorsqu’on apprend une information, que l’on fait une sieste, puis que l’on essaie de s’en rappeler, on réussit mieux que si l’on était resté éveillé. Le sommeil agit aussi sur des fonctions indispensables pour bien apprendre : l’attention, par exemple, qui nous aide à rester concentré. Dès lors un bon sommeil est associé à de meilleures performances cognitives comme la capacité de planifier, la résolution de problèmes et la curiosité. Par exemple, une étude a montré que lorsqu’on leur propose un puzzle avec une pièce qui ne va pas, les enfants qui ont mal dormi s’acharnent à vouloir la faire entrer, sans réussir à changer de stratégie. À l’inverse, les enfants bien reposés comprennent plus facilement qu’il faut passer à autre chose et prennent du recul sur le jeu.

Comment explique-t-on scientifiquement que le sommeil permet de meilleures performances ?

Pendant notre sommeil, il y a une étape où notre cerveau émet des ondes électriques très lentes. Elles nous permettent de récupérer la fatigue et de favoriser l’élagage synaptique, c’est-à-dire renforcer les connexions utiles entre les neurones et éliminer celles qui ne servent pas. L’enfant, en dormant, produit énormément de ces ondes, à l’arrière du cerveau en début de vie puis progressivement vers l’avant du cerveau. Or, si l’enfant dort, des chercheurs ont observé qu’il aura une meilleure maturation cérébrale, notamment du lobe frontal, qui est la partie avant du cerveau. Le lobe frontal est associé à nos fonctions exécutives comme le raisonnement, la planification, le contrôle du comportement et des émotions. C’est la partie du cerveau qui met le plus de temps pour arriver à maturité, souvent jusqu’à 25 ou 30 ans. Les enfants qui ne dorment pas suffisamment risquent donc d’avoir un retard de développement de ces fonctions cognitives. Ils auront ainsi tendance à être plus impulsifs, moins flexibles, moins dans le contrôle. À tort, on l’associe parfois à l’hyperactivité alors que ça peut aussi être simplement un signe d’un manque de sommeil.

Dans le détail, que se passe-t-il dans le cerveau lorsque l’on dort ?

Pendant longtemps, on a cru que le cerveau ne faisait rien pendant le sommeil. En réalité, il est très actif : il consolide les apprentissages de la journée en réactivant les neurones qui ont été stimulés. Il fait aussi un tri, en ne conservant que les souvenirs jugés importants. Par exemple, vous ne vous souvenez pas de vos passages aux toilettes de la journée d’hier, tout simplement parce que ces informations ont été effacées. À l’inverse, il y a des études qui montrent que le sommeil permet de rendre des apprentissages réalisés en journée plus forts. Chez les bébés, par exemple, le sourire, je parle ici du sourire social, qui joue un rôle essentiel dans le développement des compétences relationnelles, apparaît d’abord pendant le sommeil, avant d’être produit à l’état éveillé. C’est une forme d’entraînement. Il faut comprendre que le sommeil permet de continuer à progresser, sans avoir à repartir de zéro chaque matin. C’est ce qui rend l’apprentissage plus rapide et plus efficace.

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