Alors que les Français se disent favorables à une taxation des ultra-riches, la philosophe Alice de Rochechouart appelle à aller plus loin. Docteure en philosophie, autrice de Privilèges. Ce qu’il nous reste à abolir (JCLattès) et créatrice du podcast “Le Phil d’Actu”, elle propose de repenser notre rapport aux privilèges et d’instaurer une véritable politique des biens communs pour plus de justice sociale et de démocratie.
Lyon Capitale : La création d’une taxe de 2 % sur les patrimoines supérieurs à 100 millions d’euros, la taxe Zucman, recueille 86 % d’opinions favorables selon l’Ifop. De manière générale, les Français se déclarent favorables à ce que l’effort budgétaire repose davantage sur les grandes fortunes et les grandes entreprises. Au vu du climat social, sommes-nous dans une période prérévolutionnaire ?
Alice de Rochechouart : Je pense que oui. On ressent aujourd’hui une forte colère sociale, comme quelque chose qui bout dans l’air. Si l’on regarde l’histoire de la Révolution française, toutes proportions gardées, 1789 n’est pas sortie de nulle part : 1787, 1788, les années qui ont précédé, étaient marquées par des émeutes. Déjà à l’époque, il y avait un problème de fiscalité, d’inégalités, et les caisses de l’État étaient vides. À cela s’ajoutaient alors les famines et les mauvaises récoltes. Aujourd’hui, c’est la précarité qui explose : un Français sur trois déclare ne pas manger à sa faim selon le Secours populaire. Le nombre de personnes sans domicile a doublé sous les deux mandats d’Emmanuel Macron. La France est aussi l’un des pays où la pauvreté a le plus augmenté en Europe. Nous sommes dans une situation critique. Nous traversons en plus une crise agricole, avec la contamination de l’alimentation par les polluants éternels et les pesticides. Et les catastrophes climatiques, chaque année plus fréquentes, menacent directement les récoltes. Enfin, comme en 1789, il y a aujourd’hui une quête d’idéaux de justice, des Lumières, qui commence à infuser la société. Après quarante-cinq ans de néolibéralisme, on assiste à la montée d’imaginaires alternatifs. Le problème, c’est que dans le même temps, le paradigme d’extrême droite, réactionnaire et identitaire, progresse lui aussi. Ces deux narratifs concurrents s’affrontent désormais.
Pour vous la taxe Zucman ne va pas assez loin ?
La taxe Zucman est une mesurette : on parle seulement de 2 % du patrimoine des 1 800 plus riches, ceux qui possèdent plus de 100 millions d’euros. Ce n’est pas franchement ambitieux comme mesure de redistribution ou de justice sociale. D’ailleurs, il ne s’agit pas de faire disparaître les riches, seulement de les taxer un peu. On n’est donc pas dans une logique de renversement complet de l’ordre social. Or, l’inégalité structurelle de richesse n’a pas bougé depuis la Révolution, comme je le montre dans mon livre. On reste dans un statu quo assez grave, en réalité. Oui, les gens veulent taxer les riches, mais la taxe Zucman, ce n’est pas le grand soir. Et même là, on se heurte à une opposition farouche du gouvernement, soutenu par une classe bourgeoise complètement radicalisée, qui ne veut rien entendre et est prête à tout pour défendre sa position.

C’est ce qui explique la résilience du concept de “privilège” selon vous ?
Oui. Le concept de “privilège” est bien identifié dans les mouvements contestataires. C’est un terme qui est revenu très fréquemment dans les cahiers de doléances des Gilets jaunes, et plus récemment avec les mobilisations du 10 septembre, “Bloquons tout”. La notion de “privilège” continue d’habiter l’imaginaire politique. Lorsque les manifestants crient “abolition des privilèges”, le fait de le dire, c’est aussi rendre visible qu’il existe toujours un système d’avantages réservé à une caste, une véritable aristocratie dirigeante.
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“Nous sommes dans une période prérévolutionnaire”