Grandes sagas d’entreprises - Depuis 1961, la maison Bobosse perpétue l’un des fondamentaux de la cuisine lyonnaise : l’andouillette à la fraise de veau tirée à la ficelle. Fondée dans le Beaujolais par René Besson, charcutier haut en couleur devenu légende des bouchons, l’entreprise incarne aujourd’hui une part du patrimoine culinaire local. Tout en restant fidèle à ses racines, elle exporte ses produits dans plusieurs pays d’Europe, et bientôt sur d’autres continents.
Patrimoine mondial de l’humanité lyonnaise, on ne sait plus si l’andouillette à la fraise de veau est un monument gastronomique ou une religion dans la ville aux trois fleuves. Tout comme la basilique de Fourvière, elle compte ses pratiquants du dimanche, ses messes fumantes, ses rites, ses chapelles… et même un pape : René Besson, alias Bobosse. Ce personnage aussi truculent que talentueux, farceur, épicurien, à l’appétit rabelaisien – un héros lyonnais en somme – a porté la triperie au rang d’œuvre d’art. Bien que disparue au début du millénaire, sa gouaille rieuse continue de hanter les bouchons et les assiettes des foyers lyonnais.
De fait, depuis l’ouverture de son atelier dans le Beaujolais en 1961, Bobosse est devenu plus qu’un simple nom. Déjà de son vivant, il était une signature, comme on parle de la mère Richard ou de “Monsieur Paul”, synonyme de plaisir gustatif, de cuisine canaille et d’exigence du produit. L’enseigne jouit d’ailleurs du rare privilège d’avoir son nom indiqué sur les cartes des menus, depuis les bistrots et jusqu’aux tables étoilées. Mais plus encore. Avec le temps, peut-être que Bobosse est aussi devenu une idée. Une idée de la société, capable de réunir le prolétaire comme les cols blancs des palaces parisiens, autour d’une bonne assiette. L’association des Amis de Bobosse en Beaujolais, alimentant abondamment la légende du bonhomme, ne s’y est pas trompée en proposant ainsi une nouvelle maxime républicaine : “Générosité, Laïcité, Fraternité”.
Peu porté sur le commerce et les finances malgré la popularité de son produit, ce sont ses successeurs qui ont réussi à en faire une marque résiliente dans le temps. Un travail d’abord structuré par Bernard Juban, propriétaire-gérant de 1996 à 2021, et prolongé ensuite par les entrepreneurs Pierre Couturier et Bruno Delattre aujourd’hui aux manettes. En 2025, 80 tonnes d’andouillette Bobosse s’exportent annuellement partout en France, auprès de 1 000 restaurateurs. Depuis une décennie, les andouillettes dépassent aussi les frontières pour ébaudir les palais belges, espagnols, portugais et même chinois. Concrètement, la charcuterie compte quarante-cinq salariés, dont vingt-cinq au laboratoire, quatre boutiques dont une aux halles de Lyon, un restaurant, Les Rendez-vous de Bobosse, à Belleville-en-Beaujolais, et propose 140 produits différents.
1961 : Les origines beaujolaises
Reste que l’histoire n’était pas écrite en 1961, lorsque René Besson, 29 ans, se lance à son compte. Né rue de la Charité, sur la Presqu’île de Lyon, cet amateur de football est le fils d’un charcutier réputé de Villefranche-sur-Saône, avec qui il apprend le métier. S’il reprend d’abord le flambeau de l’entreprise familiale, “le jeune charcutier s’y sent à l’étroit”, note Audrey Rollet, dans sa biographie Bobosse (éditions Glénat). Pour gagner en indépendance, il s’installe en 1968 à Saint-Jean-d’Ardières, aux portes du Beaujolais, dans un pigeonnier réaménagé près de sa maison. Si économiquement la période est florissante, le jeune artisan connaît les vicissitudes communes au lancement de toute nouvelle entreprise avec son lot de défis. Néanmoins, dès le début, il fait le choix d’un parti pris culinaire. Il décide de rendre ses lettres de noblesse à certains produits régionaux, anciennement populaires à Lyon et parfois tombés en désuétude : le sabodet, un saucisson à cuire composé de langue et joue de porc, et la très fameuse andouillette à la fraise de veau (l’intestin grêle de l’animal juvénile). Malgré la légende, tenace entre Rhône et Saône, Bobosse n’est pas à l’origine de la recette de cette dernière, déjà présente à Lyon et Cambrai auparavant. Il n’en est pas moins un formidable ambassadeur, la sublimant à des hauteurs inégalées, notamment grâce à la recette de son assaisonnement, encore tenue secrète, et à la technique dite “tirée à la ficelle” [lire l’encadré]. Une méthode manuelle toujours utilisée aujourd’hui dans l’atelier : “Nous sommes parmi les derniers à les faire de cette manière, précise Pierre Couturier, ardent défenseur des traditions “bobossiennes”. Ça donne plus de mâche et finalement plus de saveur au produit final. Impossible de changer la recette, la machine ne peut pas reproduire la qualité du geste de la main.” Différente de sa cousine troyenne, faite de tripes de porc, l’andouillette Bobosse est considérée comme plus douce et plus fine selon les spécialistes (lyonnais).
1970 : Une histoire de copains
Reste que le destin aurait pu s’arrêter au Beaujolais pour ce jeune artisan encore méconnu. Les événements prennent une tournure vraiment extraordinaire quand, dans les années 70, Bobosse se lie d’amitié avec Paul Bocuse, qu’il fournit en charcuterie. Le cuisinier de Collonges-au-Mont-d’Or est au sommet de sa gloire avec trois étoiles au Michelin et il lui ouvre son carnet d’adresses. Là-dessus, le talent du charcutier parle pour lui, séduisant les palais par ses produits et les cœurs par sa nature généreuse et son sens de la fête. Georges Dubœuf, Jean-Paul Lacombe, Georges Blanc, Alain Chapel compteront parmi ses amis. Il les retrouvait autour d’un repas dans une boutique dotée d’une belle cave qu’il avait acquise à Clochemerle. Résultat, Bobosse fait d’abord son entrée sur les bonnes tables lyonnaises, étoilées ou non, puis dans celles de la capitale. Une popularité permise par l’ouverture d’un nouveau laboratoire flambant neuf toujours au nord de Lyon en 1983, et d’une charcuterie rue de Bonnel (Lyon 3e). Au plus haut, 400 kilos de charcuterie sortaient chaque semaine de l’atelier du Beaujolais. Sans renier sa vocation populaire, l’andouillette Bobosse entre au patrimoine de la cuisine nationale et devient ainsi gastronomique.
1996 : Reprise et développement
On disait de René Besson : “Quand on commande pour dix, il cuisine pour vingt et fait l’addition pour cinq… quand il la donne.” Les défis économiques étaient de taille lorsque Bernard Juban reprend les rênes de la maison. Choisi sur la promesse de poursuivre l’œuvre du charcutier et de ne pas modifier les recettes, cet ancien commercial de l’agroalimentaire savait où il mettait les pieds en 1996. Pourtant, coup de tonnerre : en 2000, la crise de la vache folle s’abat sur toutes les boucheries européennes. Les Lyonnais doivent se plier à la loi : la fraise de veau est interdite, obligeant à une relecture de la recette avec du porc. Une disette forcée pour tous les amateurs de l’andouillette de Lyon, à la fraise de veau, car il faudra attendre 2015 pour la voir revenir sur les étalages. “Certains puristes ont même cessé de manger de l’andouillette pendant quinze ans”, avançait Marlène Jamin sur France 3, co-gérante de la charcuterie Bobosse et fille de Bernard Juban, qui l’a rejoint afin de moderniser l’enseigne.
Malgré tout, les années 2000 furent marquées par l’apparition d’une boutique Bobosse dans les halles de Lyon, offrant une visibilité nationale aux produits, ainsi que par l’ouverture des Rendez-vous de Bobosse, un restaurant dans le Beaujolais. Au tournant des années 2010, ce sont 73 tonnes de charcuterie, dont 36 tonnes d’andouillette, qui sont produites chaque année et un carnet de commandes auprès de 600 restaurateurs partout en France ainsi que dans plusieurs pays frontaliers. Pour faire face à la demande, en 2013, Bernard Juban investit 3 millions d’euros en vue de tripler la surface de production. L’année suivante, Bobosse est sur Internet et ouvre une boutique en ligne. La communication et le packaging se mettent au goût du jour avec un nouveau logo. La croissance est au rendez-vous. L’entreprise dépasse les 3 millions d’euros de chiffre d’affaires et lance en 2017 une nouvelle boutique aux halles de Villefranche-sur-Saône.
2021 : Un héritage et des perspectives
Après la crise sanitaire, Bernard Juban cherche un successeur afin de reprendre une enseigne déjà vénérable. Changement de mains, mais pas d’esprit, Pierre Couturier et Bruno Delattre sont choisis et rachètent la maison avec une volonté claire : ne pas toucher à l’essentiel. “On a hérité d’un trésor : une maison artisanale avec une notoriété nationale. Il n’y en a pas beaucoup. Notre rôle, c’est de l’entretenir”, insiste Pierre Couturier. À leur arrivée, les deux entrepreneurs développent un marketing atypique mêlant humour, patrimoine lyonnais et cuisine traditionnelle. “Même si nous sommes très rigoureux sur la qualité des produits, on essaie de ne pas se prendre trop au sérieux non plus. Cela fait partie de l’esprit de la maison. On vient de lancer la Saint-Bobosse, le 19 octobre, en hommage à notre fondateur, qui clôturera la célèbre Mâchon’Week (non pas la Fashion Week). Et puis nous sommes en train de lancer la Bobox, une box mensuelle par abonnement avec produits et goodies pour le début d’année”, avance Pierre Couturier, très intégré dans le microcosme des chefs lyonnais, qui rappelle aussi que sa charcuterie détient le record du monde de la plus longue andouillette, en un seul boyau naturel (16,8 mètres).
Côté stratégie, le cap est clair : “Notre priorité, c’est les restaurateurs. Nous vendons encore sans intermédiaire. Les affaires fonctionnent bien. J’ai cinq ou six nouveaux contacts de restaurateurs chaque semaine.” Dans la continuité de leurs prédécesseurs, Pierre Couturier et Bruno Delattre ne négligent pas l’international, avec déjà un point de vente permanent en Espagne, et des discussions pour un partenariat au Mexique. Côté boutique, les entrepreneurs en ont ouvert une nouvelle à Villeneuve-lès-Avignon en 2022 et annoncent réfléchir à l’ouverture de magasins en région parisienne. De quoi envisager l’avenir avec sérénité pour les chefs d’entreprise, à présent gardiens de cette formidable leçon de biologie lyonnaise : les tripes doivent rester juste à côté du cœur
En chiffres
‘ 5 millions d’euros de chiffre d’affaires
‘ 70 % avec les restaurateurs
‘ 25 % particuliers
‘ 5 % export
‘ 45 salariés
‘ L’andouillette : 17 % du CA
‘ 800 kilos de charcuterie préparés quotidiennement
‘ 80 tonnes d’andouillette vendues chaque année (~400 000 andouillettes)
Le saviez-vous ? “Tirée à la ficelle”
Cette étape se nomme “l’embossage”. Véritable savoir-faire artisanal, la méthode consiste à créer de petits lassos avec les lanières de fraise de veau préalablement assaisonnées, puis de les insérer dans la “chaussette” de boyau avant de retourner cette dernière de manière uniforme. Les andouillettes sont ensuite cuites dans de l’eau, inspectées et refroidies en chambre froide. Si à Lyon, on la retrouve régulièrement cuite au four, au vin blanc et à la moutarde, il est aussi possible de la mettre dans une poêle ou sur un barbecue.
Le nom de Bobosse ?
Il n’existe, à ce jour, pas d’explication officielle sur l’origine du surnom. Peut-être est-ce celui qu’on lui donnait sur le terrain de football, disent certains. “Au fond peu importe, c’est un coup de génie. Attribuer un surnom à une maison très sérieuse donne directement un rapport affectif à la marque. Si nous nous appelions ‘Charcuterie Besson’, nous ne ferions qu’un dixième du chiffre. Bobosse, cela fait marrer tout le monde et ça correspond assez au personnage”, analyse Pierre Couturier.
En dates
‘ 1961 : René Besson reprend la charcuterie familiale de Villefranche
‘ 1968 : Il s’installe à Saint-Jean-d’Ardières
‘ 1983 : Construction du nouveau laboratoire
‘ 1996 : Bernard Juban reprend l’entreprise
‘ 2000 : Crise de la vache folle, l’andouillette Bobosse change de recette
‘ 2002 : Décès de René Besson
‘ 2004 : Ouverture d’une boutique aux halles de Lyon
‘ 2007 : Ouverture du restaurant Les Rendez-vous de Bobosse
‘ 2014 : Lancement de la boutique en ligne
‘ 2017 : Ouverture d’une boutique aux halles de Villefranche
‘ 2021 : Reprise par Pierre Couturier et Bruno Delattre
‘ 2022 : Ouverture d’une boutique à Villeneuve-lès-Avignon (Gard)