Le tout nouveau belvédère de Tupin-et-Semons, village blotti entre Ampuis et Condrieu, déroule son ruban de bois, suspendu au-dessus des vignes, offrant un panorama d’exception sur les coteaux viticoles et le Rhône. Accessible via le sentier des Grand(e)s Cru(e)s*, ce nouvel édifice vertigineux invite à se plonger dans l’histoire des vignobles de côte-rôtie et condrieu, qui, déjà dans l’Antiquité, produisaient des vins très recherchés.
Côte-rôtie, condrieu… des noms de vins prestigieux, qui aujourd’hui font rêver les amateurs de bonnes bouteilles, mais qui, dans les années 1970-80, après un siècle de déclin, ont failli disparaître. Ces vins de petite production (avec une superficie respective d’environ 343 et 220 hectares) sont aujourd’hui très prisés. “La notion de parcellaire, de micro-terroir est très prégnante. De nombreuses petites cuvées sont vinifiées séparément, avec la volonté que chaque parcelle s’exprime”, explique Florian Marcelin, géographe du vin et chargé de mission à l’office de tourisme de Vienne-Condrieu.
Situés dans un coude du Rhône à hauteur de Vienne, dans le couloir rhodanien avec des vents forts, assainissants, les coteaux bénéficient d’une belle exposition au soleil et d’un sol propice à la vigne. “Le Rhône sépare le Massif central du massif alpin. En rive droite, les roches métamorphiques du Massif central (schiste et granit) donnent de petits grains de raisin aux faibles rendements, concentrés. On retrouve deux résurgences rive gauche, au niveau de Vienne et à l’Hermitage.”
Ici, seuls deux cépages s’épanouissent : la syrah pour les rouges et le viognier pour les blancs, une tolérance jusqu’à 20 % de viognier pouvant entrer dans l’appellation Côte-Rôtie. Avec des pentes abruptes, parfois inclinées à 50 degrés, le travail de la vigne est entièrement manuel, la proportion de la main-d’œuvre par rapport à la moyenne nationale allant de un à dix ! Ce terroir, aux reliefs et aux sols bien spécifiques, produisait déjà à l’époque romaine des vins renommés.

Un vignoble de deux mille ans
Des écrits romains, du Ier siècle après J.-C., attestent déjà d’une culture de la vigne autour de Vienne. “Le vignoble viennois est assez bien documenté. Ce sont des vins très chers, connus jusqu’à Rome, dont le poète Martial fait mention au Ier siècle. Vienne est réputée pour son vinum picatum, son vin poissé. Selon Columelle, on rajoutait de la poix au vin alors que Pline l’Ancien parle de cépages au goût naturel de poix. Si on ne connaît pas son cépage, on sait qu’il a du mal à se plaire sur d’autres territoires”, rappelle Christophe Caillaud, responsable de l’archéologie expérimentale et de l’œnotourisme au musée et sites gallo-romains de Saint-Romain-en-Gal.

Une chose est sûre, le goût du vin que buvaient les Romains était bien différent du nôtre. “Le vin était macéré avec des fruits, des herbes, de l’eau de mer ou encore du goudron végétal”, explique Florian Marcelin. “S’il nous manque parfois les dosages, on connaît les ingrédients et les procédés”, complète Christophe Caillaud.
Le musée gallo-romain fait ainsi pousser depuis une vingtaine d’années un petit vignoble sur son site et s’est prêté à la réalisation d’un defrutum, un moût concentré, réduit par ébullition avec ajout de coings et d’herbes aromatiques. Des essais avec de l’eau de mer, de la racine d’iris, du fenugrec ont également eu lieu.
“La plupart des vins de l’Antiquité ont pour caractéristique d’être assez liquoreux, donc sucrés. Les Romains les coupaient avec de l’eau. Ils présentent des profils similaires au vin jaune, aux arômes oxydatifs. Les Romains conservaient le vin très longtemps. Le falerne, vin romain de Campagnie, au nord de Naples, pouvait être bu au bout de dix ou quinze ans.”
Les vins étaient-ils rouges ou blancs ? “Les Grecs et les Romains avaient plutôt tendance à rechercher des vins blancs liquoreux. Ils ne maîtrisaient pas la pratique de macération, donc de coloration du moût. Mais au regard du temps des vendanges manuelles et du foulage assez long, ils devaient néanmoins extraire un peu de couleur”, conclut Christophe Caillaud.

La vigne, au cœur de la mosaïque du châtiment de Lycurgue
Au musée de Saint-Romain-en-Gal, une mosaïque exceptionnelle et unique par sa taille, trouvée dans le village voisin de Sainte-Colombe, présente une superbe représentation de vignes.
Elles sont au cœur du châtiment de Lycurgue, représenté ici. Ce roi de Thrace, réputé pour couper les mains et pieds des voyageurs traversant son territoire, essaie de capturer Ambrosia, la nourrice de Dionysos alors que celui-ci et ses compagnons franchissent son royaume. Entendant sa prière, la déesse de la terre, Gaia, ouvre le sol, la fait disparaître et naître à la place une vigne géante. C’est le moment tragique de ce mythe qui est illustré ici. La vigne finit par étouffer Lycurgue, qui, dans une autre version, sous l’emprise de la folie, découpe les membres de ses enfants, les confondant avec les lianes de la vigne.

“Cette mosaïque ornait probablement une salle de réception, sûrement une salle à manger, où l’on peut imaginer que se déroulaient des banquets, la mosaïque jouant le rôle de mise en abyme banquet réel/divin. L’hospitalité étant une valeur importante dans l’Antiquité, l’histoire joue également un rôle moral”, démêle Christophe Caillaud.
Datant des II-IIIe siècles après J.-C., cette mosaïque présente une belle composition structurée, se détachant des trames géométriques trouvées dans les autres mosaïques du musée.
Pleine de détails, une douzaine d’oiseaux sont reproduits, même sur les branches de vignes. Lycurgue est quant à lui entièrement nu, seulement chaussé d’une paire de bottines. “C’est souvent une façon de représenter les peuples barbares c’est-à-dire, pour les Grecs et les Romains, tous ceux qui ne parlent pas le grec.”
À ne pas manquer également, la mosaïque des Saisons, restaurée par le musée et de retour sur ses terres d’origine jusqu’en 2027, avant de réintégrer le musée d’Archéologie nationale, à Saint-Germain-en-Laye. Cette mosaïque d’envergure exceptionnelle présente des scènes liées au vin, comme le foulage des raisins ou le poissage des jarres.
*Sentier des Grand(e)s Cru(e)s : boucle au départ du parking du centre d’observation de l’île du Beurre (3 kilomètres, compter 1 heure 15)