Débats & opinions. - Ancien ambassadeur de France à Washington et à l’ONU, Gérard Araud dresse un constat sans appel : l’Europe vit la fin d’une parenthèse historique de paix et de confort, ouverte en 1945 et refermée brutalement par le retour de la guerre sur le continent. Face au déclin occidental et à la montée des puissances émergentes, il plaide pour une diplomatie réaliste, quitte à “parler au diable”, dans un monde redevenu celui des rapports de force.
Lyon Capitale : Depuis 2022 et le retour de la guerre en Europe, beaucoup parlent d’un réveil brutal pour les Européens. Comment expliquez-vous que nous ayons pu croire aussi longtemps à une forme d’exception européenne ?
Gérard Araud : En tout premier lieu, notons que ce monde dans lequel nous avons vécu, depuis 1945 pour l’Europe de l’Ouest et depuis 1990 pour l’ensemble de l’Europe, est sans doute la période de paix, de stabilité et de sécurité la plus longue dans notre histoire depuis la chute de l’Empire romain. Évidemment, après quatre-vingts années, nous avons fini par croire que c’était la normalité. Ailleurs dans le monde, la réalité était bien différente : les guerres se sont succédé et les relations entre les États sont restées brutales. En Europe, au contraire, nous vivions dans une relative douceur, en grande partie placés sous la protection de la bannière étoilée des forces armées américaines. Peu à peu, nous en sommes venus à considérer que l’Union européenne représentait un modèle pour le reste du monde, où devait régner la négociation, le droit et la culture du compromis. Aujourd’hui, nous nous réveillons. Notre modèle est rejeté par les autres pays. Pris de court, nous découvrons soudain que le monde nous demande des efforts et des sacrifices.
Faut-il incriminer les dirigeants européens dans ce manque d’anticipation ou est-ce que ce sont nos sociétés elles-mêmes qui ont refusé de voir la réalité du retour des rapports de force ?
Le vrai blocage est celui de nos opinions publiques. Il est assez naturel qu’elles rechignent à ouvrir les yeux, qu’elles préfèrent continuer de vivre dans ce qui fut longtemps un paradis. Dans les années 1930, les opinions publiques ne voulaient pas la guerre parce qu’elles avaient le souvenir des atrocités de la Première Guerre mondiale. Elles ne voulaient pas recommencer. Aujourd’hui, elles n’en veulent pas parce qu’elles ne veulent pas renoncer à leur confort. Napoléon disait que pour comprendre un homme, il fallait savoir comment était le monde lorsqu’il avait 20 ans. Or, pour nos générations, ce monde de la jeunesse était bien différent : un monde de paix, de prospérité et de certitudes. De ce point de vue, nous, les boomers, sommes les pires. Les actifs paient nos retraites et en plus, nous sommes la seule génération à ne pas avoir connu la guerre. C’est extraordinaire. Nous allons être appelés auprès de Dieu sans avoir connu la guerre. Il n’y a pas d’exemple similaire dans l’histoire de l’humanité.
Assiste-t-on vraiment au déclin de l’Occident, ou plutôt à la revanche du reste du monde ?
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