(Photo d’illustration) LC

“En France, nous sommes face à un gouvernement des juges”

L'ancien juge d'instruction lyonnais Georges Fenech décrit dans un livre l'envers du décor, les “lâchetés des politiques”, le “hold-up sur la justice par un clan idéologisé”, la “culture de l’excuse” érigée en système de pensée.

Ancien juge d’instruction à Lyon, ancien député (UMP puis LR) du Rhône, Georges Fenech publie L’Ensauvagement de la France – La responsabilité des juges et des politiques (éditions du Rocher). Dans ce “témoignage”, avec la double casquette de magistrat et parlementaire, il raconte l’envers du décor, les “lâchetés des politiques”, le “hold-up sur la justice par un clan idéologisé”, la “culture de l’excuse” érigée en système de pensée. Il en appelle à la création d’une commission d’enquête parlementaire pour “en finir avec la politisation syndicale de la justice”. Clairement visé : le Syndicat de la magistrature.

Georges Fenech @ Tim Douet

Lyon Capitale : Vous publiez L’Ensauvagement de la France. Pourquoi avez-vous choisi ce mot “ensauvagement” ?

Georges Fenech : La paternité du terme revient au ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin qui l’a employé en 2020, ce qui avait, à l’époque, fortement mis mal à l’aise le garde des Sceaux Éric Dupond-Moretti. Je crois que c’est un mot qui caractérise bien l’état et le niveau de délinquance, violente, par certains côtés barbare, de notre société. Les 

1 500 quartiers de reconquête républicaine que compte notre pays sont devenus des zones de non-droit où règnent d’autres lois que celles de la République.

Avec ce sous-titre “La responsabilité des juges et des politiques”, à laquelle vous prenez votre part, que vous accusez d’“impuissance coupable” et de “non-assistance à France en danger”, le procès est à charge…

Oui, parce que j’ai voulu dire une vérité telle que je la ressentais à partir de mes expériences multiples, à la fois de magistrat et de parlementaire. J’ai vu une descente aux enfers depuis ces vingt dernières années, que personne n’a été capable d’enrayer. Bien que n’ayant jamais été véritablement aux manettes, il est normal que je prenne ma part de responsabilité ; même si j’ai tenté, sous la présidence de Nicolas Sarkozy, de faire avancer les choses avec un certain nombre de dispositifs, comme les peines plancher ou la rétention de sûreté, qui auraient pu mettre hors d’état de nuire des récidivistes endurcis. Force est de constater que tout ce travail a été balayé d’un revers de la main, dès l’arrivée de madame Taubira.


“En 1995, alors garde des Sceaux, Mitterrand avait prononcé cette phrase : ‘Méfiez-vous des juges, ils ont tué la monarchie, ils tueront la République’”


Considérez-vous que cela a été un tournant dans la politique pénale ?

Non, parce que depuis les années 80, époque à laquelle j’ai d’ailleurs pris mes fonctions à Lyon, avec l’arrivée de la gauche au pouvoir, il y a une continuité dans la politique menée par Robert Badinter, Élisabeth Guigou, Nicole Belloubet, Marylise Lebranchu, Christiane Taubira et aujourd’hui Éric Dupond-Moretti. Il y a certes eu des parenthèses de cohabitation, ou de majorités de droite, mais y compris en cohabitation ou même en plein exercice du pouvoir, la droite n’a pas été en capacité d’inverser les courbes et surtout de faire changer fondamentalement un système dévoyé.

Ce “système dévoyé” l’a été par un “clan idéologisé”, écrivez-vous. À qui faites-vous référence ?

L’ensauvagement de la société n’est pas le fruit du hasard. Il est le produit d’une idéologie permissive promue par le Syndicat de la magistrature. Cette idéologie reposant sur une doctrine, la défense sociale nouvelle, élaborée par des intellectuels tout à fait brillants, a été importée d’Italie et diffusée par le magistrat français Marc Ancel. Elle consiste, en gros, à avoir une vision matérialiste de la délinquance, un peu comme le matérialisme dialectique du communisme marxiste, c’est-à-dire que la délinquance n’est qu’un sous-produit de la misère. En s’attaquant donc à la misère, au chômage et aux discriminations, on fera reculer la délinquance. Sauf que dans la réalité, cela ne marche pas comme ça, et considérer le criminel comme la première victime d’une société induit de ne pas le punir. Depuis un demi-siècle, une culture de l’excuse a donc insidieusement pénétré les esprits, au motif que la société bourgeoise, produisant des inégalités sociales et économiques, générerait des transgressions de la loi. Dès lors, les émeutiers des banlieues ne seraient que l’expression contemporaine de la nouvelle lutte des classes. Il faudrait donc entendre les revendications de ceux qui cassent les symboles de l’oppression, qui incendient les véhicules qu’ils ne peuvent s’offrir, qui s’attaquent à une “police qui tue”. La mission du juge serait dorénavant de renverser cet ordre injuste, en s’attaquant en premier lieu au pilier du système, la justice répressive. La “harangue” du juge Oswald Baudot, “soyez partiaux”, prononcée en 1973, a été un élément déclencheur de ce biberonnage idéologique pour plusieurs générations de magistrats qui ont été convaincues par l’idée que la répression est un leurre et qu’il fallait prendre parti “pour l’enfant contre le père, pour la femme contre le mari, pour le salarié contre le patron, pour le voleur contre la police”.


“La mission du juge serait dorénavant de renverser cet ordre injuste, en s’attaquant en premier lieu au pilier du système, la justice répressive”


“Pour les contempteurs du Syndicat de la magistrature, écrivait alors la juge Simone Gaboriau, la fameuse ‘harangue de Baudot’ en prouverait la nocivité en révélant son véritable objectif : l’asservissement de l’institution judiciaire à des fins partisanes. Le pire est que certains y croient. Pour peu qu’on le lise, ce beau texte est en réalité porteur d’une saine exigence d’impartialité effective, rompant avec une approche formaliste de l’éthique du juge.” Ce mot "vous" est adressé, critique zélé du syndicat de la magistrature. Qu'en faites-vous ?

Je répondrai à cette responsable du Syndicat de la magistrature qu’en 2013, le “mur des cons” s’inscrit dans cette doxa partiale. On épinglait même sur le “mur des cons” des pères dont les filles avaient été violées et assassinées par Guy Georges, parce qu’ils avaient créé des associations de lutte contre les tueurs en série. Cette affaire a profondément choqué les Français. Comment s’est-elle terminée ? Longtemps après, parce que madame Taubira n’avait pas engagé de poursuites, essayant d’enterrer l’affaire, il a fallu que ce soient les victimes qui étaient sur ce mur qui enclenchent l’action publique et déposent plainte pour qu’enfin un procès se tienne. Et la présidente du Syndicat de la magistrature, celle qui encense le beau texte d’Oswald Baudot, a été condamnée, tenez-vous bien, à 500 euros d’amende avec sursis, et même promue dans la foulée à un haut poste à Bordeaux. Je me suis élevé en vain contre ce syndicat qui tient une grande partie de la magistrature.

"On épinglait même sur le “mur des cons” des pères dont les filles avaient été violées et assassinées par Guy Georges, parce qu’ils avaient créé des associations de lutte contre les tueurs en série."

Cette politisation syndicale de la justice est-elle une exception française ?

C’est typiquement français, oui. Il y a trois magistratures en France : la magistrature judiciaire, la magistrature administrative et la magistrature financière. Il n’y a que le judiciaire qui est politisé. Vous imaginez le Conseil d’État à la Fête de l’Huma ? Quant aux chambres régionales des comptes et à la Cour des comptes, le syndicat défend les intérêts purement professionnels. Il ne se substitue en aucun cas au gouvernement. Ce que fait en revanche le judiciaire dans le but d’imposer une nouvelle vision idéologique de ce que devrait être la politique pénale. En France, c’est le gouvernement des juges. Ça n’a rien d’un fantasme. Et si un garde des Sceaux ose élever la voix, il peut se retrouver devant la Cour de justice de la République!

Le garde des Sceaux, Éric Dupond-Moretti, a récemment martelé que la justice avait besoin d’indépendance. Vous ne pouvez qu’être d’accord avec lui.

Mais de quelle indépendance parle-t-on ? Est-ce que c’est d’indépendance vis-à-vis du gouvernement ? Bien sûr, il y a un Conseil supérieur de la magistrature pour ça. Mais il y a une autre indépendance qui est bafouée. C’est au sein même de l’institution, puisque les juges soumis, de gré ou de force, à une idéologie ne sont plus indépendants ni impartiaux.


“Les émeutes de fin juin début juillet ne sont qu’un avant-goût de ce qui nous attend”


Vous demandez la création d’une commission d’enquête parlementaire pour “en finir avec cette politisation syndicale de la justice”. Sincèrement, est-ce envisageable ?

J’invite mes amis de mon ancienne famille politique à y réfléchir. C’est une bouteille à la mer que je leur lance. Je leur dis : “Vous voulez vraiment vous attaquer au fond du problème ?” Le vrai problème est là : attaquez-vous à cette politisation de la justice, ayez le courage de supprimer l’École nationale de la magistrature pour la remplacer par un centre d’études judiciaires ouvert à toute la société civile, avec un tronc commun commissaire-avocat-magistrat, et ainsi casser le corporatisme. Vous verrez qu’en peu de temps, les choses iront beaucoup mieux.

Insinuez-vous que la politique pénale n’est plus le fait du gouvernement ?

La politique pénale relève du gouvernement et du garde des Sceaux. Elle relève de la représentation nationale qui doit en responsabilité rendre compte de son action devant les Français. Les juges n’ont pas de responsabilité directe devant le pays, même s’ils rendent leurs décisions au nom du peuple. Or, on constate que les lois ne sont pas appliquées, ou mal appliquées, et on leur substitue notamment des textes internationaux, de valeur supérieure, pour écarter les lois qui dérangent, notamment sur les expulsions, sur la question de l’aménagement des peines, etc. Donc, au fond, la politique pénale est faite, aujourd’hui, au sein des juridictions et auprès des congrès syndicaux. D’autant qu’on a supprimé les instructions individuelles du garde des Sceaux : un ministre de la Justice ne peut plus adresser d’instruction individuelle aux parquets. Les parquets sont donc devenus autonomes, ne reçoivent plus d’instruction. Ils mènent ainsi leur propre politique pénale. Au final, on ne sait plus qui mène la politique pénale en France.

Cela veut dire que d’un département à un autre, on peut avoir des différences de politique pénale, ce qui entraînerait des ruptures d’égalité par la loi ?

Bien sûr. Vous allez, par exemple, avoir des procureurs qui vont véritablement lutter contre le trafic des stupéfiants, les consommateurs, etc., et d’autres qui estimeront qu’il faut dépénaliser, voire légaliser. En 1995, alors garde des Sceaux, Mitterrand avait prononcé cette phrase: “Méfiez-vous des juges, ils ont tué la monarchie, ils tueront la République.” CQFD


“Le gouvernement est impuissant à rappeler des juges à leur obligation statutaire”


Vous évoquiez une culture de l’excuse dans les tribunaux. Vous écrivez qu’il faut en finir avec “la culpabilisation de sanctionner”. Comment s’est-elle construite ?

Le 14 avril 1994, période de cohabitation, le ministre de la Justice, Pierre Méhaignerie, de droite, adressa à tous les procureurs une circulaire que je vais citer dans son intégralité tellement elle est édifiante : “Les parquets ne doivent pas requérir la détention, mais bien plutôt le contrôle judiciaire socio-éducatif (...) Il faut développer les peines non carcérales. Lorsqu’une peine de prison ferme a quand même été prononcée, il faut inciter les juges d’application des peines à convertir ces peines en semi-liberté ou en placements à l’extérieur. Lorsque cela n’est pas possible, le parquet ne doit faire ramener à exécution les peines de prison ferme que lorsqu’il y a de la place en détention. Lorsque, malgré tout, un condamné se retrouve en prison, le parquet doit tout faire pour qu’il soit mis en liberté conditionnelle.” Est-ce qu’on se rend compte de la portée de cette circulaire sur les juges ?

En janvier 2016, à l’occasion de la commémoration de l’attaque par des terroristes islamistes contre un Hyper Cacher, à Paris, Manuel Valls, alors Premier ministre, avait dit qu’“expliquer c’est déjà vouloir un peu excuser”. De nombreux sociologues avaient alors proclamé, dans une tribune, que “la sociologie, ce n’est pas une culture de l’excuse”.

Je suis d’accord avec lui mais je regrette, politiquement, quand il était au pouvoir place Beauvau, qu’il se soit incliné devant madame Taubira, après avoir interpellé le président de la République et le Premier ministre. Au final, Valls a été contraint de laisser faire.

Un mantra a infusé les esprits dans la police : “Le problème de la police c’est la justice.” L’Union syndicale des magistrats, premier syndicat, a appelé les forces de l’ordre à “ne pas se tromper de cible”. Pourquoi une telle incompréhension ?

Les forces de l’ordre sont ulcérées que des délinquants à peine interpellés soient aussitôt relâchés ; elles réclament une plus grande fermeté des tribunaux à l’égard des récidivistes. Les policiers ont compris que les trafiquants, qu’ils interpellent au péril de leur vie (il suffit de voir le film Bac Nord, qui est tout sauf une fiction), sont relâchés le lendemain. En parallèle, lorsqu’un d’entre eux commet une erreur, une maladresse dans l’usage des armes, il se retrouve en détention. On voit bien la différence de traitement.

Comment changer de cap ?

Le garde des Sceaux depuis a quand même reconnu mi-septembre, je le cite, être “impuissant à un certain nombre de dérapages” de la part du Syndicat de la magistrature. C’est quand même grave d’entendre ça. Le gouvernement est impuissant à rappeler des juges à leur obligation statutaire, il suffirait de les poursuivre devant une instance disciplinaire.

Éric Dupond-Moretti n’est-il pas dans le ressentiment, le Syndicat de la magistrature ayant été à l’origine d’une plainte à son encontre, avec l’Union syndicale des magistrats, devant la Cour de justice de la République, pour des soupçons de prise illégale d’intérêts ?

Je ne sonde pas les reins ni le cœur du garde des Sceaux, même si j’ai mon idée sur le retour de bâton qu’il subit. Ce que je constate avec satisfaction, c’est sa prise de conscience sur le dévoiement idéologique d’un syndicat, dont il dit lui-même qu’il n’est plus un “syndicat de justice”.

À Lyon, de nombreux policiers s’inquiètent de la sortie de prison de personnes condamnées pour terrorisme. L’êtes-vous aussi ?

Ils ont raison, et je nourris la même inquiétude, parce que la prison n’est pas le lieu où on dé-radicalise, au contraire. Le groupe LR avait proposé en 2020 d’étendre la rétention de sûreté des criminels dangereux aux terroristes, c’est-à-dire les garder tant qu’on les estime dangereux, même quand ils ont purgé leur peine. La majorité macronienne a rejeté la proposition.

En 1997, vous publiiez Main basse sur la justice. Qu’est-ce qui a changé en vingt-six ans ?

On est monté d’un cran aujourd’hui. Ce que je crois c’est que les émeutes de fin juin début juillet ne sont qu’un avant-goût de ce qui nous attend. Un jour ou l’autre, il y aura une véritable levée en masse de toutes les banlieues et ça risque de faire très très mal.

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