Bretin et Bonzon : "On raconte tout ce qu'on invente et on invente tout ce qu'on raconte"

Après Le Nécrophage, ce duo à l'imaginaire foisonnant publie Sentinelle, présenté comme un croisement de Dante et de Dantec sur fond de 11 septembre 2001. Pour Lyon Capitale, Bretin et Bonzon ont accepté de se livrer à un enthousiasmant battle réflexif sur les littératures policières.

Lyon Capitale : La tendance aujourd'hui est au mélange des genres, y compris au sein de la pure littérature de genre. Vous-mêmes, vous considérez-vous comme des auteurs de polar ou êtes vous au-delà de cette notion ?
Laurent Bonzon : Je ne crois pas tellement à l'au-delà, et surtout pas à celui des notions. D'un point de vue plus terre-à-terre, il me semble qu'il y a des écrivains, qu'il y a des gens qui écrivent des livres et qu'il y en a d'autres qui préfèrent la photographie ou la pêche à la mouche. Le but de ceux qui font des livres - quel que soit le genre de leur production -, c'est de devenir un écrivain. Bref, d'avoir du style.
Denis Bretin : Dans la préface de L'Enfant prodigue, Voltaire écrivait, " Tous les genres sont bons, hors le genre ennuyeux.". Je crois qu'on essaye simplement d'éviter le genre ennuyeux. Au-delà, il est vrai que je ne nous considère pas au sens propre comme des auteurs de polar. Mais cela ne me dérange pas du tout qu'on nous apparente à ce genre, au contraire.

Comment êtes-vous perçus par les puristes sachant qu'à la base, le polar est un genre très codifié, voire carrément basé sur une série de clichés (sans connotation péjorative du terme) ?
DB : Comme des impurs. Des qui font les malins. Mais ça ne nous empêchera pas de continuer. On ne sait pas faire autrement. S'il faut obéir à des canons pour intégrer un réseau, c'est que ce n'est pas un réseau très intéressant. Un genre doit évoluer pour être vivant. Ce qui me semble important dans un livre, c'est que l'époque s'y inscrive profondément. Figer les règles, c'est nier le mouvement de l'époque. Et ça, je crois que ce n'est pas rendre service à la littérature. Ni au roman noir qui a toujours été - c'est là sa force - un espace de contestation des cadres, et pas seulement sociaux et politiques.
LB : Je crois, qu'on est un peu à part. On n'a jamais donné dans le roman noir à tendance sociale. On n'a jamais fait dans le polar politique à tendance gauche extrême. On n'est pas des freaks de la technologie, des respectueux de la technique d'enquête et du folklore policier. On ne connaît personne au contre-espionnage, on ne sait pas du tout dans quelle rue précisément se trouve le Police Department du VIe district de Manhattan et on n'a pas eu le bonheur de faire la tournée de nuit avec les officiers Stanford & Bretson, qu'on ne remercie pas chaleureusement à la fin de notre livre pour leur disponibilité... En fait, on imagine des aventures, on raconte tout ce qu'on invente et on invente tout ce qu'on raconte.

Le polar est également perçu comme un exercice solitaire mettant en scène des personnages solitaires, pourquoi avez-vous décidé d'écrire à quatre mains ?
LB : Ce que je sais, c'est que, dans la vie, et pas seulement littéraire, c'est plus facile de s'amuser à deux que tout seul. C'est une première raison. Ensuite, lorsqu'on a un grand respect pour la littérature, comme c'est mon cas, ça évite de se prendre trop vite pour un écrivain, puisqu'on en est encore qu'un demi. Enfin, je ne crois pas qu'on ait réellement décidé d'écrire ensemble. C'est une histoire d'amitié, un jeu qui s'est inventé au fur et à mesure, tout ça parce qu'on s'emmerdait pendant les récréations...
DB : A quatre mains, on est obligé de travailler sur des problématiques plus vastes, moins psychologisantes. J'adore Le Samouraï de Melville, mais cela a été fait et très bien fait. Aujourd'hui, le vieux loup blessé et alcoolo qui ressasse son manuel défraîchi de guérilla urbaine ou le justicier solitaire, c'est un peu léger pour comprendre le terrorisme international et le complexe militaro-industriel et financier... Nos personnages incarnent des logiques de systèmes et s'y confrontent, ce sont des gens un peu plus informés que d'autres, placés au bon ou au mauvais endroit à un moment donné de l'époque, voilà tout. L'écriture à quatre mains, en fait, il faudrait dire 'l'écriture à deux têtes', permet cette distance critique.

Quels sont les auteurs qui vous ont influencés ?
DB : Hergé, beaucoup (pour les mécanismes de narration), Perrault et les frères Grimm, très tôt (parce que j'ai été nourri au biberon Barbe bleue), Stevenson, encore, Dumas, toujours. Mais j'apprécie surtout des auteurs qui sont souvent assez éloignés de ce que nous faisons : Selby, les frères Vaïner, Simenon, Salinger, McCullers, McCarthy...
LB : Si je vous dis que je n'en sais rien, j'aurai encore l'air de faire l'intéressant... Pourtant c'est vrai. En tant que lecteur, je me souviens de Sans-atout, le petit héros de Boileau et Narcejac, de Flaubert et de sa correspondance débridée, de Queneau et de cette fille merveilleusement sexy qui, à elle seule, venait à bout d'une bande de terroristes irlandais dans On est toujours trop bon avec les femmes, de la claque que fut Last Exit to Brooklyn, de Hubert Selby Jr et de l'amour irraisonné que j'ai longtemps prodigué à toute la littérature allemande, de Novalis à Klaus Mann.
Quel genre de public avez-vous ?
DB : Le genre pas assez nombreux mais curieux et sans oeillères. Nous avons affaire à une communauté de lecteurs qui ne se connaissent pas les uns les autres et aucun de ceux avec lesquels j'ai pu discuter ne ressemblait au précédent. Cela va du geek au prof de fac, de l'amateur de policier au fondu de série B, de ma mère à mon neveu... C'est plutôt rassurant.
LB : Je ne suis pas tout à fait d'accord avec cela, parce que les lectorats sont extrêmement segmentés et qu'on les connaît bien - pas nous, notre éditeur. Par exemple, les lecteurs de polar sont majoritairement des femmes, et les femmes ne sont pas majoritairement amatrices de fantastique... La mère de Bretin fait donc partie de la minorité.
Qu'est-ce que le fantastique apporte au polar selon vous ?
DB : Une forme d'irrésolution de l'enquête sans doute. Un constat des limites de la rationalité policière, cette idée d'un monde ou les tables tiennent sur leurs quatre pieds et un individu dans un casier judiciaire, se définissant par ses empreintes digitales ou son code génétique. Je sais bien ce que la résolution finale d'un crime ou d'une énigme a de rassurant pour le lecteur mais cela ne me semble pas être un reflet très juste de la réalité. Celle qui m'intéresse est plus trouble, plus indistincte, plus ouverte au doute.
LB : Pour moi, le fantastique est une sorte de dérapage qu'il faut absolument contrôler... Quelqu'un comme Hayao Miyazaki, dans ses dessins animés, fait cela à merveille et j'admire cette capacité - peut-être spécifiquement japonaise ? - à accepter la place de l'imaginaire dans le réel. J'aime le trouble du fantastique lorsqu'il s'inscrit sur les deux faces du monde telle que nous le percevons et je pense toujours à cette phrase, dans Mon voisin Totoro : " C'était un rêve. Non, ce n'était pas un rêve. C'était un rêve et ce n'était pas un rêve... " Ce " et " contient en quelque sorte tout mon émerveillement.
Pensez-vous que l'essor du polar fantastique doit quelque chose à la réhabilitation d'auteurs fantastiques comme Stephen King, longtemps raillé et aujourd'hui vénéré même hors des cercles de la littérature fantastique, ou encore de cinéastes comme Georges Romero ou Carpenter, considérés comme de " grands cinéastes " et plus seulement des auteurs de série B ?
DB : Même lorsque les films sont inaboutis, il y a toujours quelque chose d'intelligent à prendre. Un plan, une idée... Finalement, une promesse de bon cinéma qui échoue me comble souvent plus qu'un film réussi ou plus rien ne bouge. Concernant la " réhabilitation " des Carpenter, Argento et autres Mario Bava, j'ai envie de dire que ce n'est pas le problème de ceux qui savent depuis longtemps que des choses essentielles de l'époque se jouent dans ces marges. Par contre, il est grand temps d'avoir une littérature - au sens d'une écriture - qui soit au niveau des bonnes productions cinématographiques. Le Shining de Kubrick n'existerait pas sans le texte de King, mais imaginez ce que serait le style de King s'il avait le talent d'écriture de Kubrick...
LB : Franchement, mes références ne sont pas là et j'ose dire que je n'ai jamais lu une ligne de Stephen King - je n'ai rien contre et je le ferai bientôt, c'est promis... Quant au polar fantastique, je ne suis pas du tout sûr qu'il soit en plein essor, sauf dans le secteur de la jeunesse... Le polar tel qu'il marche, sur le plan éditorial, n'a rien de fantastique et il me semble que nous sommes clairement face à des lectorats divergents. Pour ce qui est de la série B ou Z, et quel que soit son intérêt, qui est parfois réel, il y a une mode du " décalé " qui sévit un peu partout, et beaucoup dans le cinéma. C'est en effet assez cool de regarder les pires nanards, entre mecs, de chercher les références à d'autres nanards et de mépriser les films où on ne désosse pas une méduse géante à la bombe paratomique... Et puis, quand même, entre Carpenter et Kubrick...
L'engouement pour les séries télévisées policières et le succès des adaptations au ciné de certains auteurs comme Grangé, Vargas ou Coben, sont-ils à même d'influencer l'évolution du genre ?
DB : Malheureusement, oui. Parce que trop d'auteurs sont à la recherche d'un succès rapide et enfourchent par opportunisme ou manque de personnalité les chevaux à la mode et vont dans le sens de ce que le " public " est censé " attendre ". Je préférerais que le genre soit influencé par des cinéastes comme Aoyama, Kubrick, Laughton, Melville... Enfin, du cinéma d'auteur, pas des commandes formatées qui collent à des succès de librairie.
LB : Malheureusement, oui. Parce que trop d'auteurs sont à la recherche d'un succès rapide et enfourchent par opportunisme ou manque de personnalité les chevaux à la mode et vont dans le sens de ce que le " public " est censé " attendre ". Jusque-là je suis d'accord avec mon co-auteur. C'est l'essentiel.
Le polar au sens classique du terme, est-il encore une contre-culture, ou cette contre-culture ne subsiste-t-elle que dans les marges du genre, là où il s'allie à d'autres genres et bouscule les codes plutôt que de les perpétuer...
DB : Pertinente question qui porte sa pertinente réponse. Il me semble qu'il n'y a rien de bon à attendre du contre-quelque chose. Il faut ouvrir des voies, créer de l'inattendu... Inventer de nouveaux modèles plutôt que de contester les anciens. Cela passe souvent par des opérations de détournement. Je préfère la ruse du cheval de Troie au travail de sape des murailles. C'est une ruse ancienne mais qui retrouve aujourd'hui toute son actualité.
LB : Je ne crois pas que le polar ait jamais été une contre-culture à lui tout seul. Rappelons tout de même qu'il a démarré avec Poe, Stevenson, Leblanc, Christie, Simenon... Pas tout à fait le genre " contre-culture " tel qu'on l'imagine... Mais quoi qu'il en soit, aujourd'hui, le phénomène commercial que constitue le polar, et son poids dans l'économie du livre, l'éloigne à jamais de cette idée-là. Comme dirait l'autre, l'infrastructure est une fois encore déterminante... Et ce n'est pas mauvais, de temps à autre, de regarder les choses bien en face. Sur le plan littéraire, il y a d'excellents livres qui respectent les codes d'un genre et de très mauvais, qui les transgressent. Encore une fois, une affaire de style...
Bretin et Bonzon - Sentinelle (Editions du Masque)

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