La révolution faite par Bocuse pour ne pas perdre d'étoile

Le guide Michelin a choisi de rétrograder L'Auberge du Pont-de-Collonges de Paul Bocuse. Trois étoiles depuis 1965, l'établissement n'en aura plus que deux. Pourtant, en 2019, cette grande maison de Lyon avait fait sa révolution.


Sur l’échelle de Carême*, la secousse gastronomique a été ressentie de la côte ouest des États-Unis au Japon en passant par la Norvège et la Suède (pourvoyeurs de nombreux Bocuse d’Or), l’Espagne et l’Italie (dix trois-étoiles Michelin chacune). L’épicentre se situe à Collonges-au-Mont-d’Or, dans la banlieue bourgeoise lyonnaise. Le plus ancien restaurant triple étoilé du monde a revu ses recettes mythiques, ses plats de mémoire, comme on rectifie l’assaisonnement d’un mets après l’avoir goûté, en lui ajoutant ce qui est susceptible de l’améliorer. Lyon Capitale a eu l’occasion de goûter : renversant.

“La tradition en mouvement”, le sujet pourrait être proposé au bac. Un clin d’œil qui ferait probablement sourire Paul Bocuse, qui répétait à l’envi avoir ses deux bacs en poche, “le bac d’eau froide et le bac d’eau chaude”. Christophe Muller, Gilles Reinhardt et Olivier Couvin, les trois chefs mousquetaires au service du Pape de la gastronomie depuis près de vingt ans, ont planché des semaines durant sur ce qui allait devenir le nouveau chapitre de la table de Collonges-au-Mont-d’Or. “On porte l’ADN du boss mais on apporte désormais un angle un peu plus contemporain”, explique Gilles Reinhardt. Pour autant, “pas de révolution mais des évolutions”, poursuit Christophe Muller, le chef exécutif du groupe, à propos duquel Jérôme Bocuse disait qu’il était “les mains de (son) père”. “On reste ici dans le fief de la grande cuisine française”. Il y a quelques années, un chancelier allemand avait été si désorienté par la notoriété de la table qu’il s’était mélangé les pinceaux : “Ah oui, Bocuse, la ville à côté de Lyon !”

Cette résonance mondiale (45 000 couverts par an) fait que la maison – au même titre que les 126 autres trois-étoiles de la planète – est scrutée, sondée et inspectée de près. Peut-être plus encore que les autres. “Nous évoluons dans un restaurant trois étoiles différent des autres”, estime Olivier Couvin. Tout sur place est à l’effigie de Paul Bocuse : une sorte de mini-musée à la gloire du patronyme culinaire le plus connu au monde. Cette pinacothèque a récemment été modernisée à grands frais : plus claire, plus actuelle, sans que la nouvelle déco ait dénaturé les lieux. Le changement sans rien changer.

Tout sauf la cuisine Grévin

Depuis le départ de Paul Bocuse, le 20 janvier 2018, la maison du Pont-de-Collonges est plus observée que jamais. “On ne passe pas sous les radars quand on s’appelle Bocuse, d’autant plus quand on est mort”, résume justement un chef lyonnais. De Paris, le nouveau et jeune patron du guide Michelin, Gwendal Poullennec, a semble-t-il envoyé quelques semonces à Collonges. “Je vous disais, en janvier dernier, à l’occasion du Bocuse d’Or, que le guide Michelin devait s’accorder avec son époque, explique Jérôme Bocuse. Mon propos s’illustre aujourd’hui à travers le partenariat que le guide vient de signer avec TripAdvisor : le Michelin ne reste pas figé, il évolue avec son temps. La tradition en mouvement que nous avons voulue pour Collonges, c’est justement de vivre avec notre temps.” “On a dû faire le deuil de Monsieur Paul, il y a eu une petite période de flottement, reconnaît Gilles Reinhardt, mais on travaille vraiment dur depuis deux ans, on n’a pas sorti la tête de l’eau depuis.” Il y a effectivement du nouveau dans l’assiette. Certains plats n’ont pas changé, comme le rouget en écailles de pommes de terre, la poularde en vessie, la soupe aux truffes VGE ou le loup en croûte sauce Choron, qu’on retrouve, la larme à l’œil. Sur certains plats, c’est un visuel, un dressage plus dans l’air du temps.

Et puis, il y a les nouveautés : toutes les sauces, proustiennes, désormais servies à l’assiette, les amuse-bouche (poire roquefort, saumon fumé riz soufflé) – pour lesquels un poste à part entière a été créé, avec trois personnes dédiées –, le homard entier Bellevue en trois façons (queue de homard posée sur une macédoine, pince brute cuite et cannelloni au consommé de homard avec une purée de céleri au gingembre qui apporte une belle fraîcheur), la déclinaison de foie gras d’oie et de canard du Périgord (nature, poché et fumé, avec une gelée aux morilles) – unique –, les quenelles de sandre et de homard sauce au champagne – bouleversantes –, le filet de sole “Fernand Point” qui n’a jamais été aussi primesautier, ou les coquilles Saint-Jacques poêlées, beurre blanc aux noix de Grenoble et caviar, merveilles de suavité. “On les a retravaillés comme des plats de concours”, raconte Christophe Muller. Façon Meilleurs Ouvriers de France, les trois chefs pilotes étant, comme feu leur patron, MOF (l’École polytechnique de la haute cuisine). “Si tu n’es pas MOF, comme le souhaitait Paul Bocuse, tu ne peux pas garder la maison”, confie Olivier Couvin. Une maison qui a su se renouveler sans toucher à son héritage, son ADN. Chez Bocuse, on va à la chasse au miracle. Et l’émotion ne vous quitte pas, du début jusqu’à la fin. Inoubliable.

* Antonin Carême (1784-1833), fondateur de la grande cuisine française, surnommé “le roi des chefs et le chef des rois”.

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Entretien avec le directeur général de l’Auberge du Pont de Collonges, qui veut “rendre immortel un esprit, un univers, une signature” en faisant évoluer les assiettes “par petites touches”.

Lyon Capitale : Qu’est-ce que la “tradition en mouvement”, cette trajectoire que le restaurant Bocuse est en train de suivre ?

Vincent Le Roux : La tradition en mouvement symbolise cette envie que nous avons tous de préserver l’héritage culturel dont nous sommes les heureux garants, mais aussi de le rendre éternel. Créer, bousculer, époustoufler, surprendre sont autant de valeurs qui font partie de cet héritage. L’homme n’est plus, mais son esprit demeure, c’est en ce sens que nous souhaitons plus que tout continuer à créer. Nous avons la chance d’être accompagnés par un équipage hors norme, dont cinq Meilleurs Ouvriers de France et un champion du monde des desserts, mais, lorsqu’on les interroge, tout laisse à croire qu’ils sont messagers autant qu’ouvriers. Pour ceux qui ont hérité de l’esprit du “cuisinier du siècle”, se contenter de reproduire à la perfection les recettes emblématiques de Monsieur Paul n’est pas à la hauteur de leurs ambitions. La maison Bocuse est tout sauf un musée. Pour résumer, je vous dirais que Bocuse, c’est un temple, un lieu de pèlerinage, mais pas que.

Comment se concrétise, se matérialise, cette évolution ?

Depuis le départ en 2017 de Paul Bocuse, le restaurant a été entièrement revisité, la cuisine a fait peau neuve, tout en gardant son ADN, l’âme de la maison. Les consignes données aux décorateurs – le couple Alain et Dominique Vavro, des fidèles de Paul Bocuse – étaient claires : changer sans rien changer. Ils ont réussi à insuffler un vent de modernité sans en dénaturer l’esprit. Leur mission ? Conserver l’esprit baroque du restaurant Bocuse en l’ancrant dans le mouvement, notamment à travers un éclairage peaufiné et un allégement des tonalités. Une deuxième phase de travaux sera lancée du 2 au 23 janvier. Ce sera la dernière ligne droite de ce chantier d’envergure pour moderniser le restaurant. Au total, les investissements se monteront à trois millions d’euros.

La cuisine de Bocuse ne doit pas devenir muséale, dites-vous. Comment va-t-elle évoluer ?

Nous avons à cœur de rendre immortel un esprit, un univers, une signature. Être garants de l’héritage culinaire de celui qu’on surnomme le Pape de la gastronomie est une chance inestimable et nous prenons autant de plaisir à reproduire des plats emblématiques attendus par une clientèle internationale qu’à créer de nouvelles recettes, nous émanciper et savoir surprendre avec une infinie justesse. Les assiettes ont évolué par petites touches, non pas modernes, mais nouvelles ; c’est ce qui faisait la singularité de la cuisine de Monsieur Paul. La tradition en mouvement, c’est repartir à l’origine de Paul Bocuse, cet homme libre, disruptif, audacieux, qui a révolutionné la cuisine française et surtout l’a fait avancer. Être le restaurant Paul Bocuse, c’est incarner cet esprit, c’est bousculer les codes et c’est se mettre en mouvement, par exemple en revisitant la quenelle de sandre au homard, les coquilles Saint-Jacques poêlées ou les filets de sole “Fernand Point”, avec toujours cette idée en tête : qu’est-ce que Paul Bocuse aurait pensé ? Et je peux vous dire qu’avec ce que les trois chefs Meilleurs Ouvriers de France de la maison – Christophe Muller, Gilles Reinhardt et Olivier Couvin – et leur équipe ont produit, ces plats auraient plu à Monsieur Paul !

Depuis 1965 et l’obtention de la troisième étoile Michelin, les recettes qui ont fait la réputation de la maison sont restées quasiment figées. Ne craignez-vous pas les critiques ?

Nous y avons pensé, bien sûr. Certains de nos fidèles clients, de parfois plusieurs générations, nous ont exhortés de ne rien changer, sous peine de trahir l’esprit insufflé par Paul Bocuse. Au final, tous ont jugé les évolutions exceptionnelles, dans le respect de l’héritage que Monsieur Paul nous a légué. Le restaurant ne s’est jamais aussi bien porté, avec 45 000 couverts à l’année.

Ne risquez-vous pas, à terme, de vous écarter des recettes originales de Paul Bocuse ?

Sur les plats emblématiques de la maison, nous pouvons compter sur nos gardiens du temple, le trio de Meilleurs Ouvriers de France. Ils forment la relève, avec Maxime Delangle et Francesco Santin (qui tenteront le concours de MOF en 2021). Dans vingt ans, nous retrouverons la soupe aux truffes VGE car, comme beaucoup d’autres recettes de Collonges, ce sont des plats de mémoire. Mais il n’y a pas que nos plats de mémoire, il y a aussi les nouvelles créations ; à travers elles, c’est l’esprit de Paul Bocuse et non ses recettes qui nous guide. Oser, sublimer, partager, créer des plats uniques qui ont une vraie identité, c’est ce qui nous anime et ce pour l’éternité.


[Entretien extrait du cahier Gastronomie du mensuel Lyon Capitale n° 795 – Janvier 2020]

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