L'imposture Ehrmann

Sauf si Thierry Ehrmann décide de payer les quelques dizaines de milliers d'euros qu'il doit à un ancien salarié. Après l'arrêt de la Cour d'Appel de Grenoble ordonnant la remise en état de la Demeure, il s'agit là d'une nouvelle difficulté pour Thierry Ehrmann. Depuis quelques années, il les cumule. Conflits juridiques tous azimuts, garde-à-vue de trente heures en juin 2008 suite à une accusation d'abus de bien social. Enquête dans le système du plus atypique des patrons lyonnais.

A lui seul, le cas Thierry Ehrmann est une leçon infligée aux mœurs parfois trop peu vigilantes des journalistes. Sympathique, bonhomme et familier même, les rapports entre Ehrmann et la presse se jouent sur l'air du ni vu, ni connu j't'embrouille. En affaire avec Thierry Ehrmann il y a quelques années, un dirigeant d'une grande entreprise lyonnaise nous indiquera cependant "qu'il y a toujours une part de vrai dans ce qu'il dit". L'appréciation est assez juste. Car Ehrmann n'est pas beau parleur, franc menteur. Il ne cherche pas à séduire son interlocuteur. Au contraire, il veut le convaincre. Intelligent et cultivé, Ehrmann fait toujours référence au droit, à la théologie, la philosophie, l'alchimie et même l'ésotérisme. Vous en ressortez désespérément noyé par un flot de paroles abstraites d'autant que l'homme s'exprime avec une rhétorique digne du code de procédure pénale.

En 1997, Thierry Ehrmann rachète l'ADEC, sorte d'énorme annuaire recensant le résultat des ventes de plusieurs milliers d'artistes dans le monde à partir des catalogues des maisons de ventes aux enchères. L'objet a vite fait de vous encombrer une bibliothèque. Le génie de Thierry Ehrmann sera de numériser les épais volumes encyclopédiques de l'ADEC pour en faire une immense banque de données disponibles sur Internet. L'ADEC devient alors Artprice.

En janvier 2000, en pleine bulle Internet et en pleine illusion spéculative, Thierry Ehrmann propulse Artprice en bourse qui lève 19 millions d'euros. Dès les premiers jours de cotation, l'action passe de 19 euros à plus de 50 euros. Les investisseurs se ruent sur une nouvelle pépite de l'Internet, excités par la présence dans le capital d'Artprice de Bernard Arnault et de LVMH à travers une filiale, Europaweb. Un acteur lyonnais du milieu des affaires dira que "la présence de Bernard Arnault a crédibilisé l'affaire. Et il a apporté l'argent" : 50 millions de francs à l'époque selon les dires de certains analystes, près de 8 millions d'euros. Etrangement, Thierry Ehrmann continue de faire croire aux non-initiés qu'Arnault participe toujours à l'aventure Artprice. Sur le site du Groupe Serveur, holding de tête d'Artprice, on peut toujours lire que le Groupe Arnault "détient une participation significative et stratégique dans Artprice.com (17 %), avec laquelle il développe des synergies industrielles". Or, Bernard Arnault a quitté le conseil d'administration d'Artprice dès 2000 et s'est délesté de toutes ses actions entre 2002 et 2005. Comme beaucoup d'actionnaires, Arnault a peut-être déchanté quand il s'est aperçu que la réalité n'était pas à la hauteur des espérances et des chiffres prévisionnels.

Des promesses
Avant d'être cotée en bourse, Artprice n'est qu'une petite société qui réalise un chiffre d'affaires d'à peine 800 000 euros. Les commissaires aux comptes donnent leur avis sur l'entrée en bourse à partir de comptes prévisionnels qui s'avèreront fantaisistes. Ils feront d'ailleurs connaître leur position dans le prospectus préliminaire, document qui précède une introduction : "nous ne sommes pas en mesure de nous prononcer sur les hypothèses retenues pour l'établissement de ces comptes prévisionnels" écrivent-ils. La Commission des Affaires de Bourse (COB) attirera également l'attention sur le caractère prévisionnel et hypothétique du développement de l'entreprise. Artprice promettait une évolution impressionnante de son chiffre d'affaires.
Pour 2004, l'intention était de réaliser plus de 30 millions d'euros. Au final, le chiffre d'affaires n'atteindra en vérité que 2,365 millions d'euros. En 2007, il sera de 5,262 millions d'euros. Et encore, il y a 1,013 million d'euros réalisés à partir de facturations avec le Groupe Serveur.
Ce qui n'empêche pas Thierry Ehrmann d'annoncer qu'Artprice détient 1,3 million de clients répartis dans 129 pays à travers le monde avec un abonnement moyen à 49 euros. Avec environ 5 millions d'euros de chiffres d'affaires en 2007, le compte n'y est pas. Mais Artprice est un leader mondial et Thierry Ehrmann n'hésite pas à faire savoir qu'il joue dans la cour des grands.

En 2006 par exemple, Ehrmann annonce qu'un partenariat a été conclu entre Google et Artprice. Nous avons contacté Google qui a commencé par démentir fermement l'information. Pour finalement nous indiquer, après recherche, qu'il s'agissait simplement d'indexer les archives. Rien que du très banal. Après cette annonce, le cours de bourse d'Artprice bondira pourtant de plus de 8%. Ehrmann maîtrise la communication et en connaît les effets.

Du verrouillage ehrmannien
Autre exemple, dans un document du 29 octobre 2008, Thierry Ehrmann s'inquiète de la possibilité d'une OPA sur Artprice, suggérant ainsi que la société est tout à la fois désirée et désirable. En vérité, la holding familiale de Thierry Ehrmann détient encore 33,22% du capital et une minorité de blocage avec 49,49% des droits de vote. Sachant que quelques proches collaborateurs détiennent aussi des actions, la société est à l'abri d'une OPA. Et même si ce n'était pas le cas, Ehrmann a rendu la prise de possession d'Artprice impossible. Pour le dire de façon quelque peu ironique, Thierry Ehrmann est Artprice et réciproquement.

Dans les documents de référence de la société, il y a un paragraphe très étonnant : au titre du code de la propriété intellectuelle, "la société Artprice reconnaît à l'auteur Thierry Ehrmann la jouissance du droit au respect de ses œuvres. Ce droit est attaché à sa personne, il est perpétuel, inaliénable et imprescriptible. Il est transmissible" aux héritiers de l'auteur. Lorsqu'on se penche sur les "œuvres" de Thierry Ehrmann, il y a de quoi prendre le vertige. Il est le principal "créateur et auteur des nouveaux indices Artprice, de la place de marché normalisée, d'Artprice Images et d'Artprice Catalogs Library. Il définit personnellement l'organisation contextuelle de l'ensemble des banques de données du Groupe Artprice. Il est le créateur des visuels, logos et baseline".

Même les logiciels du groupe Artprice sont produits "en collaboration" avec Thierry Ehrmann. Tout à la fois graphiste, informaticien, ingénieur et économètre, il se fait même historien d'art et artiste puisque les commentaires sur les œuvres d'art et les 3000 œuvres qui composent la Demeure du Chaos lui reviennent également au titre de la propriété intellectuelle. Une société qui lancerait une OPA sur Artprice se rendrait alors propriétaire d'un grand vide. L'habileté virtuose de cet échafaudage cache cependant une faiblesse : l'homme-orchestre lui-même.

De la mise sous tutelle
Tout Lyon savait que le patron du Groupe Serveur avait été placé sous tutelle mais pensait qu'il en était sorti en 1999, juste avant l'introduction en bourse d'Artprice. Une mention dans un arrêt de la cour de cassation du 21 novembre 2000 vient démontrer qu'Ehrmann n'est pas sorti de la tutelle avant l'introduction en bourse, celle-ci ayant été réalisée en janvier 2000.
L'intéressé d'ailleurs ne dément pas et précise à Lyon Capitale qu'il est aujourd'hui "sous curatelle en raison d'une maladie psychiatrique contractée très jeune". Le PDG d'une entreprise cotée en bourse sous tutelle ou sous curatelle, c'est sans doute inédit (voir encadré). L'Autorité des Marchés Financiers (AMF), interrogée sur le sujet, n'imaginait même pas que cela fût possible.

De la Demeure du Chaos
Mais plus qu'Artprice ou le Groupe Serveur, c'est la Demeure du Chaos qui risque de faire vaciller Ehrmann. Le milieu des affaires de la région s'est d'ailleurs détourné de celui qui était considéré comme le plus génial des patrons lyonnais au moment où il se lançait dans la déconstruction angoissante d'un ancien relais de poste à Saint-Romain-au-Mont-d'Or. Le siège social d'Artprice et de Groupe Serveur a lentement muté sous l'accumulation inquiétante des signes et des avatars terrifiants d'une époque placée sous la menace permanente de la catastrophe.

Le tribunal de commerce de Lyon pourrait être amené à se prononcer sur la liquidation judiciaire de la SARL L'Organe qui gère la Demeure du Chaos. Suite à un jugement des Prud'hommes, Ehrmann est dans l'obligation de payer quelques dizaines de milliers d'euros à Marc Tallec, un ancien photographe de la Demeure licencié pour faute lourde. Il s'y refuse car il a engagé une procédure au pénal contre cet ancien collaborateur pour "accès frauduleux dans un système de traitement de données". En réalité, Marc Tallec assure qu'il n'a fait que poster sur Dailymotion une vidéo - d'ailleurs assez drôle (voir la vidéo ci-dessous) - où il démontre comment en quelques clics n'importe quel internaute peut faire varier le cours de l'indice AMCI* (Art Market Confidence Index) d'Artprice. "C'est censé représenter l'indice du marché de l'art et n'importe qui peut le faire varier en répondant à un QCM à la con. Y a pas d'algorithme, y a rien, c'est du grand n'importe quoi !". Thierry Ehrmann nous assure que la plainte pour accès frauduleux n'est pas liée à cette vidéo. Marc Tallec proteste et dit qu'il s'agit bien de cette page web qui est toujours en libre accès sur le net. Quoi qu'il en soit, le patron d'Artprice a bien été condamné par les Prud'hommes et n'a toujours pas payé Marc Tallec. Parce que ses caisses sont vides ? Pas du tout, jure-t-il. Il avance, cette fois encore, un argument dont il a le secret en ressortant un vieil adage du droit : "Le pénal tient le civil en l'état". Autrement dit, il n'aurait rien à payer tant que sa plainte au pénal n'est pas jugé. Sauf qu'en tant que bon connaisseur du droit, Thierry Ehrmann devrait savoir que ce principe n'existe plus depuis la modification du code de procédure pénale opérée par la loi du 5 mars 2007. Son argument ne tenant pas, Thierry Ehrmann n'a pas le choix : soit il paye rapidement Marc Tallec. Soit il prend le risque de voir la demande de liquidation faite par ce dernier être portée devant le tribunal de commerce. Et les 3000 oeuvres de la Demeure du Chaos pourraient tout aussi bien être vendues aux enchères. Une fin qui ne manquerait pas d'ironie pour celui qui a fait d'Artprice le leader mondial de la cotation des oeuvres d'arts.

Un dirigeant sous curatelle ?

En étant sous curatelle, Thierry Ehrmann a-t-il le droit d'exercer ses fonctions de dirigeants d'entreprise? Formellement et du point de vue du droit, rien ne lui interdit. Mais selon le Mémento pratique de Francis Lefebvre, véritable bible des dirigeants de sociétés commerciales, "un majeur sous tutelle ou sous curatelle, ne doit pas, à notre avis, être nommé gérant, administrateur, directeur général ou membre du directoire d'une société car il ne jouit pas de la pleine capacité juridique. Il a été jugé que le régime de la curatelle n'empêche pas l'exercice des fonctions de gérant mais que l'inaptitude intellectuelle qui a motivé la mise sous curatelle est une cause légitime de révocation."

Lire aussi :

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Des manipulations financières et boursières

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Thierry Ehrmann : les dessous d'une garde à vue

Ehrmann : du tribunal comme business-model ?

Thierry Ehrmann écrit à Lyon Capitale

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