Une fumée épaisse s’échappe d’un appartement, samedi 8 janvier vers 15h30, alors qu’une grenade lacrymogène a fini sa course à l’intérieur. Capture d’écran Twitter @Adrien_arbl

Enquête : comment une grenade lacrymogène est-elle arrivée dans une chambre d'enfant à Lyon ?

Samedi 8 janvier après-midi à Lyon, une grenade lacrymogène lancée par la police arrive dans un appartement où habite une mère et ses quatre enfants, dans le 1er arrondissement. Lyon Capitale vous retrace, minute par minute, les circonstances qui ont conduit à cet incident.

Plaquée avec de gros bouts de scotch marron, une mince feuille de papier comble le trou laissé dans la fenêtre de Kady Matondo. Samedi 8 janvier, une grenade lacrymogène a brisé la vitre de la chambre de ses trois filles, et a enfumé l'appartement de gaz irritant pour les yeux, le nez et la gorge.

La famille habite au troisième étage d'un immeuble au 16 rue Romarin. Ce samedi-là, alors qu'une manifestation est organisée dans le quartier du 1er arrondissement, des CRS font usage de gaz lacrymogènes contre les manifestants. Une de ces grenades, envoyée par ces policiers au moyen d'un lanceur, termine sa course dans l'appartement.

L'évènement a choqué les passants, les voisins et sur les réseaux sociaux. Car malgré l'intervention de la police dans les minutes qui ont suivi l'incident, puis des pompiers, un impressionnant nuage de fumée s'est échappé à l'intérieur et en dehors de l'appartement. Lyon Capitale vous retrace, avec vidéos, captures et témoignages à l'appui, comment cette grenade a pu se retrouver dans une chambre.

Déambulation et lacrymo

Pour comprendre le contexte de ce tir de grenade, il faut remonter au début d'après-midi. Vers 14 heures, des manifestants se rejoignent place Sathonay (1er), pour protester contre la politique d'Emmanuel Macron et le pass vaccinal. Une manifestation est appelée par plusieurs groupes libertaires et l'assemblée des Gilets jaunes de Lyon. "En arrivant, j'ai demandé si un parcours était prévu et personne n'a pu me répondre", témoigne M., un manifestant présent régulièrement aux mobilisations. Aucun parcours de prévu, car la manifestation, sans véritables organisateurs, est plutôt un rassemblement informel non déclaré en préfecture. 

Le petit groupe — de 50 selon la préfecture, 200 selon les manifestants — commence à déambuler dans les rues alentour, sans destination définie, mais avec l'idée plus ou moins tacite d'aller se regrouper sur la place des Terreaux.  Un groupe de manifestants fini par descendre la rue Romarin, en direction des Terreaux, comme le montre une vidéo que Lyon Capitale a pu récupérer auprès de Adrien Arbl, vidéaste et reporter lors de manifestations.

Arrivés au bas de la rue Romarin, les manifestants font face à des CRS, positionnés de l'autre côté de la place, au croisement de la rue Jospeh Serlin, de la rue du président-Edouard-Herriot et la place des Terreaux. C'est à ce moment-là que sont envoyées les premières salves de grenades lacrymogènes en direction de la rue Romarin. 

Des CRS font face aux manifestants sur la place des Terreaux, lors d'une manifestation le 8 janvier 2022. Capture d'écran d'une vidéo de Adrien Arbl, annotée par Lyon Capitale.

Sept tirs de grenades

En moins de deux minutes trente après l'arrivée des manifestants sur la place, les CRS tirent une salve de cinq grenades dans leur direction, vers la rue Romarin. On peut constater l'explosion de chaque grenade dans la vidéo, et la chute des palets au sol. M. décrit la situation à ce moment-là : "Les gens étaient énervés parce qu'on ne pouvait pas se déplacer, on se faisait gazer. La tension est montée. Des gens ont pris des poubelles pour descendre la rue Romarin et les balancer sur la place des Terreaux. Arrivés en bas de la rue Romarin, de nouveau une salve de lacrymogènes. J’ai pris la rue Sainte-Catherine pour échapper au gaz", explique-t-il. On observe en effet deux poubelles renversées — qui finiront par être incendiées — en bas de la rue Romarin.  


"Il y avait des jets de projectiles. Peut-être pas à ce moment-là, mais s’il y a eu instruction du chef du dispositif de maintien de l'ordre c’est que ça durait depuis un petit moment", Direction départementale de la sécurité publique (DDSP) du Rhône


Hormis ces deux poubelles, la situation semble plutôt calme du côté des manifestants, qui renvoient les palets avec les pieds, et ce durant toute la séquence jusqu'à la découverte de la grenade lacrymogène dans l'appartement. "Il y avait des jets de projectiles. Peut-être pas à ce moment-là, mais s’il y a eu instruction du chef du dispositif de maintien de l'ordre c’est que ça durait depuis un petit moment. C'est ce qui est indiqué sur le compte rendu : des poubelles brûlées, des jets de projectiles", nous fait savoir la Direction départementale de la sécurité publique (DDSP) du Rhône, interrogée sur la raison des tirs de grenades lacrymogènes. Suite à la première salve, une grande majorité des manifestants a fui dans les rues adjacentes. On observe un groupe d'une quinzaine ou une vingtaine de personnes restées entre l'entrée de la rue Romarin et le croisement avec la rue Sainte-Catherine.

Une poignée de manifestants restés dans la rue Romarin, avant les deux derniers tirs de grenades lacrymogènes, dont l'un est entré dans un appartement. Capture d'écran d'une vidéo de Adrien Arbl

Quelques minutes plus tard, les CRS se mettent à avancer sur la place. Une grenade est lancée alors que les policiers sont à mi-chemin, devant l'Hôtel de Ville. On ne la voit pas exploser sur la vidéo, mais on entend l'explosion et un palet passe entre les jambes d'Adrien Arbl.

"La police nous a chargé (...) et c'est là que le policier a tiré avec son cougar [un lanceur qui permet d'envoyer la grenade de 50 à 200 mètres, NDLR]", explique le vidéaste. Arrivées à l'entrée de la rue Romarin, les forces de l'ordre effectuent un dernier tir en direction du fond de l'allée. Ils sont, à ce moment-là, à une cinquantaine de mètres du 16 rue Romarin. Le tir est fait "en cloche", conformément à la réglementation, c'est-à-dire que la grenade est tirée vers le haut et prend de la hauteur. Si l'on ne la voit pas exploser en vidéo, on l'entend. Il pourrait s'agir de celle ayant pénétré dans l'appartement.

Dans la vidéo consultée par Lyon Capitale, environ 30 secondes après ce dernier tir, un policier crie, "montez à l'étage, montez à l'étage, montez à l'étage dans l'appartement", puis "faut monter dans l'appart. Oh!" (et non "j'ai tiré dans l'appart" comme les sous-titres de la vidéo ci-dessous, tronquée du début, le laissent penser). Le groupe de CRS commence à courir à petites foulées vers le 16 rue Romarin. "Sur le coup j'ai pas compris de quoi ils parlaient et c'est après que j'ai vu le trou dans la fenêtre", explique Adrien, qui s'est avancé dans la rue peu avant les policiers. "Une grenade lacrymogène a ricoché et est arrivée par accident dans l'appartement en brisant la vitre", explique la DDSP. 

"Maman, il y a de la fumée dans la chambre"

Au même moment, peu avant 15h30, Kady prépare ses enfants à descendre manger à l'extérieur. Ses deux plus petites filles, de 5 et 6 ans, ne jouent pas dans leur chambre comme à leur habitude. Elles attendent leur mère dans le salon. "J’ai dit à ma grande de 11 ans d’aller dans la chambre s’habiller pour sortir. Au moment où elle était dans la chambre, ma fille a vu qu’en bas, un policier lançait une grenade. Elle a fui, elle est venue vers moi pour me dire “Maman, il y a de la fumée dans la chambre"", explique Kady. Dans un premier temps, elle ne veut pas y croire, puis jette un oeil dans la pièce. La vitre est brisée et la pièce complètement enfumée. 


"Je trouve que c’est inadmissible que les policiers fassent des choses pareilles. Même s’il y a des manifestations, c’est très dangereux. On a des enfants, on a des familles", Kady Matondo, habitant de l'appartement où s'est retrouvée la grenade lacrymogène


"Ma première réaction c’est que j’ai pris ma fille et les deux autres, je les ai mises dehors et j’ai appelé mon fils de 16 ans", poursuit Kady, qui ouvre la fenêtre pour laisser échapper la fumée. Très rapidement, les policiers arrivent en bas de l'immeuble et interviennent dans l'appartement. Les pompiers arrivent également. Ces derniers ont confirmé être intervenus dans cet appartement peu après 15h30, au sujet d'un palet de gaz lacrymogène. "Nous n'avons transporté personne, il n'y avait pas de blessés", affirme le SDMIS.

Une fois monté, un policier évacue la grenade par la fenêtre. "Les policiers sont intervenus immédiatement en sécurisation. Quand ils montent dans l'appartement, c’est pour jeter par la fenêtre les cartouches parce qu’elles continuent à disperser des lacrymos", explique la préfecture du Rhône. La grenade lancée est une grenade de type MP7. Elle peut être lancée à la main, ou via un lanceur couramment appelé "cougar". Elle explose en vol, et contient 7 palets qui diffusent des gaz lacrymogènes. Les 7 palets et l'enveloppe plastique de la grenade ont tous été jetés depuis la fenêtre par le policier, comme on le voit dans cette vidéo

Les sept palets de la grenade lacrymogène qui envoyé dans une chambre d'enfant, 16 rue Romarin à Lyon. Capture d'écran d'une vidéo de Adrien Arbl.

Choquée, Kady est aussi très remontée. "Je suis traumatisée. (...) Je trouve que c’est inadmissible que les policiers fassent des choses pareilles. Même s’il y a des manifestations, c’est très dangereux. On a des enfants, on a des familles", soutient-elle. La mère de famille a porté plainte et est allée aux urgences, car elle ressentait une gêne dans ses voies respiratoires. Malika Haddad-Grosjean, sa voisine, qui est aussi adjointe (Lyon en commun) à la mairie du premier arrondissement, l'accompagne dans ses démarches. "Je suis interpellée par l'usage de lacrymogènes dans une rue étroite et très fréquentée, qui plus est un samedi", se questionne-t-elle.

La DDSP a confirmé que la plainte de Kady Matondo a bien été prise dans le commissariat du 1er arrondissement. Une enquête interne a également été ouverte, qui pourrait éclairer plus précisément sur les circonstances de l'accident. 

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