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Ennahda : "un adversaire politique"

INTERVIEW – Karima Souid, députée tunisienne, élue dans la circonscription France-sud le 22 octobre dernier, appartient au parti social démocrate de gauche tunisien, Ettakatol, troisième force politique du pays. "Enfant des Minguettes", elle s'envolera pour la première fois après les élections vers la Tunisie cette fin de semaine, où elle entend bien combattre les islamistes sur le terrain des idées.

Lyon Capitale : On a beaucoup commenté la victoire d'Ennahda, le parti islamiste, arrivé en tête des élections tunisiennes le 23 octobre. En France, certains disent qu'il faut en avoir peur, est-ce votre cas ?

Karima Souid : Non, absolument pas. Certes Ettakatol a fait un score en dessous de ses attentes, mais nous considérons Ennahda comme un adversaire politique. Ennahda n'a emporté que 90 sièges sur 217 à l'Assemblée constituante, ils ne sont donc pas majoritaires. Ils se présentent aujourd’hui comme des conservateurs à forte inspiration religieuse, adhérant aux valeurs démocratiques et présentant une économie libérale .Ils n’ont jamais été à l’épreuve du pouvoir, nous attendons donc de les voir à l'œuvre et de prouver qu’ils sont de vrais démocrates comme ils l’affirment. Il faut respecter le choix des Tunisiens qui ont voté pour eux et les combattre sur le plan politique, démocratiquement.

Le Congrès pour la République (CPR) de Moncef Marzouki, deuxième derrière Ennahda aux élections, a dit qu'il acceptait de faire alliance avec les islamistes au sein du gouvernement de transition. Et vous, troisième force politique du pays, que ferez-vous ?

Ettakatol se positionne, aujourd’hui, en dehors des problématiques d’alliances. Nous ne pensons qu’à l’avenir de la Tunisie, en dehors de toute considération politicienne. C’est pour cette raison que nous appelons toutes les forces politiques, comme nous l’avions fait tout au long de notre campagne électorale, à former un gouvernement d’intérêt national. Nous devons assumer tous ensemble la responsabilité de la phase transitoire actuelle et assurer la gouvernance du pays en dehors de tout calcul électoraliste.

Notre participation à la gouvernance sera guidée par deux axes majeurs : défendre les droits et les libertés et atteindre les objectifs de la révolution. Pour ce qui est de notre participation à la rédaction de la constitution, ce sujet n’a aucun lien avec la gouvernance. Nous avons présenté un projet constitutionnel lors de notre campagne et les électeurs nous ont confié leurs voix pour le concrétiser. Nous défendrons jusqu’au bout ce projet ainsi que nos principes et nos valeurs en vue de les inscrire dans notre future constitution.

Quel type de garanties attendez-vous pour accepter de travailler avec Ennahda ?

Parmi les valeurs prônées par Ettakatol, nous défendrons un certain type de gouvernance qui nous est cher. Un état de droit doit être instauré, ainsi qu'un nouveau système de gouvernance avec pour chaque pouvoir, un contre-pouvoir soit un régime mixte. Sur l'article 1 de la constitution, il n’y a pas de grande divergences pour le maintenir "la Tunisie est un Etat libre, indépendant et souverain ; sa religion est l’Islam, sa langue l’arabe et son régime la république".

Le peuple tunisien est un peuple enraciné dans son histoire, d’appartenance arabo-musulmane et ouvert à toutes les civilisations et valeurs humaines. Mais nous devons maintenant garantir la séparation des champs politiques et religieux, assurer la liberté de croyance, permettre à ceux qui n'ont pas de religion de ne pas en avoir, assurer la neutralité des lieux de culte et dire que la politique, c'est l'Etat ! La religion doit s'exercer dans la sphère privée ou dans les lieux de culte. Le combat ne fait que commencer.

"Pour moi Ennahda est un parti islamiste"

Et la place des femmes, quelle sera-t-elle demain en Tunisie ? Un retour en arrière est-il possible avec Ennahda au gouvernement transitoire chargé de rédiger la future constitution ?

Aujourd'hui nous avons en Tunisie un code du statut personnel (CSP*) qui est remarquable et qui régit la place de la femme en Tunisie, nous comptons bien le défendre ! En tant que femme, je n'ai donc pas de crainte. D'autant plus qu'Ennahda a dit qu'il ne toucherait pas au CSP. Mais il est bien évident que s'il y avait le moindre coup de "canif dans le contrat", nous nous battrions. Ettakatol compte non seulement consolider les acquis, les faire progresser mais aussi inscrire dans la constitution les libertés individuelles et les droits fondamentaux de l’être humain.

Certains ont décrit Ennahda comme un parti islamiste modéré, on l'a comparé aussi à l'AKP turc en France, qu'en pensez-vous ?

Pour moi Ennahda est un parti islamiste. Le contexte n’est pas le même qu’en Tunisie. En Turquie, la laïcité est protégée par l’armée turque et ce depuis Atatürk mais également par l’article 2 de leur Constitution. Ils sont turcs et non arabes, notre histoire est différente (…) Rached Ghannouchi, le leader d’Ennahda, a récemment déclaré, qu’il entendait généraliser l'utilisation de l'arabe littéraire en Tunisie. Le Français est selon lui "une pollution linguistique" (propos tenus dans interview donnée à Radio express FM le 26 octobre, ndlr). Or nous savons bien qu'une telle mesure exclurait d'office une partie du peuple tunisien qui ne parle pas l'arabe littéraire !

Nous avons besoin du Tunisien et du Français pour parler entre nous, moi même je parle tunisien mais très mal l'arabe littéraire (3 années d’étude seulement), sans parler des Tunisiens de deuxième et troisième générations que je représente et qui vivent en France dont beaucoup ne maîtrisent pas complètement le tunisien. Certes, nous avons une identité arabo-musulmane à défendre, mais pas au détriment d’une partie de la population. L'intention d'Ettakatol n'est pas de privilégier une élite au détriment d’une partie de la population comme le souhaite visiblement Ghannouchi mais de développer l'ascenseur social pour l'ensemble de la population. Et puis, il faut donner une certaine ouverture à nos enfants...

En somme, selon vous, tous les Tunisiens doivent participer à la reconstruction du pays. Mais si vous décidez de ne pas adhérer au gouvernement de transition avec Ennahda et le Congrès pour la République, si vous êtes dans l'opposition, êtes-vous sûrs de vous faire entendre ?

Que l’on soit ou non dans l’opposition, une chose est sure, ce sont nos valeurs que nous défendrons, pas notre place dans un gouvernement ou un autre. Ce sont les intérêts du pays qui primeront. Dans tous les cas, nous participerons à réécrire la constitution en tant que membres de l'assemblée constituante et nous souhaitons ensuite, la soumettre au peuple par un referendum. Ettakatol a des priorités comme la lutte contre la corruption, la sécurité intérieure du pays, la mise en place un cadre institutionnel robuste avec séparation des pouvoirs et aussi, la relance de l’économie en tenant compte des inégalités sociales et régionales qui sont effarantes.

Maintenant que vous êtes élue, à quoi va ressembler votre quotidien ?

(Rires). Je suis une enfant des Minguettes comme j'aime à le dire, j'ai 40 ans, et j'habite toujours Vénissieux. En plus de mon activité professionnelle, je milite activement sur le plan associatif et pratique la boxe anglaise. Vous voyez donc que je suis déjà bien occupée, voire hyper-active. Maintenant, je vais siéger à l'assemblée constituante pour participer à la réécriture de la Constitution tunisienne et je m’y consacrerai pleinement.

Ettakatol souhaite qu’une chaine parlementaire soit mise en place afin que tous les tunisiens en Tunisie et à l’étranger puisse suivre les débats. J'espère aussi pouvoir revenir assez régulièrement en France pour pouvoir leur rendre compte de nos travaux en étroite collaboration avec nos colistiers et colistières (Wahbi Jomaa, Faten Arab-Jaziri, Taïeb Fendri et Sophia Bensendrine). On connait évidemment nos militants, nos sympathisants, je pense qu’avec Ettakatol France, on organisera pour eux des réunions publiques à chaque retour de Tunisie.

(*) Le CSP est une série de lois progressistes tunisiennes datant de 1956 visant à l'instauration de l'égalité homme-femme. L'un des actes les plus connus de l'ancien président Bourguiba. Il abolit la polygamie, n'autorise le mariage que par consentement mutuel et donne à la femme le droit de divorcer, ce qui donne à la femme tunisienne une place inédite dans le monde arabe en général.

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