Vincent Carry
© Tim Douet

Au Sucre, Vincent Carry veut cristalliser la scène locale

La nouvelle adresse des nuits lyonnaises, qui a déjà régalé les insomniaques de pas mal de concerts cet été sur le toit de la Sucrière, est officiellement inaugurée ce jeudi 5 septembre. L’occasion d’interroger son patron, Vincent Carry, qui avait aussi fondé les Nuits sonores, sur son ambition.

Lyon Capitale : La société Culture Next gère et exploite la salle de spectacles Le Sucre. Elle est présidée par vous-même, Vincent Carry, et se présente comme une “entreprise culturelle 2.0”. En quoi cette SAS sera-t-elle innovante dans la gestion de sa salle ?
Vincent Carry : D’abord, ce n’est pas une entreprise culturelle comme les autres, parce qu’elle n’a pas de subventions (rires) ! Ça fait déjà une sacrée différence. Quand on a conceptualisé le Sucre, on s’est dit que ce lieu devait avoir deux jambes dès le départ : culturel et pour les entreprises. C’est en ce sens qu’on considère qu’il s’agit d’un projet culturel innovant. Une des deux jambes a clairement vocation à soutenir économiquement l’autre. Autrement dit, l’activité purement culturelle n’a pas vocation à être rentable, contrairement à l’activité “entreprises”. Après, cela reste un pari. On ne peut pas certifier que notre modèle économique est le bon, mais on pense qu’il peut fonctionner.

Le Sucre sera donc entièrement autofinancé ?
Oui, il sera à 100 % autofinancé. Il faut que ce soit clair ! Concernant nos relations avec les entreprises, il pourra s’agir de privatisations, de mécénat, de sponsoring, de réalisation de projets en commun… Pour prendre un exemple concret, nous avons déjà Adidas qui soutient la saison estivale*. Aujourd’hui, il y a une sorte d’injonction de la part des collectivités locales à aller chercher ailleurs des ressources financières. En ce sens, le Sucre aura peut-être un rôle de laboratoire.

En présentant le Sucre comme une “vitrine technologique” et un espace “transdisciplinaire”, impossible de ne pas penser à la Gaîté lyrique, à Paris, dont vous êtes le conseiller artistique. Quelle est l’ambition du Sucre dans le paysage culturel lyonnais ? La démarche artistique ne semble pas si différente.

Évidemment, ce que j’ai appris pendant mes cinq années à la Gaîté lyrique, et même dans les trois années de sa préfiguration, m’a servi dans le projet du Sucre. Mais, honnêtement, le seul point commun concerne la notion de transdisciplinarité. Clairement, on ne peut plus considérer que la musique est un champ disciplinaire isolé. Elle a autour d’elle la culture visuelle, le graphisme, l’urbanisme, potentiellement l’architecture ou la mode. Tout est interconnecté. La plupart des artistes qu’on manage aujourd’hui ont des perspectives de transdisciplinarité.
L’ambition du Sucre n’est pourtant pas d’être le lieu de l’art numérique. Nous souhaitons être un lieu qui prend acte de la révolution numérique, de l’évolution des pratiques culturelles et de ses usages.
Mais la comparaison avec la Gaîté lyrique s’arrête là. Déjà parce que la Gaîté est un établissement de la Ville de Paris, qui a 50 % de son financement assuré par des fonds publics et dont l’investissement total avoisine les 80 millions d’euros. Le lieu est neuf fois plus gros que le Sucre, il est en plein centre de Paris et il a 60 salariés (rires). Nous n’avons strictement rien à voir avec la Gaîté lyrique en terme de moyens. Nous sommes un microprojet à côté. Et on l’assume.

Votre projet n’en demeure pas moins ambitieux…
Ce qui est ambitieux à l’échelle de Lyon, ce ne sont pas du tout les moyens. Le Sucre est un tout petit lieu, monté avec des moyens extrêmement limités. Mais la typologie de notre lieu en fait un projet ambitieux puisque nous sommes les seuls à proposer un espace culturel comme celui-ci dans la ville de Lyon. Nous ne sommes ni dans le champ institutionnel ni dans le champ strict du clubbing… Même si l’on va avoir une activité de club et que la culture de la nuit nous intéresse, nous ne voulons absolument pas traiter cette question de façon exclusive. Dans l’idéal, on aimerait que les gens qui viennent la nuit reviennent à d’autres moments de la journée, attirés par d’autres propositions. Et, à l’inverse, qu’une population qui a peut-être un peu abdiqué de la vie nocturne à Lyon se la réapproprie aussi, différemment.

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* Vincent Carry fait ici allusion à la programmation de juillet-août 2013, notre entretien ayant eu lieu le 5 juillet dernier, une semaine après l’ouverture du Sucre.

---> Suite de l’entretien en page 2

On a beaucoup parlé du “parrainage” d’Agoria et de Laurent Garnier. La liste de vos résidents n’ayant à ce jour pas encore été dévoilée, on se demande s’ils ne seraient pas les résidents naturels du Sucre ?
Oui, bien sûr. Et ils vont l’être, je peux vous l’annoncer ! Pour moi, ce sont les deux artistes les plus importants de la scène électronique française donc c’est déjà une grande fierté – pour le Sucre et pour Lyon – de bénéficier de résidents de cette qualité. C’est loin d’être le cas dans toutes les villes de province. Donc, modestement, ramenons-nous déjà à cette réalité-là. Cependant, Laurent Garnier et Agoria ne pourront pas être les seuls résidents du Sucre.
Aucun grand club dans le monde, aucun lieu qui s’intéresse à la club culture et à la nuit n’a eu de lettres de noblesse sans être un lieu de cristallisation de sa scène locale. La plus grande réussite du Berghain et du Panorama Bar à Berlin, c’est d’avoir fait émerger des Marcel Dettmann, Ben Klock ou encore Tama Sumo, d’avoir fait émerger des gens qui étaient des résidents locaux et qui sont devenus des stars mondiales. C’était la même chose à l’Hacienda, au Rex ou dans tous les grands clubs historiquement parlant.
À Lyon, on a une fâcheuse tendance à l’autoflagellation et à se considérer comme les plus nuls du monde. Mais la densité de proposition artistique et de production musicale qui existe à Lyon est absolument hallucinante ! Laurent Garnier et Agoria sont deux résidents symboliques qui viendront régulièrement au Sucre. Mais le vrai enjeu du Sucre, c’est de faire émerger une génération de résidents lyonnais, jeunes et issus de la scène locale.

Pour revenir à la scène lyonnaise, de quelle manière pensez-vous contribuer à son émergence ?
Une scène locale, ça ne se décrète pas. Tu ne peux pas avoir comme stratégie : “Allez, on va faire la scène de New York dans les années 1980.” C’est tout simplement impossible. Mais à Lyon les productions de qualités sont là ! Entre Käpäk, Leome, Kosme, vOPhoniQ, Jay Weed, Heblank, le collectif Palma… Lyon commence à être bien perçu au niveau international.
Honnêtement, si on met à l’échelle Lyon et Paris, il y a quand même un rapport de 1 à 6 entre les deux villes en terme de population. Pourtant, je refuse de dire que la scène parisienne est six fois plus puissante que la scène lyonnaise ! À Lyon, la scène est diversifiée, ce qui rend donc plus difficile l’émergence d’une scène au sens musical du terme.
Je ne veux surtout pas mettre trop de responsabilité sur le Sucre, parce que c’est un lieu privé, autofinancé, etc. Soyons réaliste, un lieu à lui seul ne fera pas évoluer la mentalité de toute une ville. Mais on peut donner quelques petites impulsions. Je pense même qu’on peut être une étincelle. Lyon a quasiment toutes les cartes en main. Peut-être est-ce un problème d’autoconscience…

Concrètement, comment se traduira cette “étincelle” ?
L’idée, c’est que le Sucre propose chaque samedi des événements en coréalisation avec des acteurs locaux. Mais les acteurs locaux, il y en a de deux types : les promoteurs et les artistes, bien souvent avec leur collectif. Les promoteurs locaux n’accueilleront pas nécessairement des musiciens rhodaniens mais également des artistes nationaux et internationaux. Bien entendu, ils auront leur place. Mais ceux sur lesquels on compte le plus s’appuyer et qui ont le plus d’importance artistique à nos yeux, ce sont les labels, les collectifs et les artistes lyonnais eux-mêmes. C’est principalement eux qu’on souhaite mettre en avant.
Enfin voilà, le Sucre est une déclaration de bienveillance, de volontarisme et de coconstruction envers tous ces acteurs. On veut leur dire : “Vous voyez, cet outil-là, il est aussi fait pour vous.” Ce lieu doit être un outil de cristallisation. Après, il faut qu’ils sortent de bons disques (rire).

Chose, il est vrai, plutôt rare, vous semblez également vouloir accueillir des designers et des graphistes en résidence. Comment imaginez-vous cette collaboration ? Quel sera leur travail ?
Pour l’instant, l’idée c’est d’avoir trois cycles par an vraiment hors musique, de rencontres, de conférences ou de workshops, avec pour chaque cycle 10 rendez-vous. On va commencer ça à l’automne. La première année sera thématisée sur la relation entre musique et graphisme. Mais on pourra bien évidemment explorer d’autres champs par la suite. Dans les cartons, on prépare aussi une thématique “ville du futur” (sourire). En fonction de leur succès, mais aussi de leur intérêt et de leur pertinence, nous verrons bien comment les choses évolueront.
On n’a pas envie d’être un lieu d’exposition. Par contre, on espère que le lieu va pouvoir être appréhendé par des artistes, par des collectifs et notamment des graphistes ou des créateurs visuels comme Superscript2 par exemple, avec lesquels on a l’habitude de travailler. À un moment donné, il faut que des artistes puissent s’emparer du lieu pour y faire une installation, transformer la lumière, investir la terrasse…

Quelles sont vos relations avec vos colocataires de la Sucrière ?
Nous avons des relations de bon voisinage. Il faut savoir qu’en plus de la Sucrière et du Sucre, le studio de jeux vidéo Arkane arrivera à la fin de l’été, tout comme la division Web de M6. En tout, cela fera donc quatre colocataires différents. Mais puisque nous ne serons que deux à accueillir du public, nous devrons pouvoir gérer le flux conjointement sans se gêner l’un l’autre. Le bon voisinage est donc primordial dans nos activités respectives.
Mais, honnêtement, les relations sont bonnes. J’espère même sincèrement qu’on réalisera des projets avec la Sucrière. Nos deux équipements sont complémentaires. Et puis, rien qu’en terme de temporalité, on peut très bien imaginer commencer un événement à la Sucrière en journée pour le terminer dans la soirée au Sucre. Nous ne voulons rien nous interdire. Nous allons travailler avec Thierry Frémaux sur le festival Lumière, avec la Biennale d’art contemporain puisque évidemment on l’aura en dessous de nous. Après tout, nous ne sommes ni plus ni moins que sur le toit de la Biennale. Avec Sylvie Burgat et l’équipe de la Biennale, on a réfléchi à des points de passage, à des connexions… Il y a déjà deux soirées de prévues qu’on réalisera ensemble.

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Le Sucre, toit de la Sucrière, 50 quai Rambaud, Lyon 2e/Confluence. Programme des concerts du week-end d’ouverture sur le site du club.

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