Fabrice Balanche, spécialiste de la Syrie
Fabrice Balanche, spécialiste de la Syrie @Pierre-Antoine Pluquet

"Les Européens sont de grands naïfs s'ils se laissent duper par al-Charaa qui reste, fondamentalement, un djihadiste"

C'est à Paris que le président syrien, Ahmed al-Charaa, se rend, mercredi 7 mai, pour son premier déplacement en Europe, six mois après avoir, à la tête du groupe rebelle islamiste HTC, renversé Bachar al-Assad. Entretien avec Fabrice Balanche, spécialiste de la Syrie à l'université Lyon 2.

Fabrice Balanche, professeur de géographie politique à l’université Lyon 2, est le spécialiste français de la Syrie, au sujet duquel il a obtenu en 2024 le prix du livre géopolitique pour ses Leçons de la crise syrienne (Odile Jacob). Il revient sur la le premier déplacement, mercredi 7 mai, en Europe du président syrien Ahmed al-Charaa, à Paris, au moment où les exactions se multiplient contre les minorités.

Lyon Capitale : Le président syrien Ahmed al-Charaa se rend, mercredi 7 mai, à Paris pour son premier déplacement en Europe, six mois après avoir, alors à la tête du groupe rebelle islamiste HTC, renversé le régime de Bachar al-Assad. Comment percevez-vous cette visite ?

Fabrice Balanche : Ahmed al-Charaa a déjà été reçu par pas mal de monde, dont le roi d’Arabie saoudite, Erdogan, le roi de Jordanie; l’émir du Qatar, quant à lui, est venu à Damas. Mais il s'agit de la première visite en Occident de Ahmed al-Charaa, n'ayant encore jamais été reçu dans les capitales européennes.

Damas dit à ce propos que la France est la porte d’entrée de l’Europe...

C’est de la flatterie, de la pure flagornerie. En réalité, la porte d’entrée de l'Europe, c’est l’Allemagne. Pourquoi n'est-il pas allé en Allemagne alors ? Je ne sais pas, il y a peut-être eu des réticences. Toujours est-il que al-Charaa a choisi la France, ce qui flatte évidemment Macron, puisque celui-ci l’a invité en février dernier à Paris, à l’occasion d’une conférence sur la Syrie. Entre-temps, il y a eu le massacre des Alaouites, puis celui des Druzes la semaine dernière. Annuler sa venue aurait été un mauvais signal envoyé par Paris à la Syrie et aux pays arabes qui poussent à une normalisation.

"L'objectif d'al-Charaa est très clair, c'est d'obtenir la levée des sanctions, de rassembler les factions islamistes, d'unifier le pays par la force et d'installer une république islamique."

Pourquoi les Alaouites et les Druzes sont-ils la cible du régime syrien de Ahmed al-Charaa ?

En Syrie, il y a des minorités confessionnelles. Les Alaouites sont des chiites hétérodoxes : ils croient à la réincarnation, par exemple. Les Druzes ont, eux aussi, une religion syncrétique. Ils sont considérés comme hérétiques par les djihadistes et les salafistes radicaux comme al-Charaa. Les Druzes sont en opposition à Ahmed al-Charaa car ils veulent une autonomie sur le modèle kurde, et pour le nouveau régime à Damas, il n’en est pas question. Les Alaouites, quant à eux, étaient liés à l’ancien régime, car la famille Assad en faisait partie et recrutait beaucoup dans cette communauté pour les forces de sécurité et l’administration. Quand le régime est tombé, ils ont été pris pour cibles. La répression contre le régime s’est alors transformée en répression confessionnelle contre une minorité jugée non musulmane. Cela a causé des milliers de morts. Les massacres, absolument insoutenables, continuent, même à une échelle moindre, pour ne pas attirer l’attention. Il y a encore des assassinats tous les jours. La semaine dernière, ce sont les Druzes qui ont été visés, pour les mêmes raisons.

Le président syrien Ahmed al-Charaa @ Ozan KOSE / AFP)

Ahmed Al-Charra est-il en capacité de contrôler les éléments les plus radicaux de sa coalition d’islamistes et de djihadistes, qui ont renversé le régime de Bachar al-Assad le 8 décembre dernier ?

C’est une bonne question. On essaie de nous faire croire que les exactions contre les minorités sont le fait d’éléments irréguliers, mais ce n’est pas vrai. Elles sont pilotées par al-Charaa lui-même, qui a, en réalité, une double face : une face tolérante et ouverte à l’Occident, parce qu’il veut faire lever les sanctions et obtenir de l’aide économique, et une autre face, celle d’un djihadiste impitoyable, qui n’hésite pas à faire assassiner pour s’imposer.

"al-Charaa a tiré les leçons des erreurs de Daesh. Il ne publicise pas les assassinats."

Sans le tristement célèbre carrefour des têtes coupées de Raqqa...

Al-Charaa a tiré les leçons des erreurs de Daesh. Il ne publicise pas les assassinats. Par exemple, avant de massacrer les Alaouites, ils confisquaient les téléphones portables des villageois pour éviter que ce soit filmé. Il interdit aussi à ses hommes de filmer pour ne pas laisser de traces. Mais ces derniers ne peuvent pas s’en empêcher, certains faisant quand même des « photos de chasse », donc les exactions finissent par ressurgir.

Ahmed Al-Charra ne pratique-il pas, à vous écouter, la taqiya, l'art de la dissimulation prisée par les djihadistes ?

Oui, totalement. C’est un maître en la matière. Il a toujours fait assassiner, mais sans jamais revendiquer. Ce n’est jamais « techniquement » lui. Officiellement, ce n’était pas lui ni ses hommes.

Au final, Amhed al-Charaa est-il le modéré qu’il affirme être publiquement ?

Al-Charaa a rompu tactiquement avec al-Qaïda en 2016 - dont il a passé près de vingt ans auprès de cadres - pour obtenir un soutien financier et militaire des Occidentaux et des pays arabes. Mais idéologiquement, il n’a jamais rompu. D’ailleurs, un rapport de renseignement américain est sorti récemment, dans lequel il disait ne jamais avoir renié son passé djihadiste. Ce n’est pas quelqu’un qui s’est repenti. Les Européens sont des grands naïfs s'ils se laissent duper par al-Charaa qui reste, fondamentalement, un djihadiste.

"Il y a une vraie compétition entre la France et l’Allemagne pour le leadership européen en matière de politique étrangère en Syrie"


Est-ce qu' au fond, son ambition est d'instaurer un régime islamiste ?

L'objectif d'al-Charaa est très clair, c'est d'obtenir la levée des sanctions, de rassembler les factions islamistes, d'unifier le pays par la force et d'installer une république islamique. Elle est modérée pour l’instant, car elle a besoin du soutien occidental et de la levée des sanctions. C’est pour cela qu’il joue la carte de la modération. Du côté européen, on croit naïvement qu’une fois au pouvoir, il va se modérer face aux réalités du pouvoir. Mais on n’a pas compris que ces gens, quand ils prennent le pouvoir, c’est pour instaurer une dictature, pas pour se modérer. Bien au contraire. Que Macron le reçoive, je ne suis pas opposé, à condition qu’il juge le personnage et lui fasse passer des messages de fermeté. Qu’il lui dise qu'il ne prend pas la bonne direction, que s'il continue, nous rétablirons les sanctions, et que nous le soutiendront pas et que son gouvernement soi-disant inclusif, on n’y croit pas.

Derrière cette visite du président, est-ce que la France ne cherche pas à se repositionner sur l’échiquier régional, où elle avait perdu un peu de son aura ?

Oui, tout à fait. Pour Macron, la France a soutenu la révolution syrienne depuis le début. On a soutenu les rebelles, on a même soutenu al-Charaa quand il était « à notre main », puisqu’on lui a donné des ordres. On espère maintenant tirer des dividendes, notamment dans la reconstruction du pays. CMA CGM, par exemple, a renouvelé son contrat la semaine dernière pour le port de Lattaquié. Et puis, on veut aussi damer le pion aux Allemands. Paris a été vexé que les Allemands rouvrent leur ambassade avant nous à Damas. Notre ambassade n’est pas encore sécurisée. Elle est entourée de hauts immeubles. Et avec la recrudescence de Daesh et des djihadistes, ce serait trop dangereux d’y envoyer quelqu’un pour le moment. Les Allemands, eux, n’ont pas ce problème. Ils l’ont rouverte, mais n’ont envoyé qu’un chargé d’affaires, pas un ambassadeur. Il y a une vraie compétition entre la France et l’Allemagne pour le leadership européen en matière de politique étrangère en Syrie.

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