Arbitrage : 4 hypothèses, une question centrale

Au lendemain de la mise en examen pour "escroquerie en bande organisée" du PDG d’Orange et ex-directeur de cabinet de Christine Lagarde, Stéphane Richard, et de Jean-François Rocchi, ancien président du Consortium de réalisation (CDR), Matignon a indiqué qu’il allait contester en justice l'arbitrage ayant soldé le conflit entre Bernard Tapie et le Crédit Lyonnais en 2008 en accordant à l'homme d'affaires 403 millions d'euros. "L’État a l’intention d’engager un recours en révision" contre cet arbitrage, a simplement indiqué l’entourage du Premier ministre.

L’État s’est également porté partie civile dans ce dossier. Le recours en révision sera formé près la Cour d’Appel de Paris, qui devra se prononcer sur le fait de savoir s’il y a eu, ou non, fraude. Si la Cour reconnaît la fraude, elle peut annuler la sentence. Le 29 mai, l’un des trois juges du tribunal arbitral, Pierre Estoup, avait été le premier mis en examen, également pour escroquerie en bande organisée. Quatre hypothèses peuvent être envisagées en ce qui concerne cet arbitrage.

1- L’arbitrage était régulier

En 2007, Nicolas Sarkozy – ardemment soutenu par son ami Bernard Tapie - est élu président de la République. Au mois d’octobre, la ministre de l’Économie, Christine Lagarde, donne l’ordre au CDR de régler le conflit par un arbitrage privé plutôt que par la justice ordinaire. Trois arbitres sont alors désignés, sans que l’on sache clairement à ce jour dans quelles circonstances : accord des deux parties sur les trois personnalités ? Chaque partie a-t-elle au contraire désigné un arbitre, et les deux arbitres ont-ils ensuite choisi un président ? Toujours est-il que Pierre Mazeaud, ancien président du Conseil constitutionnel, l’avocat Jean-Denis Bredin et le magistrat Pierre Estoup sont désignés.

En juillet 2008, ils donnent raison à Bernard Tapie et demandent au CDR de verser à l'homme d'affaires 390 millions d’euros, dont 45 millions au nom du préjudice moral. Si la somme choque le commun des mortels, ce choix n’est cependant pas illogique, dans la mesure où cette somme (les 45 millions) a l’immense avantage de ne pas être fiscalisée. Le recours à l’arbitrage peut en outre s’expliquer, notamment pour mettre fin à plusieurs procédures longues et coûteuses, comme le dira d’ailleurs Christine Lagarde à la Cour de Justice de la République. Première hypothèse à laquelle les magistrats ne semblent pas tellement croire aujourd’hui, étant donné le chef d’escroquerie en bande organisée, qui pèse lourd.

2- Les arbitres ont été trompés

Dans cette seconde hypothèse, les avocats des deux parties étant de connivence auraient conduit des argumentations entraînant la conclusion que nous connaissons. On ne peut bien entendu exclure qu’un des arbitres ait pu être de connivence, entraînant alors insidieusement les deux autres vers la sentence qu’il entendait promouvoir. Mais cette hypothèse paraît étonnante au regard des qualités intellectuelles et morales (reconnues par tous) des trois arbitres, un ancien président du Conseil Constitutionnel, un grand avocat, académicien de surcroit, un très haut magistrat. Le fait que M. Estoup, ancien premier président de la Cour d’Appel de Versailles connaissait l’avocat de Bernard Tapie n’est pas suffisant pour incriminer son objectivité. Le monde de l’arbitrage –arbitres et avocats- est un univers minuscule où tous les protagonistes passent leur temps à se rencontrer et à se cotoyer.

3- Il s’agissait d’un arbitrage "d’arrangement"

Dans cette troisième hypothèse, les deux parties, de bonne foi, se seraient au préalable mises d’accord pour une transaction équilibrée au regard des faits. Au lieu de mettre en œuvre une transaction pure et dure, les parties auraient habillé celle-ci en arbitrage. Deux avantages majeurs : l’affichage est honorable et pour le fisc, il s’agit alors d’un jugement que ce dernier ne peut d’aucune manière remettre en cause. Problème : le pouvoir socialiste, revenu depuis aux affaires, crie au scandale et en appelle au procureur général près la Cour de Cassation, Jean-Louis Nadal, qui accable Christine Lagarde et saisit la Cour de Justice de la République, seule compétente pour juger les membres du gouvernement.

Il est reproché à l’actuelle patronne du FMI -qui n’est toutefois pas mise en examen mais obtient le simple statut de témoin assisté- d’avoir recouru à cet arbitrage privé alors qu’il s’agissait d’argent public, comme d’avoir eu connaissance de la supposée partialité de certains juges arbitres et de ne pas avoir exercé de recours contre cet arbitrage. Bien évidemment, à travers Mme Lagarde, c’est bien Nicolas Sarkozy qui est visé. Comme le dira François Bayrou, dans un pays où l’Élysée se mêle de la plus petite nomination, il semble inimaginable, pour qui connaît les rouages de l’État, que M. Sarkozy n’ait pas été dans la boucle de décision.

4- L’escroquerie en bande organisée est avérée

Dans ce cas de figure, d’autres protagonistes devraient alors être mis en examen dans les prochaines semaines, avec le même chef d’"escroquerie en bande organisée". Ainsi, les avocats qui sont intervenus à l’arbitrage et qui auraient alors été complices de la fraude, mais aussi Christine Lagarde, un ou deux autre(s) arbitre(s) et, bien entendu, le bénéficiaire de la fraude Bernard Tapie. C’est que, dans cette hypothèse, qui semble désormais assez sérieuse, la justice cherche à établir quels seraient les contours exacts de cette bande, où elle commencerait et… jusqu’où elle conduirait.

Rappelons-nous ainsi que, le 27 février 2013, le bureau de Claude Guéant, ancien secrétaire général de l’Élysée, est perquisitionné. Les enquêteurs récupèrent les agendas de l’ancien président de la République, dans lesquels figurent pas moins de dix-huit rendez-vous avec Bernard Tapie entre 2007 et 2010, la plupart le week-end, et les deux tiers après son élection. À supposer que les faits soient avérés (c’est-à-dire que M. Sarkozy ait bien donné l’ordre de recourir à l’arbitrage), cela reviendrait in fine à pénaliser une décision politique, en l’occurrence celle du chef de l’État.

La loi (article 313-1 du Code pénal) définit l'escroquerie comme le fait de tromper une personne physique ou morale et de la déterminer ainsi, à son préjudice ou au préjudice d'un tiers, à remettre des fonds, des valeurs ou un bien quelconque, à fournir un service ou à consentir un acte opérant obligation ou décharge. En outre, il faut que l'auteur de l'infraction ait eu l'intention, par ces moyens, de se faire remettre la chose par la victime. 
L'ensemble de ces conditions doivent être réunies pour caractériser l'escroquerie et un simple mensonge ne suffit donc pas à établir son existence.

En clair : les 403 millions d’euros n’auraient pas seulement rempli les poches de Bernard Tapie, mais de tous les membres de ladite bande organisée. Ce serait assurément le plus grand scandale de la Ve République. Quant à Nicolas Sarkozy, selon ses proches, il chargerait désormais lourdement Claude Guéant, l’ancien secrétaire général de l'Élysée. En effet, d’après l’ancien président de la République, l’ex-ministre de l’Intérieur lui aurait expliqué que le conflit Tapie-Crédit Lyonnais avait déjà coûté 20 millions d'euros aux contribuables, et qu'il y avait cette possibilité d'en finir en passant par l'arbitrage, sans détailler plus avant le processus. Nicolas Sarkozy s'en serait alors remis à la sagesse de son bras droit sans se poser la moindre question, au nom de l'intérêt général.

Au-delà de l’arbitrage et de ces différentes hypothèses, demeure une question centrale : quelle est la véritable dimension du préjudice de Bernard Tapie ? Il ne semble faire aucun doute que le Crédit Lyonnais n’a fait preuve, ni de délicatesse, ni de loyauté à son égard, ce que les juridictions judiciaires ont d’ailleurs relevé bien avant la sentence d’arbitrage. Mais pour évaluer le préjudice de Bernard Tapie, matériel et moral, encore faudrait-il savoir combien il a réellement investi de sa poche dans l’acquisition d’Adidas. Si son investissement est symbolique et si c’est le Crédit Lyonnais qui a tout –ou presque tout- financé, comme un certain nombre de hauts responsables de la banque le laissent entendre, la condamnation prononcée par le tribunal arbitral paraîtrait étrangement lourde.

Mise à jour 17h15

Stéphane Richard a affirmé aux enquêteurs que Bernard Tapie était présent en 2007 à une réunion à l'Élysée destinée à mettre en place la procédure d'arbitrage, a indiqué aujourd'hui une source proche de l'enquête. Interrogé par l'AFP, Bernard Tapie a déclaré ne "pas se souvenir d'une réunion à cette date", qui ne pouvait selon lui "être une réunion de validation mais d'information".

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