"50 % de la population juive française a été déportée"

L'avocat lyonnais souligne la pédagogie du Procureur Truche et la qualité des témoins historiques comme Geneviève de Gaulle ou Marie-Claude Vaillant-Couturier.

Mardi 9 juin 1987. La cinquième semaine du procès qui débute aujourd'hui sera entièrement consacrée à l'audition de témoins "historiques" qui viendront dire, avec des sensibilités différentes, ce que fut la résistance. La particularité de ces témoins est qu'aucun n'a eu à faire directement à Klaus Barbie. Mais ils savent tous ce que fut la barbarie nazie. Le Procureur Général Truche, comme à son habitude, explique avec pédagogie aux jurés la raison de la présence de ces "grands témoins", sans dissimuler les problèmes que cela pose : "On ne peut témoigner devant une Cour d'Assises que sur les faits reprochés à l'accusé ou sur la personnalité et la moralité de ce dernier. On doit écarter toute déposition qui ne concerne pas les faits ni l'accusé, car on ne peut faire porter sur les épaules d'un seul tous les crimes de même nature que ceux qui sont retenus contre lui. On risque autrement des déviations et point n'est besoin d'en rajouter. Cependant, poursuit Monsieur Truche, s'agissant de crimes contre l'humanité, il s'agit de crimes résultant d'un complot organisé dans le cadre d'une politique d'hégémonie. Et cela, il faudra que je l'établisse. Alors, je comprends que l'on parle du nazisme en général, mais il ne faut pas faire porter non plus à Barbie le poids d'actes pour lesquels il a déjà été condamné ou qui ne lui sont pas reprochés. Sinon, nous partirions vers une dérive dangereuse". Et le Procureur Général de mettre en garde la Cour et les jurés : "il faudra veiller à ce que les témoins qui n'ont connu ni Lyon ni Barbie ne sortent pas de leur rôle qui est de parler de la politique d'hégémonie. Au-delà, nous partirions à la dérive".
Cette dérive commença hélas dès le premier témoignage de Monsieur Guy Serbat, survivant de l'Etat major des FTP de la zone sud. Disons-le sans ambage, ce témoignage fut totalement hors propos. Maître Joe Nordmann viendra au secours du témoin avec cette formule élégante : "ses actions l'honorent suffisamment..."
On pouvait espérer un éclairage plus complet et plus proche du dossier avec la déposition de Léon Poliakov. Il n'en fut hélas rien, si ce n'est son exposé historique et le rappel de l'extermination des Allemands par les Allemands et notamment des vieillards, malades mentaux et autres personnes souffrant de handicaps.
On comprend très rapidement qu'il ne sera plus question de dérive quand se présente Madame Geneviève de Gaulle, nièce du Général. Cette petite femme d'apparence frêle et discrète, résistante de la première heure, est venue parler de la déportation des femmes et de la méthode de mort froide planifiée par les nazis. Tel un professeur qui explique, posément mais fermement, elle parle à son tour de la déshumanisation, des expérimentations médicales et du sort réservé aux enfants. Elle se souvient des nourrissons noyés dans un seau d'eau à leur naissance, de la stérilisation forcée de gamines tziganes à peine âgées de quelques années, et de ces enfants abandonnés qui n'avaient d'autre occupation que de jouer au camp de concentration, l'un faisant le SS, les autres les déportés.
Et pourtant, ajoute Geneviève de Gaulle : "Ravensbrück n'était pas un camp d'extermination. C'était un camp ordinaire. J'y ai vu une petite fille tuée à coups de bèche. Tout cela ne posait aucun problème. Plus tard, au début de 1945, on a commencé de supprimer les incapables de travailler, par arme à feu. Mais cela leur paraissait déplaisant et pas commode. Alors, ils ont installé une petite chambre à gaz pour cent cinquante personnes, cent quatre vingt en tassant bien." On frémit...
Jacques Delarue est un ancien Commissaire divisionnaire de la Sûreté Nationale, arrêté sous l'occupation, réintégré à la libération. Il a eu à s'occuper des dossiers ouverts contre des membres de la gestapo. Grâce aux dépositions et documents qu'il a alors recueillis, il s'est, à l'heure de retraite, fait historien de la période. C'est du fruit de ses travaux qu'il vient parler à la Cour. "La gestapo pouvait faire fusiller des gens qui n'avaient pas été condamnés par des Tribunaux militaires, comme elle pouvait transformer en déportation des condamnations à mort prononcées par ces mêmes tribunaux. Cela dit, si les gens du Sipo SD pouvaient tout faire, ils n'étaient pas obligés de le faire. D'où des comportements extrêmement variables. On a vu, par exemple, certains demander leur affectation dans des unités combattantes et l'obtenir sans difficulté".
Ainsi, selon Jacques Delarue, "si Barbie a été envoyé à Lyon, c'est parce que Lyon était considérée comme une ville importante et qu'il convenait d'y placer des hommes sûrs".
Jacques Delarue évoque également la collaboration en des termes sans équivoque : "comme il serait injuste et faux de dire que tous les Allemands étaient nazis, il serait tout aussi stupide et non moins faux de dire que toute la France fut collaboratrice. Je rappelle en effet que si 50 000 personnes ont pu dénoncer et collaborer, il y eut 200 000 déportés, 27 000 fusillés auxquels il faut ajouter tous ceux qui se trouvaient dans les forces françaises et dans les maquis. La France c'était donc cela. Quant à ceux qui ont pu parler sous la torture, qui aurait le courage de les juger ? Pas moi en tout cas".
Que retenir du témoignage de Monsieur Kriegel-Valrimont, ancien dirigeant de l'action ouvrière des mouvements unis de la résistance ? Pas grand-chose à vrai dire, si ce n'est les odieux sous-entendus de Jacques Verges à l'évocation de son arrestation en même temps que Raymond Aubrac.
Il est près de 21 heures lorsque le dernier témoin du jour, le Général allemand Gert Bastian vient témoigner à son tour. N'est-il pas curieux de constater que les témoins les plus éloignés des faits sont les plus longs, pas toujours à bon escient, il faut bien le dire. Les comportements dans les prétoires en disent souvent beaucoup sur la nature humaine... Pour sa part, le Général Bastian est aussi précis que concis. Il commence son témoignage par un hommage à la justice française : "La plupart des allemands de RFA n'ont pas connu les horreurs de la dictature nazie. Il est donc important que grâce aux témoignages apportés ici, ces derniers sachent et que soit renforcée leur volonté de ne pas voir se renouveler pareille chose". Pour l'essentiel, le témoignage du Général allemand porte sur la comparaison entre la gestapo, qui n'était pas une unité militaire mais la machine à tuer du troisième Reich et la Wehrmacht, dont il n'oublie pas que certaines de ses unités ont commis des crimes. "Ce sont là des excès commis dans toutes les guerres" ajoute-t-il, ce qui conduit tout naturellement Jacques Verges à l'interroger sur l'activité qui fut la sienne au cours de la guerre. Le Général Bastian répond qu'il avait 10 ans à l'arrivée d'Hitler au pouvoir et qu'il a, comme tous les enfants de l'époque, été soumis à une propagande "absolument constante et perfide". Estimant comme beaucoup de jeunes allemands de l'époque la patrie en danger, il s'est engagé volontaire dans la Wehrmacht où il est resté de 1941 à 1945. Même si nous sommes nombreux à penser très fort qu'il a tendance à se donner bonne conscience, la présence de ce témoin à la barre a toute son importance.
10 juin 1987. Le Président Cerdini a apparemment tenu compte de la mise en garde du Procureur Général Truche. L'audition des témoins "d'intérêt général" ne devrait plus dériver comme elle parut parfois le faire la veille. Les témoins du jour sont invités à faire porter leur déposition sur la déportation, les méthodes d'interrogatoire de la gestapo, l'organisation des convois, et la très importante question de la connaissance de la solution finale par les exécutants du nazisme.
Se présente devant nous une vieille dame au beau visage, au chignon blanc et au regard bleu azur dont chaque mouvement n'est qu'élégance. Marie-Claude Vaillant-Couturier a été arrêtée par la gestapo pour son activité dans un réseau de résistance communiste, puis déportée à Auschwitz. Elle a déjà témoigné en 1946 devant les Juges internationaux du procès de Nuremberg. Comme toutes les grandes dames qui l'ont précédée à la barre, elle rapporte les horreurs et la déshumanisation de la déportation sans jamais évoquer ses propres souffrances. Solidaire de ses camarades, elle évoque le souvenir des 230 résistantes françaises qui ont pénétré avec elle le 27 janvier 1943 à Birkenau. "Au 73e jour, elles n'étaient plus que 70. Les autres avaient succombé au froid, aux coups, à la faim, aux chiens, aux poux, aux appels, aux conditions de travail, au typhus, à la dysenterie, et quand tout cela ne suffisait pas, aux piqûres de poison et à la chambre à gaz".
Faut-il que cette femme ait souffert pour pouvoir, plus de quarante ans après les faits, évoquer sans la moindre larme "ce sol jonché de cadavres après les appels, la danse macabre de ces femmes squelettiques sortant du revier (infirmerie) en rang par cinq pour gagner la chambre à gaz. Avec ce supplément d'horreur d'être nues pour aller à la mort". Marie-Claude Vaillant-Couturier évoque l'arrivée au cours de l'été 1944 de convois de juifs de Hongrie qui dura plusieurs semaines. "Seuls les adultes de 18 à 45 ans étaient mis de côté. Les mères et les enfants, les vieillards n'étaient même pas comptés. On voyait de grandes flammes sortir des cheminées. Ces grandes flammes, c'étaient eux... une nuit, nous avons entendu des cris atroces et le lendemain, nous avons su qu'on avait lancé des enfants vivants dans des cuves enflammées".
Comme pour tenter de nous donner encore la volonté de croire en l'homme, Marie-Claude Vaillant-Couturier nous parle de ce médecin SS "qui était un honnête homme et qui tenta de soigner les malades. Il refusa de les tuer et fut envoyé sur le front de l'Est. Ce qui prouve que les SS pouvaient refuser les ordres".
Dora Schaul, qui était allemande, a fui son pays pour combattre le nazisme et s'est engagée en 1942 à Lyon dans la résistance. Elle parvint à se faire embaucher par l'occupant afin de recueillir des informations. Cela méritait aussi d'être rappelé.
Lazar Pitkowicz n'avait que 14 ans lorsque la police allemande a arrêté devant lui en 9 mai 1942 son frère et sa sœur qui furent déportés. Quelques mois plus tard, ce fut au tour de ses parents d'être arrêtés au cours de la rafle du Vel d'Hiv dont il parvint à s'échapper. L'homme, qui se trouve aujourd'hui devant nous, seulement âgé de 59 ans, fut le plus jeune compagnon de la libération. Livré à lui-même après la disparition de sa famille, il n'est encore qu'un adolescent lorsqu'il devient agent de liaison dans un groupe des mouvements unis de résistance. Arrêté à Lyon, Klaus Barbie enseigna avec lui à ses subordonnés comment interroger un enfant...
Pierre Durand a prononcé le serment des survivants des camps de ne pas oublier et de témoigner. "Ce n'était pas un serment de vengeance mais de justice. Quand le camp a été libéré, nous avons fait 220 prisonniers, des SS que nous avons enfermés, gardés et remis intacts à l'armée américaine. Les soldats américains étaient remplis d'admiration devant la haute conscience de ceux que les SS avaient martyrisés". "Nous sommes aujourd'hui peu de survivants ; nos voix s'affaiblissent. Il était bon de les faire entendre encore pour montrer à ceux qui, dans vingt ans ou cinquante ans, verront l'enregistrement de ce procès, que nous avons tenu notre serment".
Après le témoignage de Robert Lançon venu parler des exactions commises par Klaus Barbie à Saint-Claude dans le Jura le 9 avril 1944, la Cour reçoit le témoignage d'Yves Jouffa, Président de la Ligue des Droits de l'Homme. Mais c'est en sa qualité d'interné à Drancy qu'il s'adresse à la Cour. Il rappelle que le camp de Drancy a été ouvert le 20 août 1941 en représailles d'une manifestation étudiante qui avait eu lieu à Paris, Place de la Bastille le 14 juillet précédent. C'était alors un ensemble d'HLM avec des trous béants. "Il y avait en tout et pour tout, vingt robinets d'eau. Nous n'avions pour tout récipient que des boîtes de conserves vides rouillées, laissées là par des soldats anglais. La situation sanitaire s'est révélée très vite effrayante, on y mourait déjà de mort physiologique. Après Juillet 1942, sont arrivés les juifs de la rafle du Vel d'Hiv et le spectacle effroyable des femmes et des enfants séparés à coups de baïonnettes. Commença alors le rythme infernal des départs pour l'Allemagne à raison de trois par semaine".

Pour répondre à la question de la connaissance, Yves Jouffa affirme "à partir du moment où de tels convois furent constitués, il n'était plus possible d'ignorer le destin final, dès lors que l'on faisait partir des êtres dans un état physique tel qu'il ne pouvait être question pour eux de travail. Au demeurant, certains convois ne comprenaient que des enfants seuls".
Ce témoignage sur Drancy, où sont entre autres passés les enfants d'Izieu est tout à fait essentiel. Yves Jouffa termine d'ailleurs son propos en s'étonnant que l'on parle si peu de ce qui passait à 15 kilomètres de Paris seulement où a transité un juif Français sur trois. Si la France a été le pays qui a le plus collaboré avec l'occupant, c'est également celui où le plus de juifs ont été sauvés. Il n'en demeure pas moins que 50 % de la population juive française a été déportée. Cela aussi il était nécessaire de le rappeler.
La journée du 11 juin 1987, commence avec l'audition d'un des plus illustres résistants, Jacques Chaban-Delmas. L'homme est fidèle à son image. Alors que nombre de ses compagnons peinent à gravir les quelques marches de l'estrade qui conduit à la barre des témoins, lui les saute avec une agilité stupéfiante. Sa déposition sera une ode à la résistance et à la France. Tout le monde trouve grâce à ses yeux. Il aura même un mot pour ceux qui ont parlé sous la torture. "Si je rencontre l'un de nous qui a craqué, je lui serre la main" déclara-t-il. Jacques Chaban-Delmas dira également combien il considère ce procès utile, surtout en voyant dans la salle nombre de jeunes gens venus assister aux audiences.
Il faut affirme-t-il "faire apparaître la vérité et tirer les leçons des faits car la bête immonde n'est pas morte... ". C'est sans doute autant l'homme politique que le grand résistant qui parle lorsque Jacques Chaban-Delmas clôture son propos en ces termes "Les jeunes générations doivent savoir qu'elles n'ont pas à rougir de leurs aînés et de la France. Je ne pense pas que la vérité puisse s'opposer à la fraternité". Cet hommage à la résistance était nécessaire. Pour autant, n'est-il pas un peu réducteur de la présenter de façon aussi idyllique ? La réalité n'était-elle pas plus nuancée? La vérité n'est jamais univoque. Le respect que nous devons à la résistance n'interdit pas de dire les dissensions qui existaient en son sein. Le procès Barbie a opportunément ouvert le débat à ce sujet.
Le reste de l'après-midi sera consacré aux dépositions, d'intérêt inégal, de plusieurs autres anciens résistants. Mentionnons celle de Pierre-Yves Lesage qui évoqua fort justement le rôle de la milice "premier pourvoyeur" de la gestapo de Klaus Barbie. Après lui, les témoins entendus donnaient davantage l'impression d'entretenir de vieilles querelles, suscitant un désagréable sentiment de malaise, après le plaidoyer sur l'unité qu'avait prononcé Jacques Chaban-Delmas en début d'audience.
Vendredi 12 juin 1987. La dernière journée de la semaine est une sorte d'audience " fourre-tout " dont, avec le recul, on peine à discerner les contours. On attendait beaucoup du témoignage de Marie-Madeleine Fourcade, héroïque résistante s'il en fut. Elle ne fera que compléter la présentation de la résistance dressée la veille, par le prisme de son propre réseau . Le Président Cerdini usera de tous les égards pour tenter de la ramener aux sujets sur lesquels elle était invitée à témoigner. "Essayez de parler des conditions de l'arrestation, de la détention, de la déportation mais pas du combat de votre réseau" tente-t-il désespérément. En vain.
Le témoignage suivant, émanant du Docteur Scheffler Professeur d'université allemand, n'a fait qu'entretenir le doute sur les dépositions lumineuses faites quelques semaines plus tôt par les Magistrats Holtfort et Schtreim. Déposition longue, ennuyeuse, inutile. Alors que se termine la cinquième semaine du procès, il est difficile d'éviter les redites.
C'est pourtant ce que fera admirablement le professeur Jacquart, généticien de renom, venu nous parler du mythe des races supérieures ou inférieures. "Le concept de race, indique-t-il à la Cour, n'est pas opératoire pour l'espèce humaine et parler de race c'est utiliser des mots qui n'ont pas de sens, puisqu'il est impossible de définir des races sans tomber du point de vue scientifique dans l'arbitraire le plus total. Si les hommes sont différents, cela ne veut pas dire que certains sont supérieurs à d'autres". Témoignage lumineux dont ont ne peut que regretter qu'il ait été si peu relayé par la presse, sans doute en raison de l'heure tardive.
Passionnant encore, le témoignage de Laurent Schwartz, inlassable combattant des droits de l'homme. S'il fut sans concession sur les tortures en Algérie point sur lequel il était notamment attendu par Jacques Verges, il tint immédiatement à faire la part des choses. Il y avait dans le nazisme une dimension supplémentaire par rapport à tout le reste de l'innommable. "L'étoile jaune devait être achetée et payée avec des points textile" rappella-t-il opportunément, en soulignant qu'après la torture en Algérie, il y avait de vrais procès avec de vrais Avocats. La France n'a-t-elle d'ailleurs pas préféré perdre l'Algérie pour conserver la démocratie ? Il fut également important d'entendre dans la bouche de Laurent Schwartz le danger qu'il y a à assimiler le goulag aux camps de concentration ou les CRS à des SS.
En fin d'audience, Pierre Menier tentera d'évoquer la mort de son chef, Jean Moulin, pour le plus grand délice de Jacques Verges. Le Président Cerdini sera contraint de lui rappeler de façon ferme que la Cour n'est pas saisie de ces faits. Le témoin insiste. Le Président l'interrompt. L'audience s'éternise. Les témoignages d'Elie Picard, Tony Lainé et Robert Pages entendus en vertu du pouvoir discrétionnaire du Président, passeront littéralement "à la trappe". La capacité d'écoute s'amenuise avec le temps.

A suivre, la 6e semaine...

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