Le Président de Bernahcon
Le « Président » de Bernachon @Patrick Rougereau

Bernachon : l'or noir de Lyon

C’est la Romanée-Conti du chocolat. Depuis 1953, le 42 cours Franklin-Roosevelt aimante la bourgeoisie lyonnaise, comme les palais à l’or fin nos mémoires gustatives.

Comme pour toutes les histoires de stars, celle de Bernachon commence par une rencontre. Mieux, la conjoncture de trois astres : le futur “pape” de la gastronomie, un président de la République en exercice et un chocolatier de quartier.

Nous sommes le 25 février 1975, à l’Élysée. Paul Bocuse doit être décoré de la Légion d’honneur par Valéry Giscard d’Estaing (1). Il y a là, dans le salon des aides de camp où la table a été somptueusement dressée, toute la “bande à Bocuse”, venue des quatre coins de France. Les frères Troisgros ont cuisiné leur escalope de saumon de Loire à l’oseille, Michel Guérard a préparé des aiguillettes de canard au foie gras, Roger Vergé a apporté une fraîcheur méditerranéenne avec ses “petites salades du Moulin” (de Mougins, le nom de son restaurant triple étoilé). Paul Bocuse a ouvert le bal avec une soupe aux truffes noires qui ne porte pas encore les initiales VGE. Et Maurice Bernachon, son copain pâtissier lyonnais, ferme le ban avec un gâteau qui conjugue une génoise, une ganache pralinée (au gianduja), des griottes confites et un punch au cherry. Le tout surmonté d’un dôme composé d’un assemblage de fins éventails en chocolat et saupoudré d’un voile de cacao amer. La gourmandise (qui pesait quand même 1,3 kilo) restera dans l’histoire sous le nom de Président. Ou comment le Montmorency a été débaptisé et est devenu le Président (2).
Dès le lendemain, dans les journaux, le patronyme Bocuse “passe quasiment du statut de nom propre à celui de nom commun”, écrit Eve-Marie Zizza-Lalu dans Le Feu sacré (3). Quant à celui de Bernachon, il est désormais à la carte de L’Auberge du Pont de Collonges, le nouveau restaurant le plus connu du monde. Cerise sur le gâteau, chaque création vendue est numérotée.

Péchés de gourmandise

Pourtant, rien ne prédestinait Maurice Bernachon à devenir l’un des plus illustres chocolatiers français. Né d’un aiguilleur de la SNCF à Saint-André-le-Gaz, en Isère, il doit son orientation au curé du village que sa mère, très croyante, estimait nécessaire de consulter sur l’avenir de son fils autant que l’instituteur. Celui-ci avait chuchoté le métier de professeur des écoles, mais l’abbé Berlioz conseilla un métier manuel. “Comme on m’envoyait me confesser deux fois par mois, j’avais des péchés de gourmandise et m’sieur l’abbé Berlioz a pensé que j’étais très gourmand et que c’était une voie où je pouvais m’engager”, racontait Maurice Bernachon quelques années avant son décès (4). À 12 ans, Maurice part donc en apprentissage chez le pâtissier Debauge, à Pont-de-Beauvoisin. Deux ans plus tard, il se rend à Lyon, dans la célèbre maison Coillard, rue Victor-Hugo, qui remportait alors tous les suffrages, avant de peaufiner sa formation chez Durand, 42 cours Franklin-Roosevelt, dans le chic 6e arrondissement. En 1952, Durand vend et Maurice Bernachon, alors salarié, saute sur l’occasion. Le nom Bernachon orne désormais la façade de la minuscule pâtisserie de 150 m2.

Paul Bocuse et Maurice Bernachon
Paul Bocuse et Maurice Bernachon

Roi de Chuao

À cette époque, Bernachon ne fait pas encore dans le chocolat. Du moins pas dans celui qui a fait sa réputation. Mais Maurice a le nez creux. Il sent que s’il veut faire un chocolat atypique, une “signature”, il doit se démarquer. Il comprend qu’il doit maîtriser tout le process, de la fève à la tablette. Si, avant guerre, Lyon regorgeait de chocolatiers qui travaillaient la fève, avec l’industrialisation les artisans ont commencé à acheter leur chocolat de couverture (la matière première). Les goûts se sont uniformisés.

Au tout début des années 1970, Maurice Bernachon achète ses propres machines. C’est aussi à cette époque que son fils Jean-Jacques entre dans la société paternelle, après une solide formation à Bourgoin-Jallieu, chez Louis Marchand, un ancien élève de son père, à Amsterdam chez Blooker et Bensdorp, puis dans la brigade de Paul Bocuse (dont il épousera la fille).

Le milieu rigole, les prenant pour des fous, au mieux pour de doux rêveurs. Les fèves arrivent dans des sacs en toile de jute de 25-30 kilos, en provenance de la “ceinture du cacao” entre le 20e et le 22e parallèle. Madagascar, São Tomé, Équateur, Pérou, Brésil, Madagascar… Un portrait de Maurice Bernachon trône même dans le musée de Chuao, un petit village blotti dans la vallée de l’Aragua, au Venezuela, bourgade qui a donné son nom à l’une des meilleures variétés de cacao du monde.

Le "Président" de Bernachon

Et pionnier du “bean to bar”

C’est dans l’arrière-boutique que tout se passe. Les fèves sont d’abord consciencieusement triées, afin de retirer la moindre impureté qui peut se glisser lors de la cueillette. Elles sont ensuite torréfiées, puis concassées et mélangées au sucre. Elles passent ensuite trente-six heures dans un “concheur” ; en ressort une pâte souple et onctueuse. Le chocolat sera ensuite travaillé à 31 °C, moulé et façonné. Avant même sa déferlante, Bernachon était pionnier dans le bean to bar, cette tendance qui désigne les chocolatiers-torréfacteurs travaillant les fèves brutes jusqu’à la tablette finale. Aujourd’hui, ils se comptent sur les doigts d’une main en Rhône-Alpes, de deux sur l’ensemble de la France.

Mais cela n’explique pas l’ADN, la typicité des chocolats signés B, ce goût reconnaissable entre mille. “La spécificité des bonbons Bernachon, explique Philippe, le petit-fils du fondateur, aujourd’hui à la tête de l’entreprise familiale, c’est le mélange de dix cacaos différents. C’est ce qui donne ces notes fruitées, florales, épicées et fumées, cette longueur en bouche que les autres n’ont pas.”

Bernachon chocolat
La relève avec Candice, Philippe et Stéphanie, les petits-enfants du fondateur Maurice Bernachon, @Matthieu Cellard

Lire aussi : Philippe Bernachon, (grand) chocolatier

Les modes passent, Bernachon reste

La devise de Bernachon : ne rien changer. Comme Bocuse, Bernachon est en dehors des modes. Comme chez Bocuse, la carte ne change pas. Bernachon, c’est le classicisme du chocolat dans toute sa splendeur. C’est le sommet. Celui de la grande chocolaterie. Le gianduja ? Un praliné noisette enrobé de chocolat. Le créole ? Une pâte d’amandes, des raisins macérés au rhum enrobés de chocolat noir. Le sota ? Du caramel au beurre salé et du praliné enrobés de chocolat noir. Le pur ? Un chocolat noir 60 % de cacao. Mais l’emblème de la maison Bernachon reste sans conteste le palais d’or (uniquement servi chez Bocuse et la Mère Brazier) : un chocolat noir, de la crème fraîche d’Isigny Sainte-Mère épaisse à 45 %, le tout enrichi d’une feuille d’or. Inimitable. D’une longueur en bouche extrême, un goût puissant, une amertume et une acidité parfaitement contrebalancées. C’est bien simple, sans les palais à l’or fin de Bernachon, Lyon ne serait plus Lyon. Ils appartiennent à notre mémoire gustative.

S’il y a Pic à Valence, Michelin à Clermont-Ferrand, Mulliez à Roubaix, Troisgros à Roanne, Blanc à Vonnas, il y a Bernachon à Lyon.
Et le philosophe Michel Serres, grand ami de la famille, d’avoir ces mots : “La maison Bernachon mérite d’être nommée l’Académie des sciences du chocolat et des beaux-arts de la gourmandise.”

1. Ce n’est pas la première fois qu’un cuisinier est honoré de la sorte. Auguste Escoffier avait été fait chevalier de la Légion d’honneur par le président Édouard Herriot, le 11 novembre 1919.
2. Selon Le Grand Larousse gastronomique, “Montmorency” est le nom de divers apprêts salés ou sucrés, caractérisés par la présence de cerises aigres (de Montmorency). De tous les apprêts de pâtisserie baptisés Montmorency, le plus classique est une génoise garnie de cerises au sirop masquées de meringue italienne, le dessus étant décoré de cerises glacées ou confites.
3. Paul Bocuse – Le Feu sacré, Glénat, 2005, p. 155.
4. “Le vieil homme et le chocolat”, dans l’émission Mémoires sur France 3, le 6 avril 1996.

Maison Bernachon
42 rue Franklin-Roosevelt, Lyon 6e
www.bernachon.com

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