Marc Lambron
Marc Lambron ©JF PAGA
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“L’égalité porte à la comparaison, et la comparaison à la jalousie”

Un entretien avec Marc Lambron, “Immortel” de l’Académie française, Lyonnais de naissance et de coeur, est une respiration dans "un pays de Cocogne habité par des déprimés".

Normalien, agrégé de lettres, diplômé de l’Institut d’études politiques de Paris, énarque, ancien conseiller d’État, journaliste, écrivain, passionné de rock’n’roll, fan des Rolling Stones et “Immortel” de l’Académie française, le Lyonnais Marc Lambron possède une tête bien faite. Il cumule aussi les curiosités, les enthousiasmes, avec l’ironie légère – contrepoint de la fatalité ? –, le sens de la formule, le ton enjoué et volubile, sans pour autant prendre la posture de l’érudit chenu. Un homme de son temps.

Lyon Capitale : Vous considérez-vous comme une grande gueule ?

J’aimerais plutôt être considéré comme une fine plume.

Qu’est-ce qui vous met en colère ces derniers temps ?

L’abdication du courage, le dolorisme français.

73 % des Français s’accordent à dire que c’était mieux avant ; ils sont 70 % des moins de 35 ans à le penser. Pour vous, toutes les époques sont-elles belles ou êtes-vous adepte du “c’était mieux avant” ?

Je ne suis pas un adepte du “c’était mieux avant” mais reste sensible aux modulations, tant des saisons variées traversent la vie d’une nation. Dans Le Monde d’avant, publié l’année dernière, j’évoque mon grand-père maternel, un homme qui avait traversé le XXe siècle en endurant les rigueurs de la Seconde Guerre mondiale et de l’Occupation, confronté à une difficulté considérable de vivre. Malgré tout, il y avait chez lui un certain stoïcisme, une façon de ne pas se plaindre, bien loin de la victimologie contemporaine. Existaient alors ces notions de dignité, d’orgueil, aujourd’hui un peu dévaluées. Le fait d’avoir échappé à des événements tragiques donnait une mesure de la vie, si précieuse. On peut, même dans une condition sociale ou économique difficile, s’inventer des bonheurs. Il faut se méfier de notre perception. Autrement dit, la façon dont l’on se place, subjectivement, par rapport aux données objectives de l’époque. Je cite volontiers une phrase du philosophe espagnol Ortega y Gasset : “Je suis moi et ma circonstance.” Le temps de vie qui nous est octroyé coïncide avec une époque, et cette époque, il faut savoir l’habiter. À bien y regarder, nous ne sommes pas si malheureux aujourd’hui en France, même si règne un sentiment de crise ou de décadence. Par volonté, on peut encore s’inventer des bonheurs.

Il y a justement cette curieuse aptitude à la morosité en France. “Les Français vivent du malheur comme les Anglais de la famille royale”, ironisait un correspondant du New York Times en 2013. “La France va bien, mais se sent malheureuse”, titrait The Economist en novembre 2021. Pourquoi ces passions tristes ? Quelle en serait l’origine ?

Je partage ce diagnostic. Prenons deux chiffres : la France reste la première destination touristique mondiale. En même temps, c’est le pays où le taux moyen de consommation d’antidépresseurs par tête d’habitant est maximal. La question est donc de savoir pourquoi ce pays de cocagne, aux yeux du reste du monde, est habité par des déprimés. Ce sentiment prend probablement sa racine en 1940, le deuil de la France comme puissance impériale et victorieuse, un blues français masqué par les Trente Glorieuses, cette injection d’optimisme et de croissance dans la vie nationale, lorsque chaque année était meilleure que la précédente. À la racine de cela, il y a depuis la Révolution une passion française, qui est moins la liberté que l’égalité. Or, l’égalité porte à la comparaison, et la comparaison à la jalousie. Nous vivons dans une société de griefs où l’on regarde beaucoup dans l’assiette du voisin, et de plus belle quand les temps sont plus âpres qu’ils ne l’étaient précédemment. Il y a une mélancolie française qui relève plus de conditions subjectives.

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