Jean Tirole
Jean Tirole @AFP

"Les générations futures seront plus riches que nous au sens du progrès" (Jean Tirole)

Jean Tirole est prix Nobel d’économie (2014). À l’occasion de sa venue à Lyon aux Journées de l’économie (dont Lyon Capitale est le partenaire média), le coauteur de Les Grands Défis économiques, paru en septembre dernier, nous a accordé un entretien.

En 2020, Emmanuel Macron proposait à Jean Tirole et Olivier Blanchard de constituer une commission indépendante pour plancher sur les défis du futur. Cette commission internationale de vingt-quatre éminents économistes produisit un rapport portant sur trois défis structurels pour l’économie mondiale : le changement climatique, les inégalités et l’évolution démographique. Ces défis sont existentiels mais leur horizon temporel – leurs effets immédiats sont beaucoup plus faibles que leurs effets à long terme – invite à la procrastination. Pourtant des solutions existent, même si elles sont parfois coûteuses ou difficiles à mettre en place. Cet ouvrage, destiné à un très large public, est un résumé des conclusions de cette commission.

Jean Tirole
Jean Tirole @AFP

Lyon Capitale : Trois défis pour l’économie mondiale sont évoqués dans Les Grands Défis économiques : la lutte contre le dérèglement climatique, l’accroissement des inégalités et le vieillissement de la population. S’agit-il de défis structurels ou existentiels ?
Jean Tirole : Le climat est clairement une question existentielle, ce sont, par-dessus tout, nos vies qui sont en jeu. L’égalité des chances est un défi pour nos démocraties. Quant aux retraites et à la démographie, c’est peut-être moins important, c’est un débat plus structurel.

Sur ces trois défis, il est donc facile de “procrastiner” d’un point de vue politique. C’est la question centrale de votre livre. Comment faire adopter des solutions coûteuses sans retombées positives immédiates ?
C’est difficile en démocratie : il y a des élections, et c’est normal, mais si les citoyens ne s’emparent pas du problème, ils vont toujours voter contre des dépenses supplémentaires. Dépenses qui pourraient permettre de lutter contre le réchauffement climatique. Je ne veux pas dire que ce serait mieux dans une dictature car, dans ce genre d’environnement, il n’y a pas de contre-pouvoir provenant de la société civile donc aucune protestation. C’est dans une démocratie que cela se résoudra, mais pas facilement.

Alors le climat ou la fin du mois ?
Christian Gollier [l’un des auteurs de plusieurs rapports du Giec, NdlR] a publié un livre sur le sujet qui illustre très bien la différence. Le problème existentiel entre vingt et trente ans, c’est la fin du mois, on a tendance à mettre le climat de côté. Je ne jette pas la pierre aux politiques mais ils ont tendance à réagir à l’opinion publique. Depuis trente ans, on voit que rien n’a changé. Les actions politiques, qui pourraient être significatives, sont jetées car trop contraignantes. Pourtant, c’est en touchant au portefeuille qu’on a des résultats. C’est malheureux mais il n’y a pas de secret.


“Le gouvernement n’est pas là pour produire. L’État doit être un régulateur fort”


De nombreux économistes pourfendent l’étatisme. Le rôle de l’État est-il d’intervenir sur tout ?
Oui et non. Je suis contre un État omniprésent mais je suis pour qu’il soit fort et assume son rôle de régulateur. Le gouvernement n’est pas là pour produire. L’État comme dirigeant d’entreprise n’est pas très efficace. Il doit être un régulateur fort. C’est un peu un arbitre, pas un participant au jeu. C’est l’exemple de la taxe carbone pour protéger l’environnement. Je suis très fier du droit à la concurrence en Europe : ils vont de l’avant vis-à-vis des Gafam [Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft, NdlR].

La France est-elle mieux “armée” face à ces défis par rapport à d’autres pays ?
L’avantage qu’a la France par rapport aux autres pays, ce sont les centrales nucléaires et sa production d’énergie décarbonée. En Europe, nous polluons beaucoup moins que les Allemands par exemple. Aussi, les Français ont une conscience climatique plus développée. C’est donc plus facile d’avancer que dans des pays qui comptent davantage de
climatosceptiques.

Que peut faire la France si ce n’est garder ses usines nucléaires ?
Nous allons avoir besoin de plus en plus d’électricité à cause des pompes à chaleur, des voitures électriques, etc. La situation est délicate : les gens ne veulent pas d’éoliennes sur le territoire et le solaire devrait, de façon idéale, se faire dans les pays du Sud. Il nous faudrait réinventer tout le réseau électrique pour acheminer l’énergie du sud vers le nord. Tout cela coûte cher et prend du temps.

La mondialisation s’est-elle grippée avec la crise du Covid et le récent conflit en Ukraine ?
Ce qui est le plus dangereux, ce sont les tensions géopolitiques parce qu’elles amènent les pays à se séparer. On ne veut pas dépendre des autres. C’est ce qu’on observe avec le conflit en Ukraine. Aujourd’hui, la globalisation pourrait ralentir ou s’arrêter, dans le pire des cas. Si cela se produit, les prix vont augmenter de manière considérable. La mondialisation va se poursuivre, je ne me fais pas de souci pour elle, mais si les tensions perdurent, la situation va être plus rude.


“C’est en touchant au portefeuille qu’on a des résultats”


La période que nous vivons au niveau énergétique est-elle comparable à la cassure de 1973 ?
Sur le choc de l’énergie, certes, il y a de l’Ukraine là-dedans, surtout pour le gaz. Le pétrole est un marché mondial comparé à celui du gaz, plus local. Substituer du gaz russe est un processus lent et qui coûte cher, alors que le pétrole peut être acheté et vendu un peu partout. Le choc du pétrole vient de l’Opec [Organization of the petroleum exporting countries, NdlR] qui restreint la production et des “majors ” qui ouvrent moins de puits qu’auparavant. Soyons cohérents, on dit qu’on ne veut plus d’énergies fossiles, il faut accepter que leur prix augmente.

Y a-t-il nécessité à sacrifier la croissance pour éviter le réchauffement climatique ?
Il faut avoir le courage de payer ce qu’il faut pour lutter contre le dérèglement climatique. Le prix est en train de croître à mesure de notre inaction. Il faut donc investir, ce qui va réduire un peu la croissance. Mais elle reviendra. Les générations futures seront plus riches que nous au sens du progrès. C’est déjà le cas aujourd’hui. Il y a quelques années, nous n’avions pas l’ARN messager, il fallait dix ans pour mettre au point un vaccin.

Concernant les inégalités, vous dites qu’en général la France ne s’en sort pas trop mal. En revanche, vous évoquez un colossal problème d’inégalités des chances en particulier au niveau de l’éducation. Cela veut-il dire que nous sommes socialement à l’arrêt ?
Il est vrai qu’en France des choses sont à améliorer. Dans l’ensemble, cependant, on redistribue beaucoup plus les richesses que dans les autres pays riches. Là où l’on pèche énormément, c’est sur le sujet de l’égalité des chances. Il est anormal que l’éducation soit totalement gratuite en France. Mais ce n’est pas uniquement lié à des phénomènes monétaires, c’est surtout une question d’information. Lorsqu’on vient d’une classe sociale aisée, on sait quelle école il faut faire pour se garantir un avenir. Au lieu de dire que toutes les formations se valent, peut-être que les conseillers d’orientation devraient préciser que justement certaines mènent plus loin. C’est ce que faisaient les instituteurs de la IIIe République qui prenaient en main des enfants issus de milieux défavorisés et les aiguillaient.

Quels sont les principaux enjeux que vous avez identifiés en termes de démographie ?
Il y a d’abord un côté positif : on vit tout de même de plus en plus vieux. Le problème, c’est que la période de retraite s’allonge et les personnes âgées deviennent une charge pour les générations actives. Face à cela, il y a trois réactions possibles. La première, c’est de diminuer les pensions mais ça ne va pas plaire aux retraités. Alors, deuxième solution, on peut augmenter les cotisations et les contributions de l’État, mais cela va aussi retomber sur les jeunes. La troisième solution est de travailler plus longtemps. Il y a toute une discussion sociétale à avoir sur le sujet parce que les situations sont très différentes d’un individu à un autre. Je vois des gens qui ont soixante ans et sont encore très bien, quand d’autres ont commencé à travailler très tôt dans des secteurs plus difficiles. Finalement, il n’y a pas une seule et unique solution. Il faut un ensemble de mesures cohérentes.

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