En trois décennies, Lyon est passé de l’ombre à la lumière. Boostée par une politique événementielle énergique, la ville est devenue ludique et festive. Sa mise en tourisme et le développement des activités de loisir ont incontestablement été les grands marqueurs de l’espace urbain ces trente dernières années. Rétro-bilan illustré.
En 1989, un étudiant en DEA à l’université Lyon 2 menait une enquête auprès de cinquante agents de voyage et tour-opérateurs parisiens : l’évaluation de la destination touristique Lyon révélait qu’un professionnel du tourisme sur trois ignorait complètement la ville. Quelques mois plus tard, la même enquête est réitérée de l’autre côté des Alpes, à Turin et Milan, les deux plus grandes villes italiennes les plus proches. Comme à Paris, 30 % des voyagistes méconnaissaient la ville et la moitié estimait que Lyon ne valait pas une halte.
En outre, sur les cinquante-cinq brochures où figuraient la France, quinze seulement citaient Lyon. Trente ans plus tard, l’Union européenne désigne Lyon “capitale européenne du tourisme intelligent” aux côtés d’Helsinki, tandis que Lonely Planet, premier éditeur de guides de voyage dans le monde, sélectionne “the darling of international visitors” parmi les dix “Best in Europe” à visiter cette année. Cerise sur la tarte aux pralines, Lyon fait son entrée dans le classement des meilleures destinations à visiter du New York Times. Hier perçu comme une cité refermée sur elle-même, dans l’ombre de Paris, Lyon incarne aujourd’hui la jeunesse, l’énergie, l’ouverture sur le monde… “Oubliez Paris et Rome, Lyon est le nouveau number one”, écrit le quotidien britannique Daily Star. “Londres, Milan et Barcelone peuvent aller se rhabiller”, enchaîne Vanity Fair. Pourtant, Lyon revient de loin, de très loin même.
“Lyon, c’est un tunnel”

Pendant des décennies, Lyon a traîné une image de ville secrète et mystique (le spiritisme d’Allan Kardec, l’ordre du Temple de la Rose-Croix de Joséphin Péladan, la franc-maçonnerie), orientée vers le mystère, que les brouillards et les traboules ont notoirement amplifiée. “C’est que, vois-tu, je connais Lyon ; les cerveaux y sont fumeux ainsi que les brouillards du Rhône qui couvrent, le matin, les rues (…) mais Lyon est aussi le refuge du mysticisme, le havre des idées préternaturelles et des droits douteux”, écrivait en 1895 Huysmans dans Là-bas. Un second ouvrage a contribué à renforcer cette image, en la saupoudrant d’une bonne couche de bourgeoisie, Calixte ou L’introduction à la vie lyonnaise, le roman de l’écrivain lyonnais Jean Dufourt paru en 1926 avec un succès retentissant. Et puis il y a le “couloir de la chimie”, avec sa concentration d’usines et de cheminées odorantes aux portes de la ville, qui donne à Lyon un visage de ville industrielle. En 1979, dans Le Monde, le sauveur du Vieux-Lyon Régis Neyret écrivait, avec une pointe d’ironie bien placée de directeur de presse, que “pour les millions de voyageurs qui déferlent chaque année de Paris et des pays du Nord vers les rives du soleil, Lyon c’est un tunnel, deux fleuves que l’on confond, parfois une étape gastronomique. Rien de plus. Pour des millions de Français façonnés par mille ans de centralisation et cent ans d’instruction publique simplificatrice, le Lyonnais est un bourgeois riche et triste, qui travaille dans la soierie, joue aux boules dans le brouillard, va voir Guignol le dimanche (à moins qu’il n’assiste à une messe noire), tandis que sa femme mijote de la bonne cuisine dans d’obscures alcôves. Depuis quelques affaires criminelles dans les affaires en 1970, certains rajoutent les truands aux bourgeois, et le sang à l’argent”.
1989, de l’ombre à la lumière

Cette imagerie va disparaître progressivement dès 1989, considérée comme l’année charnière du changement symbolique, sociologique et politique de la ville. Le 19 mars, Michel Noir (RPR) est élu à la mairie de Lyon. L’arrivée au pouvoir de l’ancien ministre du Commerce extérieur “tranche un peu avec ce qu’a été la municipalité lyonnaise pendant très longtemps”, explique le sociologue Jean-Yves Authier (groupe de recherche sur la socialisation, CNRS/université Lyon 2). “Il y a eu un changement sociologique, confirme Jean-Michel Daclin, ancien adjoint de Gérard Collomb aux relations internationales. Les Lyonnais ont voulu mettre au placard toute la génération des rad’soc et post-rad’soc, Édouard Herriot, Louis Pradel et Francisque Collomb, qui voyaient avec des lunettes de vingt ans de retard.” Le soir de son élection, en duplex de Lyon pour Antenne 2, Michel Noir annonce, péremptoire : “Lyon est appelé à jouer les tout premiers rôles en coupe d’Europe des villes championnes des années 1990.” Noir travaille sur une autre trajectoire, propose un autre projet urbain, avec l’idée d’améliorer la qualité de vie des habitants et de faire rayonner Lyon à l’international. “Se met en place un plan Lumière, un Plan vert, un Plan bleu, détaille Jean-Yves Authier. Il y a aussi des gens qui viennent s’installer à Lyon et qui créent des événements, Guy Darmet par exemple.” Ce dernier, directeur de la Maison de la danse, en est alors à la troisième édition de sa Biennale de la danse – “le plus grand festival de danse au monde”, selon le quotidien espagnol El Mundo. 1989, c’est aussi l’année de l’installation à Lyon d’Interpol. Le président de la République, François Mitterrand, inaugure un immense cube en verre et granit de dix étages, au cœur de la Cité internationale ; caméras, grilles et “douves” du parc…, le siège de l’organisation mondiale de police ressemble à une forteresse moderne. Avec la police scientifique à Écully et l’École nationale des commissaires de Saint-Cyr-au-Mont-d’Or, Lyon se place dès lors comme une capitale mondiale de la police.
Ça, c’est le côté rayonnement international. Ce qui change la ville, c’est la mise en lumière de 300 bâtiments (on en est à plus de 370 aujourd’hui). Né de la volonté de Michel Noir et d’Henry Chabert, son adjoint à l’urbanisme, le plan Lumière – premier de France – transforme la ville terne et sombre en belle de nuit, modifie et redore l’image que la ville donnait d’elle-même. Michel Noir a eu l’idée d’illuminer les ponts pour embellir la ville, depuis son jardin à la Croix-Rousse où il contemplait “la traînée noire du Rhône la nuit”. “Contrairement à ce que Francisque Collomb disait il y a quarante ans, mettre en lumière une ville, ce n’est pas une dépense mais un investissement”, explique Alain Guilhot, concepteur du plan Lumière. La lumière n’est plus pensée par son prisme historique sécuritaire mais devient un matériau proprement dit et une véritable composante d’urbanisme. Elle permet une nouvelle lecture de la ville et transforme la vie nocturne des habitants.
1996, les maîtres du monde
Lyon se débarrasse alors de son tropisme parisien et des complexes qui vont avec. On se dit qu’on peut gagner la reconnaissance sans forcément passer par la case Paris. C’est ce que fait l’opéra – que Jean Nouvel rehausse d’un demi-cylindre de verre pour “renforcer l’identité de la ville dans la mise en place de signaux urbains” – en pariant sur un Américain d’origine japonaise quasi inconnu, Kent Nagano, comme chef d’orchestre. L’opéra prend le virage de la modernité. Quelques années plus tard, le directeur général, Serge Dorny, développera une programmation innovante, associant grandes œuvres du répertoire et opéras peu connus, chamarrée d’une politique d’accessibilité et d’ouverture à tous les publics, avec une série d’actions culturelles à destination des personnes les plus éloignées de l’art.

En 1991, Thierry Raspail, directeur du musée d’Art contemporain, lance une biennale qui deviendra le grand événement national en matière d’art contemporain, succédant à ce titre à celle de Paris, créée par André Malraux en 1959 et disparue en 1985. Pour la première édition, sur une scénographie de Patrick Bouchain, soixante-neuf artistes (Arman, César, Robert Filliou, Pierre Soulages, Erik Dietman, mais aussi Fabrice Hybert, Pierre & Gilles, Sophie Calle, Alain Séchas…), disposant chacun d’un espace de 120 m² fermé par une porte, exposent soixante-neuf pièces inédites. Cette première accueille 73 000 visiteurs en quatre semaines et réalise une audience européenne. Elle matérialise surtout le potentiel de Lyon. Quelques années plus tard, le quotidien allemand Der Tagesspiegel écrira que “la plus importante manifestation d’art contemporain en France a élevé la ville de Lyon à une place artistique majeure”. Dans la foulée, débutent les travaux de la Cité internationale dessinée par Renzo Piano, l’architecte italien qui a conçu le centre Pompidou, la Potsdamer Platz à Berlin, la tour Hermès à Tokyo et le nouveau siège du New York Times (et recevra le prix Pritzker en 1998). La double peau en verre des bâtiments répond aux serres de la Tête-d’Or ; la végétalisation permet de relier le Rhône et le parc en instaurant une continuité à travers la Cité internationale. “C’est parfaitement logique que le concept de modernité s’exprime à travers quelque chose de très léger construit au milieu de la nature et pas construit dans le minéral, explique Renzo Piano. C’est une idée très européenne.” En 1996, c’est le monde qui vient à Lyon à l’occasion du G7, une grande première en province – un “cadeau présidentiel”, selon les propres mots de Raymond Barre, en hommage à l’abnégation du sauveur de la majorité lyonnaise. Agacé par les Lyonnais qui se demandent comment on circulera en ville, le maire tacle : “Il ne s’agira pas d’une deuxième foire-exposition de Lyon (…), les chefs d’État viennent pour travailler.”

Mais, comme dit la “plaisante sagesse lyonnaise”, “vaut mieux prendre chaud en mangeant que froid en travaillant”. Moins trivialement, “la gastronomie est un résumé à fort impact mémoriel de ce que peut être une ville”, énonce le président d’Only Lyon Tourisme et Congrès, Jean-Michel Daclin. À Lyon, la diplomatie par la table (ou diplomatie de bouche) n’est en effet pas nouvelle. Elle est même devenue une mythologie locale, les élus locaux se référant encore aux tables somptuaires du passé. Sous la houlette et le bon coup de fourchette de Jacques Chirac, Jean Chrétien (Canada), Helmut Kohl (Allemagne), Romano Prodi (Italie), Ryutaro Hashimoto (Japon), John Major (Royaume-Uni) et Bill Clinton (États-Unis), accompagnés par le président de la Commission européenne, Jacques Santer, profitent donc d’être dans la “capitale de la gastronomie”, ce 28 juin, pour dîner chez le double-étoilé Léon de Lyon – au menu, tête de veau, brochet de la Dombes, agneau de la Drôme, etc. Le G7, qui se tient au MAC et au palais des congrès, “met en valeur l’insuffisance criante d’installations adaptées, tant qualitativement que quantitativement, à l’hébergement de ce type de manifestation. Des problèmes de gestion des déplacements et l’absence de facilités de réunions informelles notamment, se font jour”, relate l’Institut d’urbanisme de Lyon. La ville compte alors 4 000 chambres (plus de 32 000 aujourd’hui) et prend conscience que son parc hôtelier devra croître si elle veut réaliser ses ambitions internationales. Le fameux gros porteur dont les élus parlent depuis une décennie – un Intercontinental de 144 chambres de luxe, décoré par Jean-Philippe Nuel (à qui l’on doit le siège de Merial à Gerland) – sera inauguré le 4 juin 2019, au cœur du Grand Hôtel-Dieu. Il en deviendra sa pièce maîtresse, sous la majestueuse coupole du Grand Dôme.
Lyon à l’Unesco, la “divine surprise”

1996. La Biennale de la danse a inauguré, en hommage au carnaval de Rio et à l’action des écoles de samba (l’édition est intitulée “Aquarelo do Brasil”), son grand défilé dans les rues de Lyon, ancrant de manière forte le caractère festif et populaire de l’événement. Le New York Times s’empresse de le qualifier de “plus important et plus ambitieux festival de danse au monde”. Le 5 décembre 1998, la “valeur universelle exceptionnelle” du site historique de Lyon, représentant 478 hectares, est officiellement reconnue par le comité du patrimoine mondial de l’Unesco réuni à Kyoto. “Lyon représente un témoignage exceptionnel de la continuité de l’installation urbaine sur plus de deux millénaires. Elle illustre de manière exceptionnelle les progrès et les évolutions de la conception architecturale et de l’urbanisme au fil des siècles.” L’association Renaissance du Vieux-Lyon reconnaît que c’est “une divine surprise, pour ne pas dire un miracle. D’abord aux yeux des Lyonnais eux-mêmes, qui ne s’attendaient absolument pas à une telle distinction et ensuite, et surtout, aux yeux du reste du monde”. C’est à Raymond Barre que Lyon doit le label. Avant lui, il n’y avait pas d’adjoint au patrimoine, explique Régis Neyret. C’est ce dernier qui a sauvé le Vieux-Lyon de la démolition du quartier par Louis Pradel, l’édile ayant très sérieusement envisagé une immense percée reliant la Presqu’île à la colline de Fourvière par un nouveau boulevard urbain ; à titre d’argument, le maire radical (dans tous les sens du terme) avait fait valoir que cela “aurait l’avantage d’élargir la voie devant la mairie du 5earrondissement, place du Petit-Collège, ce qui faciliterait les photos de mariage…” Quand Raymond Barre est élu maire, en 1995 (avec 47,5 % des voix au second tour), un adjoint à la culture et au patrimoine est nommé. C’est Denis Trouxe, qui propose à Régis Neyret d’être son chargé de mission sur le patrimoine. “Monsieur Neyret, sur le plan du patrimoine, auriez-vous quelques idées, mais qui ne coûtent pas trop cher ?” demande le maire. Régis Neyret lui propose l’inscription du Vieux-Lyon parmi les sites du patrimoine mondial de l’Unesco. L’épais carnet d’adresses de l’ancien ministre du Commerce extérieur, ministre de l’Économie et des Finances et Premier ministre de Valéry Giscard d’Estaing fait le reste : Raymond Barre appelle en direct son ami Federico Mayor, alors directeur de l’Unesco, pour lui soumettre le projet. Ce dernier est intéressé que ce ne soit pas un gouvernement qui demande le classement mais une ville. “Quand les services parisiens de l’architecture et du patrimoine ont reçu notre dossier, ils sont allés trouver leur ministre en disant – nous l’avons su par la suite – “Il n’est pas possible que l’on présente Lyon, puisqu’à Lyon il n’y a rien !” C’était la vision que l’on avait de Lyon depuis Paris et sans doute du monde entier”, se souvient Régis Neyret1. Philippe Douste-Blazy, alors ministre de la Culture et ami de Raymond Barre, ne peut refuser. Pour la géographe Isabelle Lefort, professeure de l’université Lyon 2 responsable du LabEX IMU, un dispositif de recherche et d’expérimentation sur la ville, l’urbain, la métropolisation et l’urbanisation, “ce classement Unesco joue comme un booster extrêmement important”.
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L’inscription du site historique de Lyon au patrimoine mondial, in Millénaire 3.
Les prémices de la “ville festive”

La Fête des lumières s’étale désormais sur quatre jours dans toute la ville. La fête populaire organisée tous les 8 décembre pour l’installation de la statue de la Vierge Marie au sommet de Fourvière, envisagée comme un signal religieux, est devenue un événement internationalement reconnu (1,8 million de visiteurs, dont 100 000 étrangers, en 2018). Objectif affiché de la ville de Lyon : “promouvoir le crédit international d’une cité en transformant son aura de ville des brumes en une aura de ville Lumière”. “Si Paris est la ville Lumière, Lyon est la ville des lumières”, a désormais pour habitude de lancer Thierry Marsick, le directeur de l’éclairage public lyonnais, quand il croise son homologue parisien. La fête est un électrochoc. C’est le début de la mise en scène de la “ville festive”, comme l’explique la géographe spécialiste du tourisme Maria Gravari-Barbas. Si la ville a toujours été un lieu de fêtes – calendaires, patronales, commémoratives –, “les événements festifs et culturels comptent aujourd’hui parmi les facteurs de “production” de nouveaux espaces urbains ou de requalification et de réécriture d’espaces le plus souvent hérités de la ville industrielle, écrit-elle. Ils sont en ce sens de plus en plus systématiquement instrumentalisés pour “fabriquer” la ville contemporaine et créer de nouvelles urbanités2”.
Bien avant les Nuits sonores qui investissent les friches délaissées de la ville, les fêtes organisées par l’hebdomadaire “poil à gratter” Lyon Capitale se glissent dans les interstices urbains, entre friche et projet de rénovation. Et marquent durablement les esprits. Excepté la première, “débridée, délirante, mélangée, allumée”, en mai 1995, qui réunit 4 500 personnes dans le tout nouveau parking des Terreaux avec la visite d’éclectiques célébrités comme Jacques Weber, Gérard Collomb ou Henry Chabert, les suivantes investissent les terrains vagues de la ville. Le 1er décembre 1995, 6 000 m2 de hangars et d’usine des Puces de Vaise sont transformés en bar, restaurant, cyber-café (Internet est arrivé à Lyon en septembre), boîte de nuit, plateau télé, salle de concert… 5 000 personnes investissent les lieux, “deux fois plus que le congrès national du CDS [Centre des démocrates sociaux, NdlR] à Lyon la semaine passée”, écrit avec malice l’hebdomadaire. Les docks seront requalifiés – ils accueillent aujourd’hui le stade Boucaud, la Cegid, le restaurant L’Ouest, le multiplex Pathé Vaise et la Villa Créatis. Le 13 décembre 2002, Lyon Capitale récidive à la Sucrière – “un coup de cœur pour un lieu et pour une œuvre qui l’habite préfigure l’esprit qui pourrait animer le quartier, d’où notre envie d’y faire une de ces grandes fêtes populaires et mélangées”. L’objectif de cette soirée était de faire découvrir un nouveau lieu habillé par les installations artistiques assez incroyables d’Olivier Agid. La soirée s’organise en quelques jours, tout à l’énergie. Plus de 4 000 personnes s’y pressent. “Quand je parlais du confluent jusqu’à présent, ça paraissait un peu théorique et pour certains un peu commercial. Cette fête va avoir une fonction de révélateur du quartier du confluent comme ça avait été le cas dans le 9e avec une autre de vos fêtes”, déclare le nouveau maire, Gérard Collomb, à Lyon Capitale.
La mandature 1995-2001 a été marquée par des réalisations qui modifient l’image – et l’usage – que les Lyonnais ont de leur ville : l’inauguration du tramway, la poursuite des travaux de la Cité internationale, le réaménagement de la halle Tony-Garnier et les projets de transfert du marché-gare de Perrache à Corbas, avant-goût d’un chantier de longue haleine, celui de la Confluence. Après les années Barre, amateur de western à la papa toujours prêt à dégainer un doigt vengeur pour fustiger le “tohu-bohu de la nouveauté”, Lyon a besoin d’un appel d’air. Un peu de rock’n’roll. Le nouveau souffle viendra de Gérard Collomb – qui traîne pourtant une image un peu falote, grand amateur d’Eddy Mitchell et de Nestor Burma. Longtemps “tricard au PS”, comme il l’a lui-même avoué, candidat depuis 1977, le socialiste ne fait pas rêver. Libération titre “La victoire de Sisyphe”. Pourtant, c’est lui qui aura “une véritable imagination urbaine”, selon le géographe Michel Lussault (actuel directeur de l’École urbaine de Lyon), celui qui “achève le tournant pour que Lyon ait un autre statut urbain”.
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“La “ville festive” ou construire la ville contemporaine par l’événement”, in Bulletin de l’Association des géographes français, 86eannée, 2009-3 (septembre), “L’événementiel et les villes touristiques”, pp. 279-290.
2003, Nuits Sonores, symbole du nouveau Lyon

“Lyon a changé. Je crois que les forces politiques qui ont géré la ville ne sont plus en phase avec ce qu’elle est devenue (…). Je trouve le projet culturel de Lyon en panne, si tant est qu’il y ait jamais eu un projet”, explique à Lyon Capitale Patrice Béghain, alors futur adjoint à la culture. Dans le milieu culturel, justement, c’est la valse des directeurs. Après de longues années frisant l’asphyxie, le monde culturel lyonnais connaît une grande vague de renouvellement. En quelques mois, une douzaine de directeurs d’institutions annoncent leur départ. Les pessimistes n’hésitent pas à parler d’“exode” ou d’hémorragie ; les plus enthousiastes se félicitent de ce renouveau ou de cette “bouffée d’air”. Dans cette “ville de réseaux qui cultive l’enracinement”, selon l’expression de l’ancien adjoint à la Culture Denis Trouxe, on goûte peu aux charmes de la nouveauté. Du coup, cette valse des directeurs fait l’effet d’un séisme. Claudia Stavisky arrive aux Célestins, David Robertson à l’ONL, Alain Durel à l’opéra de Lyon, rejoignant les militants de la culture profondément inscrits dans le paysage lyonnais, Philippe Faure au théâtre de la Croix-Rousse et Thierry Raspail au musée d’Art contemporain, apportant un regard neuf et ouvert sur l’institution et la ville.
Cet appel d’air et ce regard neuf, ce sont aussi les Nuits sonores. Plus qu’un événement, le festival a été un marqueur culturel, le symbole d’une dynamique, de la visibilité et du rayonnement international de Lyon. Quand Raymond Barre annulait la rave Polaris à la halle Tony-Garnier où se produisait Carl Cox, connu pour jouer sur quatre voire cinq platines en même temps, au lieu des deux conventionnelles – épisode qui posa les bases de la Techno Parade, lors d’une grande réunion à l’école d’architecture de Vaulx-en-Velin où se trouvait Patrice Mourre, aka P. Moore sur scène, futur cofondateur des Nuits sonores – Gérard Collomb donnait 270 000 euros au jeune collectif Arty Farty pour monter un festival de musiques électroniques. Les Nuits sonores étaient nées. “Ils étaient un peu gonflés, car personne ne les connaissait, se souvient le maire de Lyon. Mais on était en rupture, c’était cela qui était l’avenir de la ville.” 16 000 festivaliers la première année, 29 000 un an plus tard, 36 000 pour la 3e édition, 47 000 en 2006. Jusqu’à 140 000 en 2018. La ville est bouleversée et prend le virage de la jeunesse. De nombreux “sonoriens” se souviennent de ce dimanche 8 mai 2005, à 8 heures du matin. Après un set totalement renversant de quatre heures, Laurent Garnier, le boss de la techno française, clôture de manière magistrale la 3e édition des Nuits sonores. Les 3 000 personnes entassées aux Salins du Midi exultent, bras levés et sourires XXL. “Ç’a été un moment historique pour les festivaliers, explique Vincent Carry, fondateur et directeur du festival. Dans notre histoire, c’est indépassable comme moment culte. C’est la première fois que nous avons pris conscience, au sein de l’équipe, de l’importance de notre festival.” Les Nuits sonores deviennent “l’un des événements culturels les plus courus et les plus innovants d’Europe”, écrit Le Temps, “l’un des dix meilleurs festivals de musique d’Europe”, selon le Guardian. Gérard Collomb exulte. Lui qui voulait marquer une “rupture” a gagné son pari. C’est ce qui a fait que Lyon ne s’est pas muséifié et est allé de l’avant, car les Nuits sonores, “c’est un peu le symbole du nouveau Lyon”, comme le soutient Denis Trouxe.
Les berges du Rhône, “le must des opérations de scénographie urbaine”

L’autre symbole de ce “nouveau Lyon”, ce sont les berges du Rhône, le projet le plus emblématique du premier mandat de Gérard Collomb. “Ce projet est stratégique pour l’image de la ville mais s’inscrit également de manière précise dans le mandat de Gérard Collomb [puisqu’il] doit se finir quelques mois avant les élections municipales”, note l’Institut d’urbanisme de Lyon. C’est sans doute le chantier qui a le plus transformé la ville, celui qui a aussi changé son image. Le projet permet de requalifier les bas-ports du Rhône, jusqu’alors dévolus au stationnement automobile (1 600 places de parking), en une promenade de 5 kilomètres de long, répartis sur une surface de 10 hectares et reliant le parc de la Tête-d’Or conçu au XIXe siècle à celui de Gerland créé en 2000 par Michel Corajoud. Parallèlement arrivent les Vélo’V, les vélos en libre-service gérés par l’entreprise JCDecaux – deux ans avant les Vélib’ à Paris, ce qui n’est pas sans faire la fierté des Lyonnais. Chaque année depuis dix ans, l’usage du vélo progresse de 10 à 15 % sans discontinuer. Et le phénomène ne s’estompe pas. Au contraire. Le trafic automobile, quant à lui, continue de décroître, avec une baisse de 3 % en 2018 par rapport à 2017. L’espace urbain s’est inévitablement transformé.

Une évolution accentuée par la sortie des terrasses de restaurants et de bars sur les trottoirs. “Ça a dynamisé les commerces, qui peuvent faire +30 % de chiffre d’affaires, et ça a mis de la vie dans la ville”, se félicite Marie-Odile Fondeur, à l’origine d’un cahier des charges. Effets immédiats : les gens sortent, (ré)investissent les rues. Sur les berges, dès le lendemain de leur inauguration, le 9 mai 2007 à l’occasion de la Fête de l’Europe, Lyon Nouvel Horizon, l’association créée par l’ancien ministre des Transports Dominique Perben pour les municipales à venir, qualifie l’aménagement de “malchance” pour les Lyonnais, déplorant un “spectaculaire dérapage budgétaire [45 millions d’euros au lieu des 10 prévus, NdlR] et un choix idéologique d’une autre époque”. Les Nations unies pour l’environnement semblent, quant à elles, avoir bien compris le “choix idéologique” du maire, décernant deux prix à la ville de Lyon lors du concours international des Liveable Communities : le premier couronne l’amélioration du paysage avec les berges du Rhône, le second récompense la qualité de son cadre de vie, derrière la ville de Malmö (Suède). “Les berges du Rhône, c’est un must des opérations de mise en scène, de scénographie urbaine, analyse la géographe Isabelle Lefort. Londres a donné une ampleur autrement plus importante à l’aménagement des bords de la Tamise [la capitale anglaise a lancé au début des années 1980 une très vaste opération d’urbanisme pour reconquérir les friches industrialo-portuaires en aval du Tower Bridge, les désormais célèbres Docklands, NdlR]”, qu’une délégation de la communauté urbaine de Lyon a visités en 1987.
Standards européens
“On est donc sur des classiques, Lyon a suivi le mouvement”, poursuit la géographe. Pendant les années 2000, une lame de fond touche les métropoles qui deviennent des scènes urbaines. “La situation lyonnaise s’analyse comme une mise aux normes des standards européens. Une fois qu’on a requalifié les dispositifs spatiaux, c’est le temps qu’on exploite. C’est l’événementialisation.” C’est Quais du polar (100 000 visiteurs en 2019), qui a accueilli en quinze ans les plus grands noms du genre : Henning Mankell, Donald Westlake, P.D. James, Philip Kerr, mais aussi James Ellroy, John Grisham, Michael Connelly, Camilla Läckberg, Harlan Coben, Arnaldur Indriðason… Ce sont les Assises internationales du roman qui, en une décennie, sont devenues incontournables pour les amateurs de littérature : du Nobel Orhan Pamuk à Russel Banks en passant par Nancy Houston, le prix Goncourt Leïla Slimani ou Salman Rushdie… C’est Lyon BD, rendez-vous incontournable du 9e art qui rassemble plus de 270 artistes et 80 000 visiteurs. C’est le festival Lumière – dont le président, Thierry Frémaux, est aussi le délégué général du festival de Cannes – qui a remis des prix Lumière à Jane Fonda, Wong Kar-wai, Catherine Deneuve, Martin Scorsese, Pedro Almodóvar, Quentin Tarantino, Gérard Depardieu, Ken Loach, Milos Forman et Clint Eastwood… C’est Lyon Urban Trail, pionnier du trail urbain en France qui a fait des adeptes dans 84 autres villes françaises et 8 pays, et Run in Lyon qui a réuni 34 000 coureurs pour sa dernière édition. “Ce sont des événements porteurs, explique Yann Cucherat, ancien double champion d’Europe de barres parallèles et actuel adjoint aux sports du maire de Lyon. On fait découvrir la ville autrement. Les courses à pied, les trails sont des investissements sur le plus long terme pour faire rayonner Lyon sur le plan sportif. Ce sont des outils de promotion touristique évidents”, en plus de participer à l’aménagement du territoire… C’est le foot et l’OL, dont le nouveau directeur sportif, le Brésilien Juninho, vient d’arriver, dix ans après son départ comme joueur. Les moins jeunes se souviendront de son coup franc en huitième de finale de Ligue des champions contre le Bayern, le 5 novembre 2003 : à 30 mètres, le joueur scotche Oliver Kahn sur sa ligne de but ; une trajectoire dont il a le secret qui vient se loger dans la lucarne du portier allemand. Ou celui contre les Galactiques du Real de Madrid le 13 septembre 2005 : Iker Casillas plonge deux secondes après que la balle a franchi la ligne, 3-0 pour Lyon… C’est le Bocuse d’Or, tous les deux ans à Lyon depuis 1987. Considéré comme les Jeux olympiques de la cuisine, le Bocuse d’Or s’est rapidement imposé comme le plus important des concours culinaires internationaux, l’événement de référence de la haute cuisine. Il est devenu le Graal des jeunes chefs du monde entier, soucieux de s’affronter sur la scène internationale et aux yeux de leurs aînés. Au-delà des enjeux géo-touristiques de l’événement pour les pays engagés, il est une vitrine inégalée pour Lyon.
“Starchitecture”
En d’autres termes, Lyon a bien rempli son calendrier événementiel tout au long de l’année. Ce qui a permis d’installer un tourisme pérenne et régulier. En 2018, la barre symbolique des 5 millions de nuitées hôtelières a été franchie. Lyon “capitale”… de quoi ? se demandait en octobre 1994 le nouvel hebdomadaire Lyon Capitale : “Ce titre porte en lui une réalité historique mais surtout c’est une ambition pour demain. Lugdunum était la capitale des Gaules et nous serons dans quelques années une grande capitale européenne.”

“Événementialisation”, requalification des structures culturelles, opérations de rénovation muséale, Lyon a aussi recours à la “starchitecture” (terme employé par Isabelle Lefort), principalement à la Confluence, projet phare du deuxième mandat collombien : Jean Nouvel (tour Ycone), Jakob & MacFarlane (siège d’Euronews et Cube Orange), Rudy Ricciotti (Pavillon 52), Kengo Kuma (immeuble Ikari), Jean-Michel Wilmotte (entrepôt des Douanes et prochainement Terrasses de la Presqu’île, projet en cours), Massimiliano Fuksas (logements Lyon Islands), Tania Concko (Concerto), Christian de Portzamparc (hôtel de région, et Sky Avenue à la Part-Dieu), mais aussi Daniel Buren place des Terreaux ou encore Winy Maas, architecte du futur centre commercial de la Part-Dieu. “Ce recours à la starchitecture se finalise avec le musée des Confluences, de Coop Himmelb(l)au, qui met en œuvre la mimétique du Guggenheim à Bilbao”, explique Isabelle Lefort. Désormais, l’entrée sud de Lyon se fait par la culture et l’architecture. Changement d’état d’esprit, nouvelle image. Incarnés par OnlyLyon, première stratégie de city-branding et première grande marque territoriale française. Lyon avait le choix de se positionner comme “seconde ville”, comme Manchester face à Londres, se spécialiser sur un créneau particulier, comme Milan et la mode, ou jouer la carte de la “ville globale”, ce qu’elle a fait. Une ville globale qui instaure un nouveau paradigme festif et culturel urbain. “Le caractère festif devient ainsi une composante essentielle de la manière de faire et de vivre la ville contemporaine ; on assiste en effet à un glissement progressif vers la cité du loisir, vers la ville qui devient divertissement, écrit la géographe Maria Gravari-Barbas. Dans le discours des promoteurs et des élus locaux, cette fonction s’impose plutôt comme la nouvelle donne, comme une condition essentielle de la réappropriation urbaine.” La fête devient donc un enjeu social, politique et économique. “Les événements festifs deviennent un outil de singularisation, de différenciation, de positionnement dans un créneau dans lequel ne peuvent – précisément, in fine – se positionner que les villes internationales.”
“Événementialisation” et frustration
Si l’on se base sur les classements internationaux, Lyon compte indéniablement sur l’échiquier international. “Lyon ville internationale”, c’est un storytelling durable et politiquement partagé, de Michel Noir à Gérard Collomb en passant par Raymond Barre – “l’histoire des vingt-cinq dernières années de Lyon a été plus marquée par la continuité politique, malgré la différence d’étiquettes, que par la rupture. On peut même aller jusqu’à parler de passage de témoin : Barre n’a pas été orthogonal à son prédécesseur Noir et Collomb n’a pas été orthogonal à Barre”, analyse Michel Lussault, de l’École urbaine de Lyon.
Le risque avec cette dimension événementielle prépondérante est de tomber dans une sorte de “dysneyification” urbaine – pouvant révéler la privatisation croissante de la ville. “Les effets positifs de cette événementialisation de Lyon se voient dans l’amélioration de la qualité de vie des habitants depuis une vingtaine d’années. En revanche, elle se détériore quand les ficelles deviennent trop grosses, avec des effets socio-économiques. C’est le cas de la Fête des lumières, pour laquelle on touche à l’excès. La massification du tourisme liée à l’événementialisation provoque un phénomène d’engorgement qui exaspère certains Lyonnais qui fuient la ville. Si ce sont de bonnes opérations, il n’en reste pas moins que le suivi et la gestion de ces événements festifs représentent des coûts induits masqués qui peuvent expliquer la dégradation des services publics quotidiens dus aux résidents. À Lyon, par exemple, la question de la propreté urbaine est de plus en plus invoquée, en particulier dans les quartiers les moins touristiques, un peu délaissés. On observe alors une certaine frustration.”
Alors que les chiffres du tourisme n’ont jamais été aussi bons, que le poids économique de ce secteur n’a jamais été aussi massif (2 millions d’euros par jour), la ville reste très attentive à conserver un low tourism, “non intrusif”, à l’opposé de Barcelone asphyxié par les flots de touristes.
Incontestablement, à Lyon, la mise en tourisme, l’événementialisation et le développement des activités de loisir est un grand marqueur de l’espace urbain de ces trente dernières années. En trois décennies, Lyon est passé d’une cité fantoche à une ville incontournable. Alors qu’elle avait échappé aux radars, la voilà qui focalise l’attention et fait parler d’elle un peu partout. Revers de la médaille : plus attractive, les prix de l’immobilier ont gonflé (+203 % le prix médian au mètre carré entre 1997 et 2018) chassant les moins aisés du centre-ville. Lyon est devenu une ville à la mode où il fait bon vivre. Et, pour faire mentir l’(ex)Lyonnais Woodkid, “golden age is not over”. Il ne fait que commencer, à Lyon.

L’analyse des flux vidéo au service des mobilités : bientôt à Lyon ?
oui que de belle resussite ces projet comme les quais du rhone et ca serai bien plus de verdur et d'abre sur les quai vers confluence et aussi les quai du rhone avant perrache et dans le centre ville