The Scapegoat de William Holman Hunt
The Scapegoat (Le Bouc émissaire) de William Holman Hunt, exposé à la Lady Lever Art Gallery

Le coupable idéal

Plus les sociétés sont chaotiques, plus la recherche d'un bouc émissaire, déculpabilisant, est précieuse. L'éditorial du rédacteur en chef de Lyon Capitale.

Inflation galopante, tags qui dégoulinent sur les murs, inondations et orages en pagaille, punaises de lit, trains qui arrivent en retard, défaite du XV de France en coupe du monde de rugby… Il faut un responsable. Un coupable. Un bouc émissaire (à l’origine, le bouc est un âne, le plus faible mais aussi le plus honnête du bestiaire de la cour).

C’est dans la nature humaine. L’homme a un besoin substantiel de trouver une raison à ses malheurs. Pour masquer ses faiblesses ou ses défaillances, on cherche un bouc émissaire. Ce qui permet aussi de détourner l’attention, d’éviter de regarder, d’être confronté à soi, ses propres actes. Œdipe avait été chassé de Thèbes, jugé responsable du fléau qui s’était abattu sur la ville, le malheur étant arrivé après qu’il eut tué son père et épousé sa mère.

"Ce pelé, ce galeux, d’où venait tout leur mal.
Sa peccadille fut jugée un cas pendable.
Manger l’herbe d’autrui ! quel crime abominable !
Rien que la mort n’était capable
D’expier son forfait : on le lui fit bien voir.
Selon que vous serez puissant ou misérable,
Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir.”

Dans Les Animaux malades de la peste, Jean de La Fontaine donne à voir cette bonne conscience qu’on s’offre lorsque le “bouc émissaire”, celui dont vient tout le mal, a été chassé.

C’est le ressentiment qu’explore Cynthia Fleury, philosophe et psychanalyste, dans Ci-gît l’amer. Celui qui pousse à l’hémorragie de haine en ligne. Celui, aussi, qui encourage à se complaire dans la position accommodante de la victime. L’homme de ressentiment dénigre tout ce qu’il n’est pas, tout ce qu’il n’a pas. Les citoyens “en colère” dropent les rues des démocraties occidentales.

Le bouc émissaire sert à déculpabiliser la foule. “Le mécanisme victimaire fonctionne précisément quand la violence de la foule réduit un homme à n’être qu’un symbole qu’elle peut charger de ses propres ressentiments”, explique à Lyon Capitale Pierre-Yves Gomez, essayiste et professeur à l’EM Lyon.

Plus les sociétés sont chaotiques, aveuglées par l’hyper-individualisme et marquées au fer rouge par une violence potentiellement terrifiante, plus ces emballements mimétiques sont légion. “Mon nom est Légion, car nous sommes nombreux.”

Un accusateur de Jésus fustigeait ainsi : “C’est votre avantage qu’un seul homme meure pour le peuple et que la nation ne périsse pas tout entière.” Le phénomène d’imitation, sur les réseaux sociaux, moutonnier, finit systématiquement par se concentrer sur une ou plusieurs personnes qui deviennent boucs émissaires.

Au prix de son exclusion, le bouc émissaire permet de réconcilier les membres d’un groupe. Pour l’anthropologue René Girard, il légitime le passage d’une “violence du contre tous”, destructrice du groupe, à une “violence du tous contre un”, réparatrice du groupe. De fait, on dissèque l’autre, on le catégorise, on le différencie et on finit par le stigmatiser, l’exclure selon des critères qui ne sont pas les nôtres. Une véritable chasse aux sorcières.

Une société civilisée est celle où les communautés font intermédiation et régulent les individus, en exerçant un certain contrôle. Le danger émerge quand ces communautés se mettent à se définir les unes contre les autres.

C’est la formule de Gérard Collomb, ministre de l’Intérieur, qui, lors de la passation de ses pouvoirs à Christophe Castaner, en octobre 2018, expliquait qu’“aujourd’hui les Français vivent côte à côte” et que “demain ils pourraient vivre face à face”. Ces problèmes de tensions communautaires sont l’un des éléments de “l’archipélisation” que décrit Jérôme Fourquet.

La désagrégation de la communauté nationale au profit d’identités nouvelles et de “tribus”. Chacun se replie sur ses valeurs, son mode de vie. Son récit. Fourquet évoque la recherche de ce nouveau récit commun qui pourrait fédérer la société.

Cette “responsabilité” incombe aux politiques, à l’échelle locale comme à l’échelle nationale, dont le rôle supérieur est de forger les nouvelles matrices structurantes de cette “France d’après”.

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