Lyon Capitale a déjeuné avec Cédric Villani, médaille Fields 2010, l'équivalent du prix Nobel en mathématiques.
Pour lui, les maths sont « ce petit plaisir à dominer quelque chose d'un peu complexe », plaisir qui passe, parfois, par un « stade d'hyper angoisse ». « Le vrai matheux est celui qui voit différemment les choses ».
Parce que le commun des mortels ne comprend pas un traître mot de ce que des cerveaux tels que le sien pénètrent, on ne retient que des bribes de pensées. Lui flotte dans une nébuleuse de nombres et de concepts. Sa broche-araignée immuablement attachée au col de sa veste.
« J'ai souffert ». Il est 14h12. Je suis assis sur un fauteuil en cuir beige du Centre, le restaurant de viandes du chef triplement étoilé Georges Blanc. 14 rue Grolée, Lyon 2e. Latitude 45.760771. Longitude 4,837024400000018. Dehors, le ciel est bleu.
La connexion se fait au bout d'un petit moment. Alfred de Musset. Sa pièce de théâtre, On ne badine pas avec l'amour. « J'ai souffert souvent, je me suis trompé quelquefois, mais j'ai aimé ».
Sauf qu'à cet instant précis, il ne s'agit pas de poésie mais de maths. Mon complice de table s'appelle Cédric Villani, médaille Fields 2010, l'équivalent du prix Nobel en mathématiques.
Pour lui, à cet instant précis (et de manière générale), c'est avec les maths qu'on ne badine pas. « La seule activité humaine où un milliard d'indices concordants ne suffisent pas à démontrer. Il faut la preuve irréfutable. »
L'homme a passé la nuit – blanche - à structurer son cours sur la déformation des surfaces (« en vogue dans les années 70, puis tombé en désuétude »). Il ne s'agissait au départ que d'une simple préparation. Mais notre homme a trébuché, si l'on peut dire (52e médaille Fields de l'Histoire quand même !). « C'est plus dur que prévu. Je ne comprends pas. Je regarde, je lis : ils se sont plantés ! Je dois reprendre l'article de synthèse qui a servi au livre. À 4h00, je pige. Ils avaient sauté une difficulté. Je prends une douche, je prends le taxi et je pars pour une invitation à Genève ».
Cédric Villani, 41 ans, est un mathématicien, professeur à l'université de Lyon 1, « l'un des plus gros départements de maths de France », et directeur de l'Institut Henri Poincaré (UPMC/CNRS), à Paris.
En août 2010, il reçoit la médaille Fields, l'équivalent du prix Nobel dans le domaine des mathématiques.
En décembre 2013, il est élu à l'Académie des sciences. Ses recherches se situent entre l'analyse, les probabilités, la physique statistique et plus récemment la géométrie différentielle.

Riemann ou cheese cake : balle au Centre !
J'ai souffert. La mousse façon cheese cake aux fruits de la passion de mon assiette, que je considère habituellement uniquement du point de vue comestible, devient rectangle.
Quatre points et quatre segments liant ces sommets deux à deux de manière à délimiter un contour fermé.
Cédric Villani dessine sur son set de table le fameux « carré magique », dans lequel les nombres doivent être disposés de telle sorte que leurs sommes sur chaque rangée, sur chaque colonne et sur chaque diagonale principale soient égales. Tout devient alors limpide. Dehors le ciel est bleu.
Je reviens à mon cheese cake. Pourquoi les maths sont si peu sexy ? « Quand on apprend quelque chose, généralement, ce n'est pas très sexy. La 1ere année de violon, par exemple, ce n'est jamais génial pour les parents. Il faut pourtant passer par ce stade de l'entraînement. » Lui explique avoir toujours aimé le côté « ludique » des maths, l'acquisition d'une « connaissance intellectuelle », le fait de « faire travailler ses neurones ». Selon son père, durant toute sa scolarité, il n'a jamais eu une note en-dessous de 20. Bac à 16 ans. 20/20 en maths. Moyenne générale : 18/20.
Aujourd'hui, l'animal porte lavallière, broche-araignée, boutons de manchettes scarabées, manteau fait sur mesure avec boutons magnétiques. Précisant illico qu'il na jamais cherché à être atypique. Il était « comme ça à 20 ans ». « L'araignée émeut les gens positivement ou négativement mais ne laisse pas indifférente. Elle tire des ficelles inconscientes irrationnelles chez nous ».
Il passe à autre chose. « L'angoisse » de ne pas arriver à résoudre un problème mathématique. Il se lève, marche (en chaussettes), en rond, dans le restaurant. Parle de l'hypothèse de Riemann, « ce qu'il y a de plus dur ». La conjecture constitue l'un des problèmes les plus importants du XXIe siècle et l'un des sept problèmes du « prix millénaire », un ensemble de sept défis mathématiques réputés insurmontables. « Je ne me suis jamais penché dessus car c'est vraiment trop complexe. Il me faudrait au moins trois années supplémentaires... ». On se dit alors qu'il risque la surchauffe cérébrale.
Je manque de m'étrangler avec ma mousse façon cheese cake aux fruits de la passion (au demeurant extra) !
Himalaya
Selon l'Institut de France, Cédric Villani a « ouvert des voies nouvelles dans trois domaines de mathématiques : équation de Blotzmann, transport optimal et géométrie, amortissement de Landau ».
Du chinois pour 90% d'entre nous.
« Imagination, rigueur et ténacité sont les trois qualités d'un mathématicien. Et c'est avec l'inventivité qu'on gagne la médaille Fields » explique l'animal. « Poincaré disait que c'est l'imagination qui permet de faire des démonstration. Sans elle, un « géomètre » serait comme un écrivain qui connaîtrait parfaitement la grammaire et toutes les nuances de la langue mais qui serait incapable d’imaginer une intrigue, une action. Toutefois, la technique est nécessaire : avant de pouvoir écrire une histoire, il faut savoir écrire ! ».
Je le rappelle quelques jours plus tard sur son portable. Il chuchote : il est dans le TGV, pour trois jours de vacances. Il est en « tee-shirt banal ». Une poignée de jeunes filles souhaite le prendre en photo.
Souffre-t-il ? Dans son livre Théorème vivant (Grasset), Cédric Villani s'autorise une rare comparaison, celle de Darwin : « comme un aveugle dans une pièce noire, cherchant à voir un chat noir, qui n'est peut-être même pas là »...