Philippe Meirieu : “La laïcité, c’est construire l’unité et le commun”

Ce jeudi était synonyme de rentrée scolaire pour l’ensemble des élèves de France. Le pédagogue lyonnais Philippe Meirieu a répondu aux questions de Lyon Capitale concernant cette rentrée scolaire alors que les thèmes de sécurité et de laïcité s’invitent de plus en plus dans les écoles.

Lyon Capitale : Après une année difficile, comment jugez-vous cette rentrée scolaire ?

Philippe Meirieu : C’est une rentrée un peu particulière, à plusieurs niveaux. D’abord, parce qu’il y a eu les secousses des attentats de novembre dernier et les répliques terribles de ces mois de juillet et d’août. L’école ne peut pas rester totalement à l’écart de ce qui se vit dans la société. D’autant que les ministres de l’Intérieur et de l’Éducation nationale ont pris des mesures fortes pour la sécurité devant les écoles. Même si l’on n’a pas le droit de prononcer le mot attentat en maternelle, il y aura des exercices au collège et au lycée. L’existence de ces exercices va contraindre les enseignants à parler de ce risque terroriste et de toutes les radicalités. On ne pourra pas s’exonérer d’une réflexion sereine autour de ça.

“L’éducation doit être aussi la mise en place d’un espace de sécurité au sein duquel l’enfant ne court pas de risque”

Comment expliquer sereinement ces événements atroces à des élèves ?

Il faut prendre des médiations en passant par des textes littéraires, de la réflexion écrite et des modalités d’expression qui permettent de faire des détours et de ne pas être d’entrée de jeu face à l’atrocité. Il faut permettre à l’enfant de penser à tout ça avec un peu distance parce que l’un des rôles de l’éducation c’est de préserver l’enfant pour ne pas le précipiter de manière brutale dans le monde des adultes. Aujourd’hui, on aurait tendance à ignorer que l’enfant a besoin de grandir et ne peut pas rencontrer trop tôt des images, des propos des réalités sur lesquelles il n’a pas de capacité d’analyse.

Pourtant, de fait, ils vont y être confrontés avec les patrouilles de police devant les écoles et les nouvelles mesures de sécurité à l’entrée des établissements…

Bien sûr. Ça va donc obliger les enseignants à expliquer ce qu’est la sécurité. Pas seulement la sécurité contre les attentats, mais la sécurité d’une manière plus globale. L’éducation doit être aussi la mise en place d’un espace de sécurité au sein duquel l’enfant ne court pas de risque.

“Il faut arrêter ces espaces de débat continuels, ce bavardage permanent”

C’est nouveau pour l’éducation, d’avoir à s’occuper de sécurité ?

Oui, mais il faut le mettre en rapport avec d’autres sécurités. Les pédopsychiatres parlent aujourd’hui de la nécessité d’avoir un environnement secure pour grandir. Un environnement où tout ne change pas tout le temps. Un environnement dans lequel on prend des décisions et on les tient. Moi, je parle en tant que pédagogue de construire un espace hors menace. Un espace où l’enfant peut explorer un terrain nouveau, où il peut essayer de faire des choses qu’il ne sait pas faire pour apprendre à les faire. Ce que l’on met en place après ces attentats doit être inscrit dans une éducation qui doit prendre le temps de construire sereinement un espace de sécurité.

Quel rôle vont avoir les enseignants dans ce contexte ?

Il va falloir être encore plus attentif qu’avant à faire de l’école un espace calme et serein. Un espace de réflexion et de pensée où l’on court moins, où l’on s’agite moins, en prenant le temps de réfléchir au monde avec de la distance. Je crois beaucoup, surtout pour les petits enfants, que ce qui permet de faire ça, c’est le passage par la culture. On voit bien que selon les âges, à travers certains albums, poèmes, livres ou textes de philosophie, on peut enseigner beaucoup de choses sans faire une leçon de morale extrêmement rigide. Cela permet de traiter des questions fondamentales avec des médiations adaptées à l’âge de l’enfant. Il faut arrêter ces espaces de débat continuels, ce bavardage permanent. Ce que peuvent faire les médias, mais aussi ce que l’on a tendance à faire à l’école, où l’on fuit le silence, où l’on ne prend pas le temps de réfléchir personnellement à une question en posant par écrit un certain nombre de choses.

“L’enseignement ne peut pas être un enjeu politicien de court terme”

On vit aussi dans une époque où le corps enseignant est fortement déprécié et n’est plus considéré comme l’autorité morale qu’il a pu être par le passé…

On vit encore avec l’image de l’enseignant notable au centre du village avec le curé et le notaire. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. D’abord, ils sont beaucoup plus nombreux. Ensuite, la profession s’est de fait dévalorisée financièrement. Même si les enseignants de la IIIe République étaient très peu payés, ils avaient une considération telle que cela compensait leur faible salaire. Les enseignants ont le sentiment de vivre une succession de réformes sur lesquelles ils n’ont pas forcément leur mot à dire. Tout cela avec l’idée que chaque nouveau ministre les utilise comme des jouets pour mettre en place une réforme qui portera son nom. Des réformes qui les mettent parfois en position de simples exécutants.

Que faire pour éviter cette instabilité politique sur l’enseignement ?

L’enseignement ne peut pas être un enjeu politicien de court terme. Je milite beaucoup pour une instance qui aurait pour vocation de stabiliser un petit peu tout cela. Je pense à un vrai conseil supérieur de l’éducation qui serait représentant de l’ensemble des sensibilités. Il aurait la fonction du Conseil constitutionnel en matière d’éducation. Qu’il soit capable de lisser les réformes, d’éviter les soubresauts, les changements inutiles, pour donner une stabilité à la question éducative, qui de toute évidence ne peut pas être traitée en l’espace de quelques mois : les enfants qui entrent à l’école aujourd’hui en sortiront dans vingt ans et les professeurs que l’on recrute aujourd’hui seront encore enseignants pour des enfants qui naîtront en 2040 ou 2050.

“Je suis convaincu que les enseignants ont plus de liberté qu’ils ne pensent qu’ils n’en ont”

Vous avez parlé du sentiment des enseignants de n’être que “de simples exécutants”. Comment y remédier ?

Il faut que l’Éducation nationale revalorise l’enseignant comme un chercheur, un intellectuel qui a une place dans la société qui n’est pas que celle de garder les enfants et de transmettre mécaniquement un certain nombre de programmes. Il y a un vrai enjeu à sortir de ce que mon collègue Bernard Stiegler appelle la “prolétarisation des enseignants”, c’est-à-dire le sentiment pour l’enseignant d’être un simple exécutant au service de la machine Éducation nationale. Marx n’a jamais dit que les ouvriers étaient des prolétaires. Il dit qu’ils ont été prolétarisés par la machine.

À quel moment les enseignants ont-ils été “prolétarisés” par la “machine” Éducation nationale ?

C’est arrivé avec la montée d’une forme d’évaluationnite permanente. Les comparaisons internationales, nationales, les évaluations en interne… Tout cela vient de ce que l’on appelle le nouveau management public. Tout cela a beaucoup contribué à mettre les enseignants dans cette position, même si souvent ils ont tendance à grossir le trait. Je suis convaincu que les enseignants ont plus de liberté qu’ils ne pensent qu’ils n’en ont. Ils intériorisent l’idée qu’ils ne sont que des rouages d’une machine alors qu’ils ont une grande liberté face aux élèves. Je suis convaincu que cela contribue à une forme de prolétarisation.

“Enseigner, c’est permettre à un enfant de passer d’un certain nombre de croyances à des savoirs”

La question de la laïcité a occupé une bonne partie de l’été avec les débats sur le burkini. Elle va aussi sûrement occuper une place centrale dans la prochaine campagne présidentielle. Quelle place doit avoir la laïcité à l’école ?

La question de la laïcité, c’est le rapport entre le savoir et le croire. C’est la question qui se pose à tout enseignant, d’aider chaque enfant à distinguer ce qui relève du croire, c’est-à-dire ce qui est du domaine des convictions individuelles, de ce qui relève du savoir qui est du domaine d’une vérité partagée et assumée qui s’impose à tous. Tout cela en respectant bien sûr les convictions religieuses de chacun. On peut enseigner l’histoire des religions comme un savoir, mais pas transmettre une croyance. Dans la tradition républicaine, et c’est le fondement de la laïcité, les croyances divisent alors que les savoirs réunissent. Enseigner, c’est permettre à un enfant de passer d’un certain nombre de croyances à des savoirs. L’enfant croit que c’est la terre qui fait pousser la graine alors que c’est l’eau.

Vous rapprochez aussi la laïcité d’un certain humanisme…

Oui, parce que l’autre rôle essentiel de l’école est de permettre à chaque enfant de découvrir en quoi il est partie prenante de l’humaine condition. Il faut faire entendre à tous les enfants que chaque être humain doit être respecté dans son éminente dignité et que l’on ne doit pas détruire l’humanité, ni en soi ni dans les autres. C’est un des objectifs majeurs de l’école. Dans ce contexte, la littérature est essentielle, parce qu’elle fait découvrir l’altérité. Elle fait découvrir que d’autres gens sont différents de nous et pensent d’autres choses, mais qu’ils nous sont aussi très proches. La laïcité, ce n’est pas lutter contre la religion et ce n’a jamais été ça. La laïcité, c’est construire de l’unité et du commun. Les événements dramatiques que nous vivons peuvent être une occasion de réactiver cette conception fondamentale de la laïcité qui est de créer du commun par les savoirs et la sensibilité.

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