Éric-Emmanuel Schmitt: quand la sexualité est quête d’absolu

Écrivain philosophe, dramaturge, belge d’adoption mais toujours lyonnais de cœur, Éric-Emmanuel Schmitt aime jouer avec les paradoxes des émotions et avec les nuances du désir, comme il le prouve, une fois encore, dans son dernier roman, Les Perroquets de la place d’Arezzo*. Un livre de chair et d’âme dans lequel tout lecteur se reconnaîtra, tant les situations décrites présentent un large kaléidoscope de la sexualité, des relations amoureuses, des espoirs et peurs qui agitent les êtres humains. Un conte philosophique et sociologique moderne qui dérange parfois, quand il met en avant les travers de nos sociétés – donc les nôtres – et quand il montre, pourtant sans les juger, sans voyeurisme, les ressorts de notre intimité. Un livre qui commence par une lettre anonyme invitant les personnages, et chacun d’entre nous, à se remettre en question, à prendre le risque de mieux se connaître et à explorer la réalité qui se cache derrière les formes du désir. ENTRETIEN.

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Lyon Capitale : Votre dernier livre est ancré dans une actualité qui concerne des personnes publiques, mais aussi dans le quotidien de personnages qui ressemblent au grand public. Pourquoi cette multiplicité des caractères ?

Éric-Emmanuel Schmitt : La trentaine de personnages que je mets en scène me permet de décliner un large éventail des facettes du désir, de l’amour, de la passion, des émotions, et la plupart des comportements amoureux, sexuels, sensuels, contemporains. Les lecteurs peuvent se reconnaître facilement dans celui ou ceux qui leur correspondent et se demander, avec moi, quelle articulation existe entre l’amour et la sexualité. La sexualité favorise-t-elle ou empêche-t-elle l’amour ? L’amour se vit-il mieux hors de la sexualité ou avec elle ? Les personnages répondent, à leur manière, à ces questions qui nous concernent tous, dans nos vies, à un moment ou à un autre. Certains le font de manière publique. C’est le cas notamment de l’homme politique dont je fais le portrait. La vie politique a souvent un lien étroit avec l’érotomanie et la séduction, ce qui provoque parfois des conduites contradictoires. Je montre le fossé qui peut exister chez un homme tiraillé entre un vrai idéal de justice sociale et une profonde volonté du bien public, et une sexualité égoïste dans laquelle il instrumentalise la femme. D’autres y répondent en toute discrétion, comme le jardinier, Hippolyte, et son amoureuse Patricia. Il n’y a aucun jugement à avoir, juste à essayer de comprendre les mécanismes profonds qui meuvent les êtres derrière les apparences.

Le pitch du livre ? Tout commence par une lettre anonyme adressée aux principaux habitants de la place d’Arezzo. Une lettre qui ouvre le livre par cette phrase : “Ce mot simplement pour te signaler que je t’aime. Signé : tu sais qui.” Chacun y réagit à sa manière. Ce qui montre la complexité psychologique des personnages et révèle leurs blessures d’enfance…

La lettre anonyme qui ouvre le livre n’est pas celle d’un corbeau mais d’une colombe, car elle est porteuse d’espoir, de vie, d’aventure intérieure. Elle aide certains personnages à s’affirmer, à briser leurs peurs, leurs tabous. Dans chacun d’entre eux, on aperçoit l’enfance. Elle est au cœur de nos pulsions, de nos désirs, de nos comportements. Elle conditionne notre rapport à l’existence. Je ne suis pas freudien sur ce plan-là. La sexualité n’est pas, pour moi, le moteur de nos actions. Elle fait partie de notre manière d’être au monde, qui diffère pour chacun d’entre nous. Nous faisons les mêmes gestes – se caresser, s’embrasser, s’étreindre –, mais cela n’a pas le même sens. Chaque peau a une histoire qui lui est propre, et véhicule des expériences, des frustrations, des espoirs et des souvenirs uniques.

Dans ce livre, vous décrivez à peu près tous les genres de sexualité possibles. Certains plaisirs liés au sexe sont forcément très éloignés de vous… Cela ne se ressent pas à la lecture, comment avez-vous fait ?

On me parle beaucoup et j’aime écouter. Je me suis inspiré de mes rencontres, de confidences, de mes observations, bref de ma curiosité pour la vie et les êtres. Chaque personnage apporte sa singularité dans les échanges instaurés avec l’autre. Qu’il soit hétérosexuel, homosexuel, échangiste, sadomasochiste, asexué – ce qui concerne 1 à 4 % de la population – ou qu’il préfère aimer à trois, se livrer au jeu des rencontres virtuelles sur Internet, ou à l’amour tarifé… Parler de la complexité des pratiques sexuelles, amoureuses et des sentiments me permet de montrer, de manière positive, que nous sommes tous différents dans ces relations-là, et de mettre en garde le lecteur contre certaines formes de sexualité qui enferment parfois dans des comportements égoïstes. Chaque personnage m’aide à avancer dans ma compréhension de l’autre qui est, par définition, différent de moi. Je n’aurais pas pu écrire ce livre avant 50 ans. L’indulgence, l’empathie, la compréhension viennent avec la maturité et le recul qu’elle donne sur les choses. Quand on est jeune, on a tendance à se prendre pour modèle. On croit que sa façon d’aimer est la bonne. L’âge m’a appris à être bienveillant, à avoir un état d’esprit plus ouvert. Je pense, comme Diderot, qu’en matière de sexualité rien n’est interdit. Sauf ce qui met ma santé et celle de l’autre en danger. D’une certaine manière, nous pouvons tous être, symboliquement, ces personnages. On ne se connaît pas toujours très bien. La sexualité peut nous révéler autre que celui que nous pensions être. Oui, l’autre est différent, mais ma complexité me permet de le comprendre. C’est ce que j’essaye de montrer.

La sexualité est-elle, aussi, quête d’absolu ?

Dans l’orgasme, on se sent intensément vivant. Ce qui nous fait aussi prendre conscience que l’on est mortel. Mes personnages expriment, chacun à leur façon, une quête d’absolu. Ce qui explique que le livre soit organisé comme une liturgie, ce dont témoignent les noms des chapitres. Et, sur le plan de cette quête intérieure, l’une des questions qui se pose est de savoir si l’on peut parvenir à faire passer l’autre avant soi quand on aime.

Amour et sexualité font-ils bon ménage ? Dans votre livre, on a le sentiment qu’il faut être devenu adulte et serein pour associer ces deux aspects harmonieusement...

C’est à travers le désir que l’on se rapproche des êtres. On les aime ensuite, éventuellement. Souvent, la sexualité est le chemin de l’amour, mais pas toujours. Elle est parfois un piège, une illusion, car le désir peut s’arrêter au désir et se consumer dans le plaisir. La sexualité est alors un frein à l’amour. Contrairement à l’amour qui est relation inconditionnelle à l’autre, la sexualité est d’abord un échange : “Je t’aime SI tu m’aimes, SI tu ne me trompes pas…” Elle est faite de beaucoup de conditionnels qui déterminent la relation. C’est pourquoi beaucoup de gens ont des relations amoureuses “ratées”. Ce qui ne les empêche pas d’expérimenter l’amour, ailleurs et autrement.

Nous ne révélerons pas la fin de l’histoire… mais quels sont les messages principaux du livre finalement ?

Le livre incite à éprouver une grande tendresse pour notre nature d’être humain, à la fois faillible et merveilleuse, pour ce que nous avons de grand et de petit en nous. Le comprendre conduit à accepter, plus facilement, à la fois notre complexité et celle des autres êtres humains. C’est un hymne à l’amour. L’amour, auquel nous sommes appelés et qui est, pourtant, si difficile à réaliser.

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Les Perroquets de la place d’Arezzo, d’Éric-Emmanuel Schmitt, éd. Albin Michel, 730 pages.

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