Euromaïdan en Ukraine : quand Poutine prépare le terrain

Depuis quelques jours, c’est le statu quo sur le Maïdan. Le président Ianoukovitch a poussé à la démission – pour gagner du temps – un gouvernement qui va continuer malgré tout à nuire pendant deux mois et il a interdit à ses propres députés de voter dans l’immédiat la loi d’amnistie des personnes incarcérées suite aux manifestations et l’annulation des lois liberticides du 16 janvier dernier. Bien qu’ayant déjà largement dépassé les limites de l’acceptable après avoir fait tirer sur les manifestants et autorisé les enlèvements et les actes de torture, il semble déterminé à aller jusqu’au bout de la logique que lui a demandé de respecter son mentor V. Poutine, malgré les efforts de l’UE par la médiation de Catherine Ashton. Parce que, au même moment, des gens travaillent dans l’ombre, et des rumeurs circulent.

Il se dit en ce moment (il faut traduire en fait par “Moscou fait dire”), dans certains médias français et étrangers, que l’Ukraine n’est pas un État viable et que, de ce fait, son seul devenir se trouve sous la coupe du Kremlin. L’Ukraine est pourtant un vieil État européen qui, au tournant de l’an mil échangeait déjà des ambassades avec toute l’Europe, s’était converti au christianisme et venait de donner une reine à la France (1).

Après bien des vicissitudes et sous les assauts répétés de son voisin moscovite, elle a finalement disparu des cartes à la fin du XVIIIe siècle, tout comme son autre voisine la Pologne, pour n’y revenir qu’à la faveur de la Révolution de 1917, sous la forme d’une République réunifiée. Prise dans le chaos de la guerre civile, elle a tenté jusqu’au bout de ses forces de surnager, mais elle a fini par être intégrée de force à l’URSS, épuisée par les attaques combinées des armées Rouge de Lénine et Blanche de Dénikine.

Après la Seconde Guerre mondiale (8 millions de morts !), elle allait même disposer d’un siège séparé à l’Onu, Staline ayant insisté pour donner l’illusion aux instances internationales d’une Ukraine souveraine au sein de l’Union. En 1991, lors de l’effondrement de l’URSS, l’Ukraine a simplement repris en main son destin, forte de son identité, de sa culture et de sa cohésion maintes fois mises à l’épreuve au cours des siècles. Elle n’est donc pas une incongruité de l’histoire née au hasard de la chute de l’Empire soviétique, elle a sa propre histoire. Voilà qui est réglé.

Malgré tout, la Russie et ses laudateurs insistent pour dire que l’Ukraine n’est pas viable économiquement. Effectivement, elle se trouve actuellement dans un état de stricte dépendance énergétique vis-à-vis de la Russie, qui a été minutieusement mise en place après 1991. L’Ukraine, contrairement à la Russie qui peut compter sur ses énormes réserves de gaz et de pétrole, a une économie essentiellement manufacturière et céréalière qui l’oblige à rechercher à l’extérieur d’importantes sources d’énergie. Elle en recevait auparavant la majeure partie de Russie via le gazoduc qui approvisionnait le reste de l’Europe.

Suite aux tensions de 2006 et 2009 entre l’Ukraine et la Russie, cette dernière a mis en place deux tronçons (Nord Stream et South Stream) qui contournent l’Ukraine et permettent d’exercer sur elle un chantage au gaz sans répercussion sur le reste de la clientèle européenne. Qui plus est, l’Europe et l’Ukraine n’ont pas accès aux autres pays producteurs de la région (ce qui permettrait logiquement de diversifier et de sécuriser leurs approvisionnements) puisque la Russie oblige l’Azerbaïdjan, le Kazakhstan et le Turkménistan à exporter leur propre production en passant uniquement par les gazoducs russes. Il est à présent très facile de comprendre que la Russie a bâti autour de l’Ukraine un piège énergétique pour la tenir à sa merci et l’étrangler au moindre frémissement de rapprochement avec l’Union européenne. Pas étonnant que les plus fervents supporters d’un compromis à la crise qui ménagerait la susceptibilité russe soient ceux qui ont justement des intérêts dans le gaz – à l’instar de l’ancien chancelier allemand Gerhard Schröder, président du directoire de Nord Stream dont le principal actionnaire n’est autre que Gazprom, à hauteur de 51 %...

Certains auront beau jeu de dire que la Russie consent tout de même une remise sur le prix de son gaz, ce serait trop vite oublier que si l’ex-Premier ministre Ioulia Tymochenko a été condamnée et incarcérée par le président Ianoukovitch, c’est tout simplement parce qu’on lui “reprochait” d’avoir voulu payer le gaz russe trop cher (à son niveau normal, donc), ce qui aurait permis à l’État ukrainien de se libérer de la pression russe induite par le jeu des remises (i.e. “si vous bougez un œil, on vous fera payer le tarif normal”). CQFD ! Et Ianoukovitch, en bon cheval de Troie du président russe Poutine, a parachevé l’asservissement de l’économie ukrainienne à sa toute-puissante voisine en privilégiant les exportations de produits manufacturés vers la Russie – laquelle vient de bloquer ses frontières en guise de représailles supplémentaires devant les difficultés du dauphin de Donetsk – et en menant une politique de prédation et de népotisme économique telle que l’Ukraine se retrouve au bord de la faillite. Une faillite instrumentalisée, donc, par l’ancien colonisateur, qui ne doit rien à une quelconque incapacité intrinsèque du peuple ukrainien à assurer son propre développement économique.

Si l’on veut être complet sur ce point, il convient de rappeler que, pendant plus de soixante-dix ans, l’Ukraine a dû livrer à vil prix – et très souvent sans aucune contrepartie – son charbon, son minerai et ses céréales. Si elle réclamait à son tour une compensation à l’héritière revendiquée de l’URSS, la Russie, pour ce pillage économique, cela lui assurerait sans aucun problème la sérénité énergétique pour plusieurs décennies !

Au final, une fois de plus, au cours de la longue cohabitation forcée entre la Russie et l’Ukraine, ce que l’Ukraine avait de bien ou de prometteur, la Russie a toujours voulu le détruire. Les forteresses et les villes de l’État des Cosaques Zaporogues ? Brûlées et rasées sur ordre de Catherine II. La langue et la culture ukrainiennes ? Interdites pendant tout le XIXe siècle à une population réduite au servage. Le XXe siècle – sous la férule des bolcheviks – n’a été qu’une succession de guerres, de famines, de liquidations physiques du clergé, des artistes et des intellectuels, de purges, de déportations massives… sans oublier le génocide perpétré par Staline contre la paysannerie ukrainienne en 1932-1933 (2).

Surprise par l’effondrement de son empire en quelques jours en août 1991, la Russie n’aura laissé à l’Ukraine que le répit eltsinien avant de repartir à la charge. Jusqu’à scléroser totalement l’économie ukrainienne via les activités mafieuses des clans de Donetsk (le fief de Ianoukovitch) et Dnipropetrovsk. En 2004, sentant que la partie risquait de lui échapper, le Kremlin s’était même invité officiellement dans la campagne présidentielle ukrainienne pour coopter le candidat qui avait ses faveurs, V. Ianoukovitch lui-même. Par ses vastes manœuvres frauduleuses lors des deux premiers tours, ce dernier avait suscité un vaste mouvement populaire – la révolution Orange – qui allait aboutir à la victoire du démocrate V. Iouchtchenko. À cette occasion, Ianoukovitch avait réactivé une très vieille mais très efficace arme soviétique : la propagande calomnieuse. Ne faisait-il pas dire partout que son rival était un pro-nazi et un russophobe patenté ? Ridicule, bien sûr, dans le cas de Iouchtchenko, né près de la frontière russe et dont le père avait fait partie des rares survivants d’Auschwitz.

Dix ans plus tard, pourtant, au bout d’un énième mensonge et d’une mascarade forgée avec l’aide de Moscou, le peuple ukrainien est de nouveau dans la rue et le même Ianoukovitch sort la même arme de désinformation massive. Cette nouvelle révolution serait trustée par les mouvements d’extrême droite, il y aurait des antisémites parmi les activistes. D’extrême droite, il n’y en avait pas pendant pratiquement deux mois, elle est et restera toujours très minoritaire dans une société qui a subi le bolchevisme et le nazisme, et puis les journalistes sur place ne sont pas dupes. Et surtout, les manifestants en armes ont organisé eux-mêmes des cordons de protection autour des synagogues pour éviter les provocations du Gouvernement lors de la journée commémorative de la Shoah du 27 janvier (3).

Alors on a changé de terrain d’expérimentation pour une diffamation à grande échelle. Il se dit maintenant à Moscou que la révolte populaire ukrainienne est fasciste et que le but avoué du Maïdan est de mené une reconquête violente de la partie est et russophone de l’Ukraine, laquelle est pourtant très loin d’être hostile au mouvement de protestation. Le ministre russe des Affaires étrangères lui-même, S. Lavrov, s’est fait l’écho de telles assertions qui ont été largement reprises par la chaine étatique Russia Today. Curieux, de la part d’un gouvernement qui a déroulé le tapis rouge pour accueillir Marine Le Pen l’été dernier (4). Curieux, mais aussi et surtout très inquiétant. Parce que la stigmatisation de groupes (ici les millions de manifestants ukrainiens, via l’accusation fausse mais tellement pratique de fascisme) est l’antichambre de la déshumanisation, elle-même prélude aux invasions et aux crimes de masse. Et ce n’est sans doute pas un hasard s’il se murmure de plus en plus fort dans les cercles politiques et les médias russes que trois options pourraient se présenter à la Russie afin de mettre un terme à la crise ukrainienne qui semble échapper au vassal Ianoukovitch : soit prendre le contrôle total de l’Ukraine et l’incorporer à la Russie, soit l’intégrer en tant que République dans le cadre de la Fédération de Russie, soit, au pire (sic !) se contenter d’occuper la Crimée et la partie est de l’Ukraine afin de les rattacher à la Russie.

J’ose espérer que l’UE n’est pas prête à payer pour voir jusqu’où Moscou pourrait aller trop loin et que le Kremlin n’osera jamais reproduire le scénario de Budapest en 1956 ou Prague en 1968… Mais, se poser la question, c’est déjà faire le constat que l’heure est très grave, quand bien même l’ouverture des JO de Sotchi pourrait nous faire croire le contraire. À la perspective de rejoindre le club du dictateur Lukachenko et de l’autocrate Poutine et de se fondre dans cette pseudo-solidarité slave dont l’aboutissement naturel serait l’asservissement, les Ukrainiens ont fait un choix de civilisation (démocratie vs dictature) que tout le monde aurait fait à leur place. L’Ukraine n’est pas et ne sera jamais soluble dans la Russie. Celle-ci n’a pas et n’aura jamais aucune légitimité à s’ingérer dans les affaires ukrainiennes.

Je laisse le mot de la fin à Violetta Moskalau, qui écrivait récemment dans un article des Échos : “Nous sommes aujourd’hui confrontés à notre obligation morale de défendre les valeurs fondamentales de notre civilisation européenne pour lesquelles le sang a coulé en Ukraine. Ne rien faire, ce serait se rendre complice – “passivement” – de tous ces crimes et de toute cette violence.” Et ce serait aussi passer à côté d’une occasion unique de propager la démocratie – qui fait si peur à Poutine – à la société civile russe. Mais, pour cela, l’UE ne pourra faire l’économie d’une mise en garde extrêmement ferme à l’adresse du maître du Kremlin. En est-elle capable ? L’avenir de la paix et de la démocratie dans toute l’Europe en dépend.

Notes :

1. Anne de Kiev, fille de Yaroslav le Sage, épousa le roi Henri 1er en 1051.

2. Huit millions de morts, dont 3,5 millions d’enfants.

3. Action qui a été saluée par l’Euro-Asian Jewish Center.

4. La Russie soutient depuis longtemps et en sous-main un groupe de réflexion italien (le Centre méditerranéen des études euro-asiatiques) qui n’a jamais caché ses penchants fascistes et tire à boulets rouges sur l’Otan et l’UE. Curieux mimétisme, à distance, avec un Staline qui faisait condamner après-guerre des milliers d’opposants sous le prétexte de collaboration avec les nazis, tout en menant une politique antijuive initiée en 1948 avec l’élimination des membres éminents des comités antifasciste juifs et qui allait connaître son paroxysme en 1953 avec le faux complot des Blouses blanches.

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Mykola Cuzin est président du comité Ukraine 33 et du Comité pour la défense de la démocratie en Ukraine.

Ses précédentes tribunes sur notre site :

L’Ukraine est de nouveau dans la rue… pour l’histoire

Le nouveau visage de la révolution européenne en Ukraine

Ukraine : mourir pour l’Europe, mais pourquoi ?

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