© À deux pas, Insa de Lyon 2007. Photo Vladimir Léon

Entretien avec Julie Desprairies, chorégraphe : saisir les mouvements de la ville

La chorégraphe Julie Desprairies crée un projet hors norme autour de la transformation du quartier des Buers à Villeurbanne et questionne la danse comme un moyen de concertation citoyenne.

Au mois d’avril, Villeurbanne – capitale française de la culture en 2022 – fait l’objet d’un événement chorégraphique qui met en valeur, au travers d’un parcours dansé, la transformation du quartier des Buers avec en son cœur la conception du quartier des Sœurs, sur un terrain en friche, occupé jusqu’en 1993 par une congrégation de religieuses franciscaines.

Ce quartier constitue le site d’étude d’une forme artistique hors norme qui, par l’exploration physique des espaces et la mise en jeu des corps, se projette vers la ville de demain.

Réalisé en collaboration avec la Maison de la danse, Sœurs a été créé à la demande de la section danse-études de l’Insa – Institut national des sciences appliquées (basé sur le campus de la Doua à Villeurbanne) – qui fête ses trente ans. L’Insa a cette particularité de proposer aux ingénieurs une formation diplômante en danse, en parallèle de leurs études.

Développant une démarche artistique qui s’appuie essentiellement sur des projets in situ avec la participation des usagers et habitants, la chorégraphe Julie Desprairies a mené ce projet au moyen d’une approche singulière, questionnant la fonction de l’art chorégraphique et son implication dans le réaménagement d’une ville.

© À deux pas, Insa de Lyon 2007. Photo Vladimir Léon

Accompagnée d’une équipe artistique et de plusieurs spécialistes de la question urbaine – génie civil, génie énergétique et environnement, télécommunication… –, elle est allée à la rencontre de tous les acteurs engagés dans la conception du terrain des Sœurs : habitants, élus, associations, architectes, urbanistes paysagistes, aménageurs, bailleurs, promoteurs pour imaginer ensemble un projet mêlant les langages technique, symbolique, urbain, poétique, botanique, historique, architectural et chorégraphique.

Les spectateurs et les habitants seront embarqués dans une traversée allant de lieux encore à construire ou à réaménager vers le quartier des Sœurs achevé. Ils pourront ressentir avec le corps et le regard les mouvements de leur ville et de leur quotidien. Entretien


Lyon Capitale : Pour définir votre approche de Sœurs, vous questionnez l’art chorégraphique comme faisant fonction d’aménageur urbain, qu’est-ce que cela signifie ?

Julie Desprairies : Cette question, c’est une manière pour moi de mettre un peu la charrue avant les bœufs. Et si l’art chorégraphique avait une fonction d’aménageur ou, en tout cas, quelque chose à dire sur le futur de la ville en transformation ? Je mets cette question sur le papier sans savoir comment on va y répondre.

Ce que je sais, c’est que ça nous met au travail, notamment avec des étudiants danseurs et ingénieurs. Je trouvais intéressant de les emmener dans un quartier au bord du périphérique, en complète transformation, qui jouxte le campus dont ils ne sortent pas beaucoup. Le lieu a une histoire très emblématique des quartiers populaires nés au moment des grandes vagues d’immigration d’après-guerre, lors de la réindustrialisation.

Ceux-ci se sont appauvris peu à peu pour finir abandonnés à leur sort avec tous les problèmes que l’on connaît. Aujourd’hui, ils sont regardés autrement car situés aux confins des villes, presque en centre-ville, alors que tout le monde cherche à se loger moins cher. Cela m’intéressait de demander à des ingénieurs qui sont aussi danseurs s’ils ont quelque chose à dire sur le devenir de ces villes et leur transformation.

Comment s’est fait le lien avec tous les acteurs du projet et les ingénieurs/danseurs ?

C’était un peu inhabituel pour eux car on ne dansait pas beaucoup, on était en découverte, en rendez-vous avec les élus, les aménageurs, on a rencontré en permanence toutes les personnes du projet. Les habitants participaient car il y a eu beaucoup de concertations, des conflits aussi sur comment on réaménage les espaces avec des situations assez brutales comme dans le cas du quartier des Sœurs qui sort assez rapidement, avec une architecture très valorisée, un parc autour et à côté des HLM qui mettent des années à être rénovées. À l’échelle d’un enfant, quand les travaux commencent alors qu’il a 5 ans pour finir quand il en a 15 et que tout reste en chantier, que l’on déplace les gens pour rénover les appartements, c’est difficile.


“On a écouté les désirs des riverains, on a travaillé sur ce que nous voulions défendre”


Quelles ont été les répercussions de vos rencontres sur l’évolution de votre projet chorégraphique ?

La première répercussion inattendue mais qui correspondait à notre projet est qu’un immeuble a été détruit, cela a dégagé une large parcelle vide entre la Boube et Pranard, et le bailleur Est Métropole Habitat nous a demandé de réfléchir à des préconisations pour son aménagement temporaire. C’était génial car on pouvait l’imaginer pour qu’elle soit utilisée par des habitants, des artistes, afin de ne plus être un lieu triste au milieu du quartier. On a écouté les désirs des riverains, on a travaillé sur ce que nous voulions défendre. Les notions de ville durable, solidaire et à l’écoute, de ville mixte mais aussi culturelle sont fortement apparues dans nos propositions. Cela nous a pas mal influencés pour l’ensemble du projet et, au fond, la danse n’est pas venue directement en action mais plutôt notre posture de chorégraphe avec qu’est-ce qu’on valorise dans la ville et quel est son avenir ?

Comment se fait le parcours du spectateur dans le quartier des Buers ?

Il commence à la Maison du citoyen, une association historique du quartier des Buers, puis traverse un lotissement de petites maisons avec jardin datant de la fin du XIXe et du début du XXe siècle, on passe devant la mosquée, on arrive au bibliobus, on va chez les commerçants, le Café de la Paix, le bar à chicha et ensuite dans les HLM du Pranard, ces grandes barres des années 60 avec leurs populations d’immigrés. Puis on emprunte la rue du 8-Mai-1945 qui a été refaite, un terrain de sport, la parcelle avec nos propositions d’aménagement et le très beau quartier des Sœurs, avec le parc Elie-Wiesel qui n’existait pas avant, ses beaux immeubles avec terrasses, une magnifique crèche, un bel équipement municipal pour les jeunes enfants… Cette traversée est un moyen de faire le lien entre tous les habitants pour qu’ils perçoivent que les Sœurs est aussi leur quartier et qu’il n’est pas seulement réservé à ses résidents.

Ça danse de partout en somme ?

Oui et chaque danse a son histoire. Il y a aussi un vocabulaire chorégraphique que j’ai apporté et qui est lié aux gestes de laboratoires. Il y avait également l’idée que les ingénieurs/danseurs viennent avec leurs écritures, comme cette étudiante qui interprète une danse tahitienne, qu’ils partagent, qu’ils s’associent avec des danses et musiques issues des cultures et des patrimoines des quartiers.

Tous vos projets tournent autour de ce que vous appelez l’art relationnel, pour quelles raisons ?

Je ne suis pas danseuse à la base, ni issue d’un milieu artistique. J’ai fait des études de théâtre, d’arts plastiques puis je me suis beaucoup spécialisée en architecture et sa relation avec le corps. Quand j’ai commencé à travailler dans le milieu artistique, j’ai mesuré à quel point il était très marginal. Ma recherche est portée par une très grande volonté de démocratisation de l’art, en dehors des scènes traditionnelles, avec l’envie de partager ma passion et d’aller à la rencontre de tous les publics. Je privilégie un art relationnel au service du plus grand nombre.


Sœurs, de Julie Desprairies – Du 7 au 10 avril, dans le quartier des Buers, Villeurbanne - www.maisondeladanse.com


 

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