Room 237

“Shining” comme vous ne l’avez jamais vu

Shining Danny ()

CRITIQUE – Stanley Kubrick faisait peu de commentaires sur ses films. Pourquoi ? Pour mieux mettre nos méninges à contribution. Quand cinq fans se penchent sur Shining, ça donne Room 237, un documentaire génial qui tente de rentrer dans la tête du créateur, en lançant les hypothèses les plus folles sur un film culte. Déjanté et passionnant.

Stanley Kubrick est incontestablement un des plus grands réalisateurs du XXe siècle. Tout aussi incontestablement, il est un cinéaste pour cinéphiles, au même titre qu’un Hitchcock ou un Tarkovski. En treize longs métrages, le réalisateur américain aura touché à tous les genres, passant aussi bien du film de guerre (Les Sentiers de la gloire, Full Metal Jacket) au péplum (Spartacus), au film noir (L’Ultime Razzia), au film historique (Barry Lindon), au drame psychologique (Lolita), à la comédie (Docteur Folamour) ou à la satire/film d’anticipation (Orange mécanique), que de la SF (magistral 2001 – L’Odyssée de l’espace) au thriller érotique (Eyes Wide Shut), et l’aura fait avec une égale maestria.

Si tous les films de Kubrick sont devenus cultes, objets de recherche, voire d’obsessions cinéphiles, Shining occupe avec 2001 – L’Odyssée de l’espace une place particulière dans sa filmographie. Plus de quarante ans après sa sortie, il continue de turlupiner les kubrickophiles, à alimenter leurs blogs entre études de sens caché et théories du complot.

Shining, au-delà des codes et du genre

Kubrick réalise Shining en 1980. C’est son onzième long métrage, un film d’horreur adapté d’un roman éponyme de Stephen King. L’histoire raconte l’installation de Jack Torrance (Jack Nicholson), de sa femme Wendy (Shelley Duval) et de leur jeune fils Danny (Danny Lloyd), venus garder un hôtel isolé au milieu des montagnes Rocheuses du Colorado pendant la fermeture hivernale. L’hôtel devient progressivement le théâtre de phénomènes surnaturels, entraînant le basculement de Jack dans la folie meurtrière, en même temps qu’ils révéleront les dons médiumniques de Danny.

Tout en reprenant les codes du cinéma d’horreur (l’isolement, la maison hantée, les meurtres, l’hémoglobine en torrent, les nombreuses apparitions fantomatiques et les visions paranormales de Danny), le film dépasse largement le genre auquel il appartient. Et Rodney Ascher, réalisateur, chef-monteur et cinéphile monomaniaque de Kubrick, tente à travers son labyrinthique Room 237 de comprendre l’énigme visuelle que reste Shining.

Ascher, en toute subjectivité

Affiche Room 237 - détail

Ascher, qui ne voulait en aucun cas produire un banal “making of” de Shining, fait de son obsession un objet au moins aussi vertigineux que le film lui-même. Il a d’ailleurs eu la bonne idée de ne pas montrer ses intervenants. Le film, et l’humour qui s’en dégage, repose donc sur un montage ultrasoigné et dynamique mêlant voix off et extraits de films, de Shining évidemment, mais aussi d’autres long métrages de Kubrick et même d’autres réalisateurs, de tout genre et toute époque (on peut voir des extraits du Faust de Murnau, de La Maison du docteur Edwards de Hitchcock, etc.), qui viennent illustrer de manière toujours pertinente et décalée les impressions et sentiments très personnels énoncés en off par les interviewés.

Shining est véritablement passé au microscope. Les arguments des protagonistes sont étayés par de nombreux ralentis, des arrêts sur image sur des fondus enchaînés confondants du film, des champs/contrechamps qui intriguent, des plans qui laissent apparaître des aberrations ou des accessoires énigmatiques… Bref, tout ce qui ressort du vocabulaire cinématographique et qui, de fait, relève d’une construction de l’image signifiante. Les exemples abondent : dans un champ/contrechamp classique, une chaise placée derrière Jack Nicholson disparaît subitement de l’arrière-plan. Les motifs de la fameuse moquette en nid-d’abeilles qui décore les couloirs de l’hôtel changent de sens d’un plan à l’autre. Un autocollant disparaît de la porte de chambre de Danny. Hasards ? Erreurs de scripte ? Peu probable. Kubrick était trop méticuleux pour commettre des faux raccords sans raison. Cet esprit supérieur (il avait un QI de 200) aimait à manipuler les règles de réalisation à dessein. C’est l’intime conviction des intervenants. Et chacun tente, en cryptologue éclairé et dans des démonstrations souvent convaincantes (on passera le coup du nuage/visage barbu de Kubrick dans les premiers plans du film !), de percer les mystères de Shining, d’en dégager les symboles et allégories qui relèveraient de la petite ou de la grande histoire.

L’acte créatif du spectateur

Jay Weidner, “traqueur de complot” et auteur de Kubrick’s Odyssey, Infinity : The Ultimate Trip, considère Shining comme le film-aveu de Kubrick sur sa complicité présumée dans la fabrication des fausses images de l’alunissage de la navette Apollo 11 en 1968. Pour le journaliste d’ABC News Bill Blackemore, le film traite ouvertement du génocide des Indiens d'Amérique. Geoffrey Cocks, professeur d’histoire spécialiste du nazisme, y voit une allégorie de l'Holocauste. Ce type de lecture n’est pas rare dans le film d’horreur, le genre par excellence qui mêle patent et latent. Des films comme La Nuit des morts-vivants de George A. Romero ou Le Sous-Sol de la peur de Wes Craven établissaient des liens symboliques avec la guerre du Vietnam. Comme eux, Kubrick trouvait avec le film d’horreur le moyen de parler de sujets sensibles de manière plus subtile.

Room 237 parle de hantise, celle du passé de l’humanité et d’événements personnels dans la vie de Kubrick dont parlerait Shining, mais aussi la façon dont un film continue de nous hanter. Surtout, ce petit bijou de montage nous parle de la façon dont Kubrick, à qui l’on prête certainement des intentions fausses et dont on surinterprète les images – peu importe –, a donné les moyens aux spectateurs de faire de la vision d’un film un acte créatif.

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Room 237, de Rodney Ascher, 2013, 1h42, couleur. Avec Bill Blakemore, Geoffrey Cocks, Juli Kearns, John Fell Ryan et Jay Weidner. En salles à partir de ce mercredi 19 juin.

À Lyon : UGC Ciné Cité Confluence, en VO.

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