risque escalade
“Vivre, c’est à la fois risquer et essayer de conjurer le risque” @Pexels
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“Dans l’exploit, comme dans l’expérience intense, ce que l’on cherche c’est à se perdre soi-même”

Laurence Devillairs est normalienne, agrégée et docteure, habilitée à diriger des recherches en philosophie. Elle propose une conception subtile de la prise de risque. 

Dans "Méditations sur le risque" (Philosophie Magazine Éditeur), ouvrage collectif qui s’envisage comme une invitation à se risquer au temps long de la réflexion, à accueillir d’autres couleurs du risque, à prendre le risque d’être surpris, Laurence Devillairs propose une conception subtile de la prise de risque. Pour elle, “l’important n’est pas d’être en adéquation avec soi, de se trouver ou de se réaliser, mais de s’éprouver, et de le faire dans l’action. La plus noble et la plus dérisoire qui soit : celle qui vient braver le réel sur son propre terrain. Je suis ce que je tente. Et on verra bien”.

Lyon Capitale : Comment définiriez-vous le risque ?

Laurence Devillairs : Le risque s’inscrit dans un contexte où l’issue n’est pas assurée. Le risque, c’est d’abord prendre le risque d’agir quand l’issue de l’action est incertaine, en deçà de la question de l’échec ou du succès.

Peut-on dire, par conséquent, que le risque est source de création ?

Oui, parce que si l’issue est certaine et le résultat assuré, il s’agit alors simplement de déployer des moyens pour y parvenir. Le risque, c’est beaucoup plus qu’une question de moyens, c’est une question d’inventivité, de courage, d’imagination, d’adaptabilité.

C’est ce qui, finalement, d’un point de vue intellectuel, nous fait avancer.

Ce n’est pas pour pouvoir avancer. C’est le fait même d’avancer. Le risque, c’est l’action au sens fondamental du terme. C’est faire le choix d’avancer quand on n’est pas sûr de là où ça nous mène.

Le risque n’est-il pas inhérent à la nature humaine ?

Le risque, c’est la définition même de la vie. Vivre, c’est risquer. Mais vivre, c’est à la fois risquer et essayer de conjurer le risque : je ne sais pas de quoi est fait demain mais j’y vais quand même. Mon auteur fétiche, Pascal, avait cette phrase très forte : “Travailler pour demain et pour l’incertain.” Vivre, c’est toujours faire face aux risques.

Le risque est-il forcément attaché à la notion d’innovation ?

Plus qu’à l’innovation, à la pensée même, quand c’est vraiment une pensée, et non une redite, un préjugé. Toute vraie pensée est une prise de risque. Penser, c’est toujours prendre le risque de penser ce qui n’a pas été pensé. C’est le risque de penser autrement. Aujourd’hui, tout le monde pense pareil. Je suis effarée d’entendre partout les mêmes choses, les mêmes mots, la résilience, la bienveillance, etc.


“La prise de risque montre que l’important n’est pas d’être assigné à une identité mais de savoir se délester de soi pour se trouver ailleurs”


Je suis ce que je risque ?

Oui. Que restera-t-il de moi ? Et qu’est-ce que ce “moi” ? Ce ne sont pas mes habitudes qui sont figées, ce n’est même pas mon caractère qui est aussi figé. C’est ce que j’aurai tenté et qui n’était pas certain. C’est même ce que j’aurai risqué dans un sens moral, c’est-à-dire mis en jeu : mon confort, mon égoïsme, ma tranquillité. Je suis ce que je risque. C’est ça qui me constitue, dans ma liberté et dans mon originalité.

Se risquer soi-même serait donc une manière de défier la réalité ?

Absolument. Se risquer n’est pas aller au-devant du danger, lui vouer une forme d’amour trouble entre morbidité et masochisme. Le risque n’a pas à voir avec la mort mais avec le réel. C’est notre rapport à la réalité qui est alors en question. Se risquer soi-même, avoir le goût du risque, c’est une manière de défier la réalité. C’est opposer à sa loi d’airain ses propres règles du jeu. C’est littéralement jouer, sinon se jouer du réel. La mer est déchaînée, la baignade interdite ? Qu’importe, je vais nager. La pente est trop raide, le cheval un peu rétif ? Je pars au galop. Ce n’est pas de l’inconscience, ce n’est pas la quête de l’exploit, ce n’est pas non plus vivre vite et fort, c’est engager dans cette nage et dans cette cavalcade un rapport singulier au réel. Le risque, c’est aller au plus près de ce qui est imposé, de ce qui ne se négocie pas et lui rire au nez. Ce n’est pas un délire de toute-puissance : en cultivant le risque, je rends hommage à l’implacabilité du réel. J’avance sans précaution, ni filet. Je ne veux ni la maîtrise ni la victoire. Je n’entends ni repousser les limites ni sentir un afflux d’adrénaline. Je ne souhaite pas gagner, ni me prouver quoi que ce soit, je veux seulement défier le réel qui se moque bien de moi. On me dira qu’il y a dans ce goût du risque un donquichottisme, quelque chose du chevalier ridicule qui défie ce qui l’écrase. Peut-être. Et peu importe. Je ne supporte tout simplement pas de laisser le premier et le dernier mot à la réalité. Elle a trop de bêtise, trop d’injustice en elle pour lui laisser la primauté. Pour un temps, je désire lui imposer mes vues, ma vie et mes envies.


“Vivre, c’est à la fois risquer et essayer  de conjurer le risque”


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