Suicides à France Télécom : le rapport qui accable la direction

L'inspection du travail relève la détérioration des conditions de travail et souligne la responsabilité du management. Eco89 publie le rapport à l'origine de l'instruction judiciaire ouverte contre France Télécom et ses dirigeants. Ce rapport de l'inspection du travail démontre que le groupe était au courant des risques de ses choix sur la santé mentale des salariés, mais n'a rien fait. Un texte de 82 pages, accablant, qui a été adressé le 4 février au parquet de Paris. Celui-ci vient d'ouvrir une instruction judiciaire.

L'auteure du rapport, l'inspectrice du travail Sylvie Catala, signale à la justice les faits suivants :

  • « Mise en danger d'autrui du fait de la mise en œuvre d'organisations du travail de nature à porter des atteintes graves à la santé des travailleurs »
  • « Méthodes de gestion caractérisant le harcèlement moral »

Le rapport vise directement les principaux dirigeants du groupe :

  • Didier Lombard, l'ex-PDG, désormais simple président sans pouvoir exécutif,
  • Louis-Pierre Wenes, ancien directeur délégué et bras droit de Didier Lombard, débarqué en mars,
  • Olivier Barberot, toujours DRH du groupe.

Selon Sylvie Catala, la justice ne doit pas seulement s'intéresser à la responsabilité pénale des personnes morales, France Télécom et sa filiale Orange, mais aussi à celle de ces trois dirigeants :

« Les atteintes à la santé mentale, l'absence de prise en compte des risques psychosociaux liés aux réorganisations sont le résultat d'une politique mise en œuvre sur tout le territoire national au cours de la période 2006-2009. La responsabilité de cette politique et de ses effets n'incombe pas à chaque directeur d'unité France Télécom qui n'ont fait qu'appliquer des décisions et des méthodes prises au plus haut niveau du groupe. Elle incombe aux personnes physiques précitées. »

Une enquête pour « homicide involontaire » à Besançon

C'est la justice, désormais, qui devra déterminer les responsabilités exactes du groupe et de ses managers. Le syndicat Sud avait déposé une plainte pour « harcèlement moral » et « mise en danger de la vie d'autrui » dès le 14 décembre. Le parquet de Paris vient de décider l'ouverture d'une instruction judiciaire, comme l'a révélé jeudi soir France Info. Le syndicat CFE-CGC-Unsa de France Télécom a décidé de se constituer partie civile, nous a annoncé ce vendredi matin son président, Sébastien Crozier.

La justice s'intéresse déjà aux suicides à France Télécom. En mars, le parquet de Besançon a déjà ouvert une enquête pour « homicide involontaire par imprudence, inattention, négligence et manquement à une obligation de prudence ». Objectif : déterminer la responsablité du groupe et de son directeur en Franche-Comté dans le suicide d'un jeune technicien, en 2009. L'ouverture d'une instruction par le parquet de Paris marque pourtant un tournant : par son ampleur, puisqu'elle concerne la stratégie nationale du groupe, et par les personnalités visées, les dirigeants d'un des principaux groupes européens.

Objectif : 22 000 emplois en moins en trois ans

Le stress des salariés et la vague de suicides sont directement liées à la stratégie établie au siège parisien du groupe, accuse le rapport de l'inspection du travail. Une stratégie fixée en 2005 par le plan « Next », visant à augmenter la productivité de 15% en trois ans, et son volet concernant les ressources humaines, le plan Act (pour « Anticipation et compétences pour la transformation »).

Avec des objectifs chiffrés : supprimer 22 000 emplois, faire changer de métier 10 000 salariés, et embaucher 8 000 personnes. Au final, les effectifs de France Télécom sont passés de 161 700 à 103 000 personnes entre 1996 à 2009. La montée du stress s'expliquerait notamment par la « mobilité contrainte ». Les changements de postes et de lieux de travail sont pourtant encadrés strictement par le code du travail. Subtilité : les salariés de droit privé peuvent s'y opposer, pas ceux de droit public. Or, France Télécom emploie encore en grande partie d'anciens fonctionnaires des PTT, qui ont pu conserver leur statut de droit public après la privatisation.

La direction connaissait les risques

Sylvie Catala accuse : dès le début, la direction de France Télécom était consciente des risques. Le sujet avait été abordée lors de la formation des 4 000 cadres chargées d'appliquer la nouvelle stratégie. Le rapport explique : « Les résistances et les moyens de les faire céder sont développés, ses effets sur la santé mentale des travailleurs y sont également abordés. Ainsi un schéma illustre le positionnement du salarié lors du processus de mise en mouvement et les phases appelées “phases du deuil”. Parmi ces phases, une phase est identifiée comme étant la phase de décompression qui se caractérise par la tristesse, l'absence de ressort, le désespoir, la déprression (…). Les atteintes à la santé mentale due à la politique mise en œuvre par l'entreprise sont donc déjà identifiées. » France Télécom serait resté sourd aux alertes des délégués syndicaux, des CHSCT (Comités d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail), des médecins et des inspecteurs du travail. Le rapport pointe l'absence de prévention, et la faiblesse des mesures prises a posteriori, comme la création de cellules d'écoute.

« Les seules solutions, c'est de partir ou en finir »

Plusieurs suicides ou tentatives de suicide sont examinées en détail. « Je l'ai fait au boulot pour passer un message », explique un salarié parisien, ayant tenté de se jeter par la fenêtre devant ses collègues. « Je me suis dis que puisque je disparaissais du service, je pouvais aussi bien disparaître définitivement », raconte une salariée du Havre, après une overdose de médicaments.

Autre cas accablant, celui de ce salarié de Troyes (Aube), qui s'est jeté sous un train. Il ne supportait pas d'être déplacé d'un poste de technicien, métier historiquement « noble » aux PTT puis à France Télécom, à un service clientèle. La direction avait été alertée de son état par le médecin du travail, les délégués syndicaux et l'inspection du travail. Avant de se suicider, le salarié a adressé un courrier à sa hiérarchie :

« Quand je reprenais le travail, c'était pour être comme un pantin mécanique devant un écran, j'en pouvais plus. Le fait même de rentrer dans ce mouroir me stressait déjà à l'idée de me retrouver enfermé, et j'avais plus du tout le moral (…). Moi je ne demandais pourtant pas grand-chose, seulement pouvoir faire un travail plus manuel et technique (…). Voilà vous allez pouvoir dormir tranquille vous au moins, je vous débarrasse. C'était bien votre but non ? (…) Les seules solutions qu'on ait c'est de partir ou en finir comme moi. »

Ce salarié ne s'étant pas suicidé sur son lieu de travail, France Télécom avait refusé d'y voir un « accident de service », une qualification reconnaissant le lien entre le travail et le suicide.

Par François Krug

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