Pédagogie “vacillante”, modèle économique “douteux”, gouvernance “pas saine”… Les critiques, en interne, de l’une des plus prestigieuses écoles hôtelières et culinaires du monde se multiplient. Avec, sous le service à la cloche, la menace d’un procès entre Jérôme Bocuse et l’institut pour usage abusif du nom du “pape de la gastronomie”. La fin des haricots pour la grande école française ?
L’émission avait défrayé la chronique. En février 2021, le programme de téléréalité “Les Touristes”, de l’animateur et producteur Arthur, avait posé ses caméras à l’institut Paul-Bocuse, l’une des plus prestigieuses écoles hôtelières et culinaires du monde.
Les six “bras cassés” (dont l’animateur Cartman, l’humoriste Booder ou encore Chris Marques, juré de “Danse avec les stars”) se retrouvaient en immersion à Écully, sous le regard du “vieux lion”, dont la statue en bronze accueille les étudiants sur le perron de l’école. Leur but : “se plier à l’exigence, la rigueur et la discipline des métiers de l’hôtellerie et de la haute gastronomie”. La production avait promis des “fous rires” et “beaucoup de surprises”.
Téléréalité

@Antoine Merlet
Les téléspectateurs ont été servis, c’est le moins qu’on puisse dire. On a pu voir les “touristes” jouer avec de la nourriture – époque où des milliers d’étudiants en situation précaire, la faute au Covid, faisaient la queue devant des points de distribution alimentaire –, faire tomber une volaille en pleine découpe en salle. L’émission avait alors suscité une levée de boucliers des étudiants, des diplômés et des professeurs de l’école : “Honteux”, “scandaleux”, “affligeant”, “un divertissement de bas étage”, “une insulte à la profession” de la part d’“une bande d’irresponsables incultes immatures”. Même l’ancien directeur académique, en chair et en os, de l’institut Paul-Bocuse avait remis le couvert, “insurgé” de ce “profond manque de respect”. Après avoir réagi à la publication d’une étudiante n’ayant que peu goûté au cirque télévisuel de TF1, le cadre s’était fait remonter les bretelles par la direction générale : “J’ai été convoqué dans le bureau d’Eleonore Vial [directrice formation et développement de l’école, NdlR] qui m’a dit que ce que j’avais fait pouvait être considéré comme une faute grave”, raconte, à Lyon Capitale, Stéphan Demaeght de Montalay, alors directeur académique.
À Lyon, la visibilité médiatique donnée à un établissement qui vise l’excellence, et dont le nom est associé au “pape de la gastronomie” Paul Bocuse – premier grand chef de la télévision –, suscite la sidération, au mieux l’incompréhension.
Liaisons peu goûteuses
En fait, si la direction de l’école a cédé aux sirènes de cette téléréalité pour le moins déphasée, cela s’explique par le cousinage indirect entre l’institut Paul-Bocuse et TF1 : le programme était en effet diffusé sur la chaîne dirigée par Gilles Pélisson, actuel président de l’école d’Écully via sa fondation G&G Pélisson pour l’institut Paul-Bocuse.
Pélisson et Bocuse, c’est une longue histoire. Petit retour en 1985. Jack Lang, ministre de la Culture et Henri Nallet, ministre de l’Agriculture, annoncent l’inauguration prochaine d’une École nationale des arts culinaires, à Écully, sous le parrainage de Paul Bocuse. Objectif : concurrencer les grandes écoles, comme celles de Lausanne, en Suisse, ou Glion (Londres et Montreux), qui fournissent dans le monde entier les meilleurs serveurs, maîtres d’hôtel ou sommeliers. “Et pour former des chefs exécutifs”, explique Paul Bocuse. Gérard Pélisson, directeur du groupe Accor, qui “partage les mêmes valeurs que monsieur Paul”, prend la direction de l’école.

@AFP
En raison de difficultés financières, l’établissement passe en 1988 sous statut privé et, renfloué par une poignée de patrons locaux, est rebaptisé institut Paul-Bocuse. En 2005, les deux hommes signent un acte sous seing privé stipulant que Paul Bocuse autorise à titre gratuit la dénomination “institut Paul-Bocuse”, sans que celle-ci puisse être associée à la commercialisation d’articles, de produits ou de prestations, et en évitant “toute confusion dans l’esprit du public”, notamment sur la participation effective de Paul Bocuse aux enseignements délivrés par l’école. Quatre ans plus tard, l’allongement de la durée de l’autorisation est acté jusqu’à la fin de l’année 2037. En d’autres termes, l’institut Paul-Bocuse n’est en aucun cas autorisé à faire un quelconque commerce avec le nom Bocuse en dehors du cadre juridique énoncé par contrat.
Les ennuis commencent à l’automne 2015, dans la foulée de l’arrivée d’une nouvelle gouvernance de l’école, incarnée par Dominique Giraudier, ancien patron du groupe Flo (brasseries Flo, Hippopotamus, Taverne de Maître Kanter…) qui prend quelques libertés avec l’usage du nom Bocuse. Affaibli par la maladie de Parkinson, Paul Bocuse alerte son fils. Domicilié en Floride, ce dernier ne passe que quelques semaines en France. Moins démonstratif que son père, les administrateurs de l’institut ne le connaissent pas très bien. Et malgré les avertissements, rien ne bouge. C’est au décès du patriarche que tout s’accélère. L’école engage une collaboration avec Air France pour le service en cabines business, conclut un partenariat avec Elior et l’Institut de cancérologie de l’Ouest, signe des recettes pour Taureau Ailé et la clinique du Val-d’Ouest dans les services de chirurgie et de maternité, organise un challenge culinaire avec Tefal. Dans un entretien accordé à Lyon People, Jérôme Bocuse explique même avoir récemment découvert le dépôt de son nom en Chine dans plusieurs classes d’activité.
Marketing global

Gilles Pélisson a, à ce moment-là, pris la suite de son oncle à la tête de l’institut. Et alors que les relations entre le fondateur du groupe Accor et le grand chef lyonnais étaient fondées sur le respect mutuel – s’ils se vouvoyaient, ils s’admiraient beaucoup –, celles qu’entretiennent le patron du groupe TF1 et le fils et légataire universel de Paul Bocuse sont aussi fraîches qu’un entremets glacé. Un bras de fer s’engage rapidement entre Jérôme Bocuse et l’institut. La tenue d’un procès se profile. Dans une lettre adressée il y a quelques mois aux étudiants de l’école, l’héritier Bocuse déplore des “bouleversements organisationnels (qui) ternissent et malmènent les valeurs et l’image de Paul Bocuse et instrumentalisent le nom ‘Bocuse’ pour transformer le projet pédagogique qu’il a toujours soutenu en projet marketing global”.
Car, à travers l’usage abusif du nom Bocuse, c’est bien de l’école dont il est (aussi) question. Pour de nombreux diplômés, étudiants et collaborateurs de l’institut, la fameuse digression cathodique de TF1 n’est qu’un élément d’un mal plus profond et plus vaste. Pédagogie “vacillante”, modèle économique “douteux”, gouvernance “pas saine”, les critiques sont sévères. Et, cerise pourrie sur le gâteau, pour la plupart internes à l’école. “En principe, la règle veut que les anciens élèves, en poste, embauchent les diplômés de l’école où ils ont été formés. Ils préfèrent aujourd’hui recruter chez Vatel [école concurrente, NdlR], plutôt que ‘chez eux’”, regrette Sylvain Noble, président de l’association des Alumni (anciens élèves) de l’école. Et de trancher : “L’institut prend un mauvais virage.”
Perte des fondamentaux

Une ligne stratégique que déplore aussi Stéphan Demaeght de Montalay, qui a claqué la porte de son poste de directeur académique. “J’avais créé une spécialisation entrepreneuriat en 4e année. La nouvelle direction l’a remplacée par une spécialisation en restauration chaînée [grandes chaînes de restaurants, NdlR], l’exact opposé de ce que les étudiants voulaient faire.” Et de prendre l’exemple d’un stage de plusieurs semaines organisé par la direction dans le groupe de restauration collective Newrest pour, résume-t-il un brin ironique, “couper des carottes”. “On perd les fondamentaux”, explique-t-il, comme savoir placer les couverts à la bonne place sur une table, connaître le bon côté pour servir le pain, “le b.a.-ba en quelque sorte”.
Aucun des étudiants à qui nous avons parlé n’a souhaité que son nom apparaisse, par crainte de “pression” et d’“intimidations” de la part de la direction de l’institut Paul-Bocuse. Ambiance. Tous ont en mémoire l’exclusion définitive d’un élève qui a “osé dire tout haut ce que tout le monde pensait tout bas” en expliquant au directeur pédagogique de l’école qu’il n’était “plus crédible”. Une étudiante en bachelor reproche, quant à elle, que la formation n’est “pas à la hauteur des attentes sur le contenu des cours”. Un autre élève, en quatrième année, explique que “les cours sont les mêmes que l’année précédente” et qu’il n’y a “pas de plus-value”. Une promo entière de quatrième année (23 élèves sur 24) s’est même plainte du manque d’enseignement et a demandé le remboursement intégral des frais de scolarité (près de 57 000 euros sur quatre ans).
“Que vaudra le diplôme demain ?”
Dernièrement, la “petite soupe” interne a pris une dimension grand public avec la création de l’Association de défense des valeurs de l’IPB (ADVIPB), dont l’objectif est de soutenir les personnes lésées en litige avec l’école, et de médiatiser la “divergence importante entre les formations vendues actuellement par l’institut Paul-Bocuse et la réalité”. L’un des fondateurs de l’association, Loïc Boudot, étudiant en 4e année entrepreneuriat promotion 2022, est aujourd’hui le seul élève à parler publiquement. Il a suspendu sa scolarité, avec le risque de ne pas être diplômé. “Je devais finir ma scolarité par une période de six mois dans un incubateur de l’école qui devait me permettre de monter un projet professionnel de A à Z. La direction m’a mené en bateau, comme tous les autres, et nous a clairement menti car, en réalité, il n’y a jamais eu d’incubateur.” Et d’ajouter, désabusé : “Si on se tait, tout se passe bien, on a notre diplôme. Mais nous, ce qu’on veut, c’est une formation en face du diplôme !”
C’est ce que défendait aussi Anne Poinsignon, qui a quitté le navire en raison des “choix de la nouvelle gouvernance qui ne répondent plus à la philosophie de l’école”. L’ancienne responsable de la promotion, du recrutement et des admissions de l’institut assure que l’“école d’application tend à être de moins en moins appliquée”, avançant une diminution de 40 % des places prévues en arts culinaires entre septembre 2021 et septembre 2022. Et de s’interroger : “Que vaudra le diplôme de l’institut Paul-Bocuse demain ?”
Mauvais copieurs et master “sans odeur”

Une réflexion qui agite aussi Sylvain Noble, le président de l’association des 5 250 anciens élèves de l’institut : “L’école se tourne aujourd’hui vers un volet purement management, comme Sup de Co Lyon.” Même son de casserole pour Luc Ratsimbazafy, membre du conseil d’administration de l’association des anciens élèves : “C’est très dur pour moi de critiquer l’institut car j’y suis extrêmement attaché. Aujourd’hui, la direction souhaite être rentable car il y a des actionnaires. Néanmoins notre cœur de métier n’est pas le management mais l’art culinaire. De plus en plus de diplômés de licence à l’institut Paul-Bocuse font leur master à l’Essec. Pourquoi ne continuent-ils pas l’IPB ? Parce qu’on les prend pour des jambons. Ils parlent entre eux et savent que le master en hôtellerie et restauration n’est pas bon.” Dans le classement 2022 des masters en management de l’hôtellerie, celui de l’institut Paul-Bocuse n’est que 4e, derrière celui de l’Essec, de l’Académie internationale de management et de l’école Ferrandi, sa concurrente directe.
Frédéric Bout, diplômé de la première heure de l’IPB et enseignant pendant trois ans à Écully, ne peut qu’enfoncer le clou : “L’école, aujourd’hui, s’axe sur le management sans compenser un niveau d’excellence sur le métier de base. Si le management doit être enseigné, c’est celui de terrain. Là, on devient de mauvais copieurs.” Et d’ajouter que “la nouvelle gouvernance de l’école a choisi le développement quantitatif au détriment du qualitatif. Les étudiants manquent de suivi, les enseignants partent ou sont remerciés. C’est toute l’institution qui vacille”.
Selon le “clan” Bocuse, les chefs Guy Savoy (*** Michelin), Thierry Marx (**), Daniel Boulud (**) ont apporté leur soutien à Jérôme Bocuse.
Olivier Ginon, le patron du leader mondial de l’événementiel, GL Events, organisateur du Sirha et du Bocuse d’Or, a également récemment défendu Jérôme Bocuse devant une trentaine de chefs cuisiniers de la Région.
Comme l’avait dit un jour Paul Bocuse à Lyon Capitale, “les affaires, c’est souvent une histoire de rencontres et d’opportunités”. Dans le cas de l’institut Paul-Bocuse, il semblerait que le diptyque fasse chou blanc. Avec au bout du compte, entre la poire et le fromage, un horizon au court-bouillon pour l’école voulue et initiée par le chef du siècle (et l’État). Celui qui a permis aux maîtres-queux de sortir des arrière-cuisines, où ils étaient enfermés quinze heures par jour et gris du matin au soir, avait cette ambition de faire éclore les chefs exécutifs de demain. Rien ne semble désormais moins sûr.
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Avertissement aux lecteurs
Malgré nos demandes répétées envoyées à Dominique Giraudier, directeur général de l’institut Paul-Bocuse, nous n’avons eu aucune réponse de sa part.
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