Chine : Xi Jinping président à vie

Un certain nombre d’éléments récents incitent le chercheur Jean Ruffier* à penser que Xi Jinping est au pouvoir pour longtemps. Il tire ici les conclusions qui résultent de cette hypothèse en matière de fonctionnement et de durabilité du présent régime chinois.

Les dictatures sont mortelles. Une dictature peut s’effondrer en très peu de temps dès lors que la majorité de la population ne la craint plus. Toute société organisée en État repose sur une forme de consensus aidé par la possibilité de l’État de recourir à la force contre ses concitoyens. Si les démocraties durent, c’est en partie parce qu’une majorité de la population refuserait de mettre la force entre des mains autres que celles d’un État démocratique. Cela est arrivé en Allemagne, en Argentine, mais la raison en était d’une désorganisation totale de la société liée à une dramatique crise économique. L’Allemagne est revenue à la démocratie du fait de l’écrasement militaire du régime nazi, l’Argentine y est arrivée toute seule en moins de dix ans.

L’Union soviétique est tombée en quelques mois. Avant elle, les régimes qui dépendaient d’elle se sont effondrés comme des châteaux de cartes, une population découvrant d’un seul coup qu’elle était libre de parler et de se déplacer au dehors des frontières nationales. Il faut dire que l’idéologie communiste qui permettait cette servitude volontaire des citoyens à l’État ne prenait plus : la plupart des citoyens n’y adhéraient qu’en surface. Tout le monde s’est alors tourné vers la Chine, en se demandant quand ce pays basculerait à son tour. Vingt-cinq ans se sont passés depuis et le pouvoir chinois semble toujours aussi solide. Peut-on prédire sa chute ?

Comprendre la solidité du pouvoir chinois passe par un petit retour à son histoire. C’est un tout petit groupe qui a pris le pouvoir en 1949. Il s’agit d’une armée qui s’est battue contre le Guomindang, puis contre les Japonais, puis de nouveau contre le Guomindang. Ce groupe a très peu remporté de victoires militaires, il a surtout fui à travers la Chine. Les communistes chinois ont joué un rôle important dans la Seconde Guerre mondiale, mais ils n’ont guère remporté de victoires contre les Japonais. Les Américains n’ont pas hésité à armer les communistes chinois quand ils ont compris que leur aide pouvait leur être utile. C’est une stratégie habituelle chez les Américains que de fournir des armes à des groupes qui vont devenir ses ennemis quelques années après. Puis les Japonais ont perdu la guerre mondiale, après avoir écrasé l’armée de métier chinoise. Ils ont donc laissé en quelque sorte la voie libre à Mao Zedong. Finalement, en 1949, l’armée communiste chinoise prend Pékin, et dès lors Mao et les cadres de cette armée s’installent dans une partie de la Cité interdite : leurs enfants et petits-enfants y sont toujours et forment l’ossature du pouvoir central.

Mais qu’est-ce que ce pouvoir central ? La Chine dispose d’une forme de pouvoir qui a peu d’équivalents ailleurs ou dans le passé. Il s’agit non pas d’une monocratie mais d’une oligarchie (1). En fait, une des caractéristiques de l’oligarchie chinoise est d’avoir résolu la plupart des conflits en son sein de manière non mortelle (2). C’est un petit groupe de dirigeants, constitué de rescapés de la Longue Marche, qui a pris le pouvoir en 1949. Ce petit groupe constitue une petite société qui se reproduit en son sein et conserve depuis soixante-cinq ans les rênes du pouvoir. Les observateurs étrangers s’entendent en général pour dire que l’on sait très peu de chose sur la vie de ces quelque 2 000 personnes (3) qui constituent le groupe dirigeant, sinon que les décisions essentielles sont prises par un collectif aux contours mal connus et que ce collectif tient fermement les rênes d’un Parti communiste de quelque 80 millions de personnes.

1. Oligarchie : gouvernement par un petit nombre de personnes ; se différencie de la monarchie, gouvernement d’un seul, et de la démocratie, gouvernement par le peuple.
2. À l’exception notable de Lin Piao, successeur désigné de Mao.
3. On lira sur ce point l’intéressant ouvrage de Domenach, Mao, sa cour et ses complots – Derrière les murs rouges, Fayard, 2012.

L’oligarchie permet de résoudre le problème de la transmission du pouvoir d’une génération à l’autre. Les mêmes personnes qui sont responsables des erreurs de la planification initiale, puis des crimes de la Révolution culturelle, sont aujourd’hui celles qui dirigent la politique dite de “socialisme de marché” ou d’“ouverture”. Ce mode unique de gouvernement oligarchique explique probablement la longévité exceptionnelle du régime. On mesure mieux le pouvoir de cette oligarchie quand on constate qu’il faut appartenir à cette oligarchie pour être milliardaire (4).

4. Un professeur d’une université pékinoise nous a expliqué qu’il a pu retrouver un lien de parenté avec un ministre en exercice ou à la retraite pour 98 % des milliardaires chinois recensés par Forbes. Pratiquement tous ces ministres font partie des 2 000 personnes dont nous parlons comme étant le pouvoir central chinois.

L’avantage du groupe sur la personne, c’est que, lorsque les erreurs du dirigeant sont visibles, il se trouve souvent dans le groupe des gens qui ont déjà un plan pour corriger les effets de ces erreurs et proposer d’autres solutions. Les dirigeants chinois ne sont pas plus intelligents que les dirigeants des autres pays, mais leur système est plus “pardonnant”, c’est-à-dire qu’il permet de corriger au fur et à mesure les erreurs des dirigeants. En fait, le petit comité qui désigne les membres du prochain bureau politique fait un choix très calculé. Il met comme n°1 quelqu’un supposé avoir suffisamment de leadership pour restaurer la confiance du peuple dans le pouvoir, ou pour remettre la politique dans les rails souhaités par ce petit comité. Pour éviter que ce n°1 ne devienne trop puissant, on va lui adjoindre au sein du bureau politique des personnalités qui s’opposent. Cette nomination de personnalités contrastées permet de préserver l’harmonie dans le groupe qui nomme les dirigeants, et assure que les dirigeants ne s’émanciperont pas de ceux qui les ont nommés.

La durée du collectif est potentiellement infinie. La forme de pouvoir que je décris ici aurait le potentiel de se renouveler en permanence : elle est donc susceptible de durer. Le pouvoir central ne travaille pas pour la postérité, comme le ferait un potentat qui sait qu’il va mourir ; il ne travaille pas non plus pour aligner des résultats à la date des élections suivantes, puisqu’il n’y a pas vraiment d’élections. Il a la possibilité et l’intérêt de se projeter et de projeter son pays dans le long terme. Cela explique le développement rapide des infrastructures, la priorité absolue mise sur l’unité du pays et la résilience de son système politique.

La société chinoise est devenue une composante de la société globale. L’usine du monde n’est pas qu’une image, c’est la constatation que l’économie mondiale ne saurait aujourd’hui fonctionner sans la Chine. Beaucoup de pays ont délocalisé une partie si importante de leur production en Chine qu’ils seraient bien mal à l’aise si les usines chinoises s’arrêtaient de produire. Pays très dépendant de son commerce extérieur, la Chine n’en est pas moins un pays qui refuse d’appliquer les règles communes. Ainsi garde-t-elle une monnaie non convertible, donc une monnaie dont l’appréciation n’est pas directement fixée par le marché.

Si les Américains se plaignent volontiers de la valeur trop basse du yuan, il faut pourtant admettre que le système financier chinois a joué un rôle important dans l’arrêt de la crise asiatique et des deux dernières crises bancaires. Refusant de soumettre sa monnaie aux lois du marché, l’État chinois peut agir sur une partie significative de la monnaie mondiale. Si certains économistes dénoncent ce qu’ils appellent une tricherie, d’autres se réjouissent de constater que, malgré le libéralisme dominant, il existe des leviers d’action sur la monnaie et l’économie mondiale qui dépendent de volontés politiques, fussent-elles chinoises.

L’État chinois reste très interventionniste et planificateur. L’idéologie socialiste a été un peu rapidement enterrée en Occident, lors de la désagrégation de l’URSS. La planification a été abandonnée dans nombre de pays, parce que l’idéologie du pouvoir était favorable au laisser-faire/laisser-aller, ou plutôt parce que le gouvernement n’avait plus les capacités de dicter ses instructions aux entreprises. En fait, la création d’un espace hors du contrôle des États a limité les capacités de prélèvement d’impôts de la plupart des pays occidentaux. Dès lors, ces États ont perdu de leur puissance.

L’État chinois reste au contraire capable de planifier, il peut mobiliser rapidement une partie importante des richesses nationales pour faire face à l’imprévu. L’État chinois garde une prérogative qu’avaient les grands États jusque vers la fin du XXe siècle : il peut décider qui a le droit d’être riche parmi ses citoyens. L’État continue à penser pour ses citoyens à leur place, il continue à peser sur leur vie quotidienne, décrétant combien d’enfants ils doivent avoir, s’ils peuvent ou non sortir du pays. La modernisation économique de la Chine, l’envoi de nombre de ses jeunes dans les universités étrangères modifie la manière de penser de ses élites, mais la Chine reste une dictature qui contrôle de près ses citoyens, qu’ils soient en Chine ou à l’étranger. C’est un pays qui a une des plus importantes polices de la pensée du monde. Par exemple, il y a autant de personnes employées à contrôler les communications et Internet qu’il y en a dans le reste de l’armée chinoise. Le système de l’enfant unique est un instrument remarquable et peu coûteux de contrôle de la population. En effet, nombreux sont les citoyens qui veulent avoir plus d’enfants qu’ils n’en ont le droit, ou qui ont un accident de pilule. Cela veut dire des gens qui suivent au quotidien tous les citoyens. Si les citoyens fautent, ils peuvent payer des amendes considérables (par exemple 60 000 euros pour la naissance en Chine du deuxième enfant d’un couple franco-chinois) ou des pots-de-vin qui accroissent le pointillisme de ce système.

Alors, où sont les faiblesses de ce système politique ? Elles résident déjà dans la disproportion entre le pouvoir central (2 000 personnes) et les 80 millions qui sont membres du Parti. Bien sûr, les membres du Parti ne votent que selon les instructions qui sont données, mais un coup d’État intérieur n’est pas une impossibilité, surtout si le pouvoir apparaissait dépassé, ou déplaisait par trop.

On imagine aussi des mouvements sociaux. En fait, nous avons une vision d’une Chine tellement sûre d’elle-même que nous négligeons les observations objectives. Si on regarde aujourd’hui, on constate que l’idéologie communiste du pouvoir apparaît complètement ringarde. Plus grave, le mécontentement d’une partie importante de la population atteint des sommets, au point que l’État ne publie plus ses propres indices de nombre de conflits. Depuis 2009, on assiste à une croissance du nombre de conflits du travail, les salariés obtenant ainsi de fortes hausses de salaire.

Une nouvelle forme de pouvoir est en train de se constituer avec Xi Jinping. Xi Jinping est en fait le fils d’un grand dirigeant. Il disposait de forts appuis et était annoncé depuis longtemps comme devant occuper la place de secrétaire du Parti. Depuis quelques années, son CV circulait sous une forme de récit héroïque qui laissait peu de place au doute sur sa carrière future. Comme d’habitude, le bureau politique du comité central a été long à mettre en place, et une personne de premier plan, elle aussi fils de hauts dirigeants, avait été annoncée : Bo Xilai. L’aura de ce personnage était déjà considérable. C’est lui qui avait relancé la mode des chants à la gloire de Mao Zedong. Il avait aussi, sous prétexte de lutte contre la corruption dans la province, fait mettre en prison, et même exécuté, de nombreux patrons d’entreprises, dont les biens étaient aussitôt confisqués. Bo Xilai sera finalement incarcéré lui-même à l’issue d’une série de rebondissements qui tiennent du thriller politico-policier. Arrivé au pouvoir, Xi Jinping a profité de l’absence de contrepoids dans le bureau pour faire mettre en prison les responsables de l’armée, de la police et de la sécurité. Il a en quelque sorte fait le vide au-dessus de lui. Autrement dit, on ne voit plus qui d’autre que lui va nommer son successeur. Dans une telle situation, il semble que le plus probable est qu’il se nomme lui-même, devenant président à vie.

Le régime politique aurait donc changé en Chine, comme aurait changé le mode de désignation du N°1. Notre capacité à anticiper les évolutions à venir est donc devenue moins bonne. Ce qui est certain, c’est que ce qui se passe là aura des répercussions sur la santé économique mondiale.

* Jean Ruffier est directeur de recherches au CNRS, professeur de sociologie et de management industriel.
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