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Sel, sucre, gras : comment ils nous ont rendus accro

À l’occasion de la sortie en France de son livre Sucre, sel, matières grasses, Michael Moss, journaliste “pulitzérisé” du New York Times, a accordé à Lyon Capitale un entretien exclusif.

Michael Moss ()

©Tony Cenicola/The New York Times

Michael Moss est journaliste au New York Times. Il a reçu le prix Pulitzer en 2010 pour son enquête sur les dangers de la viande contaminée à l’E.coli.

Dans un livre qu’il a publié en 2013 aux États-Unis (Salt Sugar Fat: How the Food Giants Hooked Us) et qui vient d’être traduit en France*, Michael Moss relate l’histoire explosive de l’ascension de l’industrie agroalimentaire et ses liens avec l’épidémie émergente d’obésité.
Michael Moss révèle notamment comment les industriels utilisent le sel, le sucre et la graisse pour nous rendre accro.
Lyon Capitale est le premier journal hors territoire américain à qui il accorde un entretien.

Lyon Capitale : Ce qui est stupéfiant dans votre enquête, c’est l’effort concerté et ciblé des compagnies agroalimentaires pour trouver la formule magique (le bliss point, le point break)...

Michael Moss : Le sel, le sucre et la graisse constituent la sainte trinité de l’industrie agroalimentaire. L’industrie sait que, lorsqu’elle dose parfaitement ces trois additifs dans ses produits, ceux-ci vont nous rendre fous de bonheur et faire un tabac en rayon, car nous allons en acheter et manger davantage.

Le bliss point (point de félicité, de bonheur suprême) est le terme inventé par l’industrie pour désigner le niveau de sucré optimal. Le premier à appliquer ce terme aux aliments, un certain Howard Moskowitz, est une légende de l’agroalimentaire : c’est lui qui a créé – même s’il préfère parler d’“ingénierie” – certains des produits alimentaires les plus iconiques. Le docteur Moskowitz, qui s’est formé en psychologie expérimentale à l’université de Harvard, m’a expliqué son récent processus d’ingénierie permettant de concevoir un nouvel arôme pour le soda américain Dr Pepper. Il a commencé avec 61 formulations sucrées, toutes très légèrement différentes, qu’il a soumises à plus de 3 000 dégustations par des consommateurs dans tout le pays, avant d’appliquer aux données une analyse de régression pour trouver l’unique formule parfaite.

Mais ce qui préoccupe les experts en nutrition, autant que notre consommation de sodas, c’est que l’industrie agroalimentaire a rendu plus sucrés tant de produits alimentaires, du pain aux sauces pour pâtes en passant par le yaourt, qui contient autant de sucre que les crèmes glacées. Ceci a induit chez les enfants, notamment, l’attente que tout ce qu’ils mangent soit sucré, et le rejet d’autres saveurs de base telles que l’acide ou l’amer, qui rendent certains légumes peu appétissants pour les enfants.

Vous expliquez aussi que l’industrie du tabac est un food dealer. Pourtant, les cigarettes et l’assiette, c’est deux choses diamétralement opposées...

Elles sont différentes, en effet. On n’a jamais vendu les cigarettes en prétendant qu’elles vous donnaient la forme (même si, d’après les publicités des années 1920, elles vous apportaient une minceur plus avenante.) Or, mes sources à Washington me disent qu’elles s’attendent à des poursuites contre l’industrie agroalimentaire, à l’image des grands industriels du tabac dans les années 1990 – poursuites menées par des particuliers ou des États souhaitant récupérer les frais de santé liés à la surconsommation des aliments transformés.

Aujourd’hui, dans la seule Amérique du Nord, l’obésité provoque jusqu’à 300 milliards de dollars par an en frais médicaux supplémentaires et en pertes de productivité. Il se peut que les avocats qui planchent pour récupérer ces frais regardent de près les pratiques de marketing de l’industrie agroalimentaire aussi bien que sur ses formulations.

“Wall Street va presser les entreprises pour reprendre leurs versions moins saines”

Est-ce que l’industrie agroalimentaire peut améliorer la nourriture qu’elle fabrique ?

Le Taureau de Wall Street

Le Taureau de Wall Street

Si vous me demandez si l’industrie agroalimentaire peut fabriquer des aliments plus sains, je pense que oui, pourvu qu’ils y affectent leurs meilleurs scientifiques, et que les gens soient prêts à les acheter. Car Wall Street sera là, à attendre les chiffres des ventes : si les produits plus sains ne se vendent pas bien, Wall Street va presser les entreprises pour reprendre leurs versions moins saines.

Est-ce que le trio sel-sucre-graisse est inéluctable ? Pourquoi ?

S’agissant du sucre, c’est sûr, c’est très ancré. Chacune de nos 10 000 papilles gustatives est habituée au goût du sucré, et envoie des signaux forts au cerveau pour qu’on en mange davantage.

La graisse est encore plus puissante que le sucre à certains égards : par exemple, lorsqu’elle est en forme solide – le fromage par exemple –, le cerveau peine à la reconnaître en tant que telle, et il y a moins de chances qu’il vous transmette un signal pour en manger moins.

Le sel, c’est autre chose. On ne naît pas amateur de sel. Notre penchant pour le sel commence à l’âge de 6 mois, fortement influencé, d’après des recherches récentes, par l’industrie agroalimentaire. Les gosses à qui on donne beaucoup d’aliments transformés, dont la plupart sont salés, risquent bien plus de développer des envies de sel – en léchant même la salière – avant même d’aller à l’école. Par ailleurs, on peut se sevrer du sel assez facilement. Toute personne ayant suivi un régime pauvre en sodium sait qu’après six semaines environ, son penchant pour le sel devient si faible qu’elle trouve à beaucoup de produits alimentaires un goût bien trop salé.

Michael Moss ()

L’industrie agroalimentaire n’est-elle pas prise à son propre piège ?

Bien vu. Alors que nous pouvons nous sevrer du sel, l’industrie y est profondément accro. C’est que le sel est un ingrédient miracle. Il sert de conservateur, permettant ainsi à ses produits de rester des mois en rayon. Il est très peu coûteux : 10 cents américains par livre (soit 22 par kilo), ce qui leur évite d’utiliser des ingrédients plus chers, comme les herbes fraîches et les épices. De plus, le sel masque certaines des fausses notes, des mauvaises saveurs qui peuvent se glisser dans les aliments transformés.

Les scientifiques et les cadres des entreprises agroalimentaires sont tout à fait conscients de leur rôle dans le fait de fabriquer de la nourriture malsaine. Pensez-vous qu’ils aient des remords aujourd’hui ?

Ils sont nombreux à avoir fini par regretter le travail d’une vie. Dans certains cas, les produits qu’ils ont inventés devaient être des grignotages occasionnels, mais nous sommes devenus tellement dépendants de ces aliments qu’ils représentent désormais la majeure partie de ce qu’on mange. Et ces mêmes scientifiques et cadres s’empressent à présent de se racheter en créant et en mettant sur le marché des aliments plus sains.

Pensez-vous qu’un jour il y aura de grands procès comme ceux de l’industrie du tabac ?

C’est bien possible.

Aujourd’hui, la nourriture industrielle nourrit 80 % de la population. Avons-nous une alternative ?

J’espère que mon travail provoquera une prise de conscience au sein de l’industrie agroalimentaire et responsabilisera les consommateurs en leur montrant tout ce que fait l’industrie pour non seulement nous faire aimer leurs produits, mais aussi pour qu’on en mange de plus en plus. Le savoir peut vraiment aider à prendre les bonnes décisions en magasin, car en fin de compte c’est nous qui décidons ce qu’il faut acheter et quelles quantités à consommer.

Vu des États-Unis, quel regard portez-vous sur le récent scandale de la viande de cheval en Europe ?

C’est simplement le dernier exemple en date des géants de l’agroalimentaires qui perdent le contrôle de leurs fournisseurs : ils achètent des ingrédients et autres fournitures à tant de fournisseurs, partout dans le monde, qu’ils n’en maîtrisent plus la qualité ni la sécurité. En revanche, ces mêmes entreprises maîtrisent parfaitement leur utilisation du sel, du sucre et de la graisse.

* Michael Moss, Sucre, sel et matières grasses : comment les industriels nous rendent accro, éditions Calmann-Lévy, 21,90 euros.

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