LC 719 p. 60-61

MasterChef, Top Chef et autres “reality shows” culinaires : analyse d’un phénomène télévisuel

Alors que Top Chef redémarre ce lundi 4 février, Lyon Capitale-le mensuel dévoile l’arrière-cuisine des émissions de téléréalité culinaire, qui font décoller les audiences des chaînes… et aiguisent l’appétit des gros annonceurs de l’agroalimentaire. Extraits.

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Des épreuves d’épluchage et de ciselage d’oignons qui font pleurer, des joutes de fourneaux autour de “la quiche lorraine de votre vie”, du plumage de poulet où les candidats laissent des plumes, du sauté de lapin en mode spéléologie à 300 mètres sous terre... Ça écosse, ça touille, ça émulsionne, ça tremble, ça pleurniche, ça gémit. Cette année encore, les plateaux télé sont au menu du prime time. Dans la bataille aux parts de marché à laquelle se livrent les grandes chaînes, lecooking entertainment (la plupart des programmes viennent d’Angleterre) est devenu un véritable phénomène audiovisuel. À tel point que rares sont aujourd’hui les chaînes qui font l’économie d’un programme dédié.

Les émissions culinaires se multiplient comme des petits pains aux graines de pavot : Un dîner presque parfait, Le Meilleur Pâtissier, Cauchemar en cuisine, Top Chef, MasterChef, Le Défi... Les enfants mettent également les pieds dans le plat avec MasterChef Junior ou Un chef à ma porte. Et de nouveaux programmes devraient voir le jour courant 2013, à l’instar de The Taste ou de La Revanche des pâtissiers.

Pour l’heure, c’est Top Chef saison 4 qui débarque, lundi 4 février, “avec plein de nouveautés et de choses incroyables”, promet Mathieu Bayle, le producteur de l’émission. Avant d’ajouter : “Sans faire dans la surenchère”, comme MasterChef. Pourtant... histoire de gonfler un peu plus l’audience, M6 a enrôlé tous azimuts : une poêlée de trois-étoiles, dont Paul Bocuse, une pincée de miss France, un soupçon d’humour avec Pierre Palmade et Michèle Laroque, un zeste de nageurs en piscine – Laure et Florent Manaudou, Camille Lacourt et Frédéric Bousquet –, un doigt de voix d’anciens présidents de la République via les imitateurs sur le déclin Gérald Dahan et Didier Gustin, mais aussi une équipe championne de bodybuilding et des supporters du Stade toulousain. Le tout dans des lieux étonnants : les candidats cuisineront dans un supermarché, dans un bal musette, dans un théâtre parisien, au Stade de France, dans un parc aquacole norvégien, à Disneyland...

Exit Maïté, place à la cuisine réalité

On est aux antipodes de Maïté et de ses grands coups de burin sur des anguilles encore vivantes, ou encore des plans fixes sur le sourire – un brin terrifiant – de Joël Robuchon, dans l’émission Bon appétit bien sûr ! Une époque où la cuisine n’intéressait que les ménagères.

Aujourd’hui, si les battles de sushi ou de risotto rivalisent avec les enquêtes criminelles de Cold Case, affaires classées, de Bones ou de Castle, c’est parce que la cuisine est devenue sexy, décomplexée. En témoignent l’envol des sites Internet (le pionnier marmiton.org enregistre 300.000 pages vues par mois), la multiplication des blogs culinaires (on en recense plus de 3.500), la très bonne santé des magazines de cuisine (quatre au tout début des années 1990, une quarantaine vingt ans plus tard), l’explosion des coffrets gourmands (en 2012, le marché français a dépassé 300 millions d’euros).

Ce qu’on nous mitonne aujourd’hui, c’est des larmes et du filet de bar à la citronnelle, patate douce épicée au réglisse. Un mélange de Star Ac’, de Koh-Lanta et de Loft Story en version aspirant cordon-bleu. Avec sa dramaturgie et ses codes : la compétition – sélection et élimination – qui joue sur les nerfs des candidats (et du téléspectateur) ; la construction en fiction-feuilleton, avec rebondissements et suspense ; l’habillage sonore, entre uppercuts perçants et chamallow auditif : les confessions dans les arrière-cuisine, avec trahisons et coups de gueule, et les critiques pseudo-psychologisantes du jury. Et, toujours et encore, les larmes. “Les producteurs et les diffuseurs ont besoin de renouveler la téléréalité”,décrypte Valérie Patrin-Leclère, enseignante-chercheuse à l’École des hautes études en sciences de l’information et de la communication. Renouveler le genre, car – et c’est bien une des faiblesses du petit écran –, quand la télé tient un filon, elle l’exploite jusqu’à la corde, au risque de l’indigestion.

Poule aux œufs d’or

D’indigestion, il ne semble pas y avoir. Aucune trace d’essoufflement. L’audience de ce ragoût cathodique gonfle même comme un soufflé. L’année dernière, Top Chef a réuni 4,2 millions de téléspectateurs en moyenne par émission, 400.000 de plus que la saison 2. Soit 18,9% de part de marché. MasterChef a quant à elle passionné 4,9 millions de téléspectateurs chaque semaine pendant trois mois (22% de part d’audience). Rapportée à sa diffusion globale (douze émissions), MasterChef a alléché pas loin de l’équivalent de la population française.

Un argument de poids pour attirer les annonceurs, nerf de la guerre, surtout en période de forte contraction du marché publicitaire. “Une autoroute pour la publicité”, va même jusqu’à dire Virginie Spies, sémiologue de l’image et analyste des médias à l’université d’Avignon. En 2011, MasterChef, le mastodonte de la téléréalité culinaire, a ainsi engrangé 45 millions d’euros de recettes publicitaires grâce à un millier de spots passés pendant les douze semaines du programme. Soit plus de 6 heures de publicité cumulée. Des espaces publicitaires qui se monnaient à prix d’or : 41.000 euros les 30 secondes – en moyenne, car les pubs de début d’émission, en access prime time, peuvent très facilement dépasser 100.000 voire 150.000 euros. Et tant pis si c’est la junk food de McDo ou l’huile de palme du Nutella qui parrainent les émissions culinaires. Pour les annonceurs, principalement des géants de l’agroalimentaire, le discours est “très valorisant pour la consommation de leurs produits car on n’y parle ni diététique, ni surpoids, ni maladies”, poursuit Valérie Patrin-Leclère.

“Un avatar du spectacle sportif”

À tel point que le téléspectateur peut avoir l’impression que le plat lui-même passe au deuxième plan. Les recettes n’ont en réalité plus de finalité pédagogique, elles sont reléguées au rang de spectacle qui sert lui-même de support à la compétition. Le goût, les saveurs et les produits disparaissent derrière les notions de candidats, de gagnant et d’argent.

“Dans MasterChef – tout comme dans Un dîner presque parfait sur M6 –, TF1 ne valorise pas la cuisine mais la compétition, explique le philosophe Robert Redeker. En réalité, en transformant la cuisine en avatar du spectacle sportif, il la détruit. Ainsi, à l’instar des émissions de téléréalité, MasterChef célèbre le culte de (...) la loi du plus fort, introduit violemment l’activité culinaire dans l’univers de la maxime barbare “l’homme est un loup pour l’homme”*.” Ne reculant devant rien, alimentant la surenchère jusqu’au ridicule, la version australienne de MasterChef a même reçu le chef spirituel des Tibétains, le Dalaï Lama, le temps d’une émission. Et le philosophe de conclure : “L’identité d’une civilisation, ce n’est plus sa religion, c’est sa cuisine*.”

* Tribune dans Le Monde, le 12 septembre 2011.

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Comment fabrique-t-on une émission de téléréalité culinaire ? D’où viennent les recettes publicitaires ? Mais aussi : Que sont devenus les candidats lyonnais, ceux qui ont réussi (Grégory Cuilleron, Pierre Sang Boyer, Tabata Rainho Bonardi…) comme ceux qui n’ont pas percé ? Lyon Capitale-le mensuel de février répond à toutes ces questions, avec l’éclairage de la chercheuse Valérie Patrin-Leclère.

Lyon Capitale n°719 est en vente en kiosques jusqu’au 21 février, et dans notre boutique en ligne.

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