@Antoine Merlet

Urbanisme.Thierry Paquot : “Faire de tout lieu un lien et réciproquement”

Thierry Paquot, philosophe et urbaniste, auteur de Mesure et démesure des villes (CNRS Éditions, mars 2020).

Lyon Capitale : Comment, dans l’histoire, les épidémies ont-elles laissé leur empreinte sur les villes ?

Thierry Paquot : Suite à une crue exceptionnelle, l’on trouve généralement un panneau qui en indique la hauteur, cette marque mémorielle permet à chacun d’imaginer l’ampleur de l’inondation. Idem avec un séisme, des ruines préservées en sont la trace visible. Pour une pandémie, aucune empreinte n’est conservée, à l’image du virus lui-même, qui tant qu’il ne nous concerne pas directement demeure abstrait. Vous n’en prenez conscience que lorsqu’une de vos connaissances – un parent, un collègue, un voisin – en est victime. La peste noire de 1347-1352 n’a pas inscrit ses méfaits dans la pierre des villes, en revanche, des récits, des représentations picturales, des chansons, ont pu de génération en génération en maintenir vivante la peur... De même pour le choléra de 1832 à Paris et son cortège de près de 19 000 morts en six mois, pas un monument, pas un nom de rue ou de station du métropolitain... Quant à la grippe espagnole, sa gravité n’a été perçue que bien après que les plaies de la Grande Guerre furent cicatrisées...

Qu’est-ce que la crise du coronavirus révèle de la manière dont nos villes se sont construites ?

Pas grand-chose, à dire vrai, sinon que plus une agglomération humaine est dense, plus la contamination s’y déploie. La peste a fait des ravages dans les villes importantes, tuant parfois jusqu’à 80 % de leur population et épargnant les campagnes voisines ! On ne peut pas dire que telle forme urbaine plutôt que telle autre assure à la Covid-19 une contagion plus rapide et étendue. En revanche, le confinement et le télétravail, par exemple, révèlent des imperfections des villes et des logements qui n’ont pas été conçus pour cela. La taille exiguë des appartements, leur ouverture sans horizon, la minéralité du quartier, tout cela est contraignant ; de même télétravailler à trois ou quatre dans un trois-pièces n’est guère commode. De nombreux citadins se sont alors aperçus à quel point l’extérieur comptait pour eux, les parcs et squares, les rues et allées, les places et les terrasses des cafés, les rives du fleuve, etc. Le balcon est devenu un prolongement de l’appartement, une respiration à l’air libre, une vue sur le ciel et un bras tendu aux voisins…

 


“La ville productiviste se trouve ébranlée par cette crise sanitaire.”


Le coronavirus a-t-il signé la fin de la ville telle que nous l’avons connue ?

J’espère que oui. Cette ville prétendue fonctionnelle, efficace, rationnelle ne l’est que pour celles et ceux qui sont solvables et en bonne santé. Or, la ville est peuplée d’inactifs (chômeurs, retraités, scolaires, SDF, migrants, etc.) qui ne trouvent pas en elle les conditions d’attention et d’accueil qu’ils en attendent. C’est une ville à consommer ! Du reste, elle-même accepte la privatisation de certains de ses espaces publics, c’est dire si les modalités ségrégationnistes sont à l’œuvre. On le voit avec la multiplication des gated communities ou “enclaves résidentielles sécurisées” qui confisquent des pans entiers de la ville, la gentrification qui homogénéise socioculturellement un quartier, les enseignes de chaînes internationales qui standardisent le commerce, etc. C’est donc la ville productiviste qui se trouve ébranlée par cette crise sanitaire.

Que nous apprend ce “super virus” sur notre relation à la ville ?

Il nous apprend la fragilité de ce qu’on croyait solide. Provoquant l’arrêt des transports publics, exigeant de la place afin de garantir les gestes barrières, interdisant les parcs et jardins publics, le virus montre une ville finalement peu hospitalière, ingrate et contraignante. De nombreux citadins découvrent un environnement sonore apaisé suite à la réduction de la circulation automobile, de même qu’ils apprécient des rythmes moins stressants. Mais cela est provisoire. Des commerçants témoignent de violences dans la file d’attente et les automobilistes roulent plus vite et grillent les feux. Je crois que celles et ceux qui s’émerveillent de leur ville devenue autre étaient déjà sensibles aux préoccupations environnementales. Dans les sondages, ils affichaient leur préférence pour des villes plus petites, plus accessibles et détendues...


“Associer les habitants aux projets et décisions pour concevoir du cas par cas et du sur-mesure.”


Comment les villes vont-elles devoir s’adapter pour vivre avec la menace du virus ?

Elles ne peuvent pas s’adapter pour contrer un virus dont nous connaissons si peu de chose sur sa provenance, sa résistance, sa propagation et le traitement des patients atteints. Nous savons que d’autres pandémies surgiront dans les années à venir, dont des zoonoses qui résulteront de la dégradation des habitats de certains animaux suite aux agissements des humains, comme la déforestation, le réchauffement climatique, la montée des eaux, etc. La seule prévention consiste à cultiver la biodiversité, à ne pas saccager les territoires des animaux et des végétaux et à décroître les mégalopoles... plus facile à dire qu’à faire !

Comment notre façon de vivre la ville, de la parcourir a-t-elle changé ?

Il est difficile de généraliser. Je crois qu’il nous faut toujours penser “les” villes et non pas “la” ville, y compris dans une même commune. En effet, la ville du jour n’est pas celle de la nuit et certains édiles ont établi le couvre-feu, celle du mardi n’est pas celle du dimanche, celle de l’hiver n’est pas celle de l’été. Nous allons connaître une période caniculaire dans des territoires impréparés à cette situation, avec des architectures inappropriées et une voirie inadaptée. Nous allons prendre conscience de la nécessité de planter davantage d’arbres, de multiplier les fontaines et les bassins, d’élargir les trottoirs et même de les supprimer pour rendre toute la rue piétonne et cyclable avec, occasionnellement; le passage de quelques automobiles à 20 km/h. Si nous élargissons notre focale, nous constatons que la marche est pour de nombreux citadins indiens, africains, asiatiques le principal mode de déplacement et cela ne change pas avec la pandémie. Vivre dans un bidonville oblige à d’autres agissements quotidiens avec le virus, que le Lyonnais, par exemple, a du mal à imaginer... La distanciation s’imposera avec des bosquets, des haies, des ha-ha*. Les villes deviendront paysagères. Nous allons également apprécier la vicinité, cette qualité de la proximité qu’un quartier anciennement offrait aux habitants, avec ses commerces, ses ateliers d’artisans, ses services publics et privés, mais aussi ses tiers-lieux, ces nouveaux endroits partagés, sortes d’annexes à notre logement, pour y travailler, y rencontrer nos collègues, y déjeuner comme chez soi, etc.

La santé publique est-elle une donnée prise en compte en urbanisme ? De quelle manière ?

@Antoine Merlet

Il nous manque une histoire des villes entremêlée à celle de la santé, de l’art de soigner. Toutes les civilisations urbaines ne connaissent pas le médecin, le pharmacien, l’hôpital. Longtemps, la médecine combinait magie, prière et divination et l’on se soignait avec des plantes et des “remèdes de bonnes femmes”... Certes, Hippocrate dans son Traité des airs, des eaux et des lieux invite les médecins qui s’installent dans une bourgade à se renseigner sur la qualité de l’eau, des vents et du sol, sans pour autant conseiller une forme urbaine particulière... L’orientation de la ville, le fait que ses rues soient balayées par le vent qui disperse les mauvaises odeurs est alors banal, tout comme devrait l’être les appartements traversants ! Les traités représentatifs de la médecine chinoise et l’acupuncture, de la médecine indienne avec l’harmonie entre le corps et l’esprit prônée par l’ayurveda, la médecine arabe qui se nourrit de l’art de soigner des Perses mais aussi des Grecs et des Romains, n’établissent pas de corrélation entre une bonne santé et une ville ayant telle organisation territoriale et telle architecture. Dans le cas de la médecine arabe, le jardin, avec ses bassins, joue un rôle important pour la convalescence. Avec l’islam, les villes arabes se dotent des premiers hôpitaux, dont le personnel est féminin, y compris parmi les docteurs, et la séparation des malades selon leur degré de contagion. Durant la période médiévale, certaines villes ont un hôtel-Dieu pour accueillir les pauvres, les indigents, les pèlerins lorsqu’ils sont malades, la chapelle en est le lieu central, car la guérison dépend de Dieu et de l’intensité des prières... Ambroise Paré, chirurgien du roi, utilise, semble-t-il pour la première fois en français, le mot “hygiène”, du grec to hugieinon, “santé”, sans pour autant influer sur le dessin des villes. C’est avec la découverte de la circulation du sang, par William Harvey en 1628, que l’on commence à établir une analogie entre le corps humain et le corps urbain. Dans les deux circule ce qui les fait vivre. Le mot “circulation” se généralise également, comme l’explique Ivan Illich dans H20, les eaux de l’oubli, brillant historique de la place de l’eau dans la ville, sa symbolique et ses usages. La santé de chacun repose sur la propreté – le bain est conseillé et non plus craint ! –, le bon air et la marche, une alimentation sans excès, tout cela se traduit, dans la ville et l’architecture domestique, par des rues bordées de trottoirs, des caniveaux, le tout-à-l’égout, des squares et des toilettes... Ces équipements tardent à être promus car les propriétaires ne les considèrent pas comme indispensables, aussi quelques municipalités ouvrent des bains-douches et des dispensaires et assurent une prévention médicale au niveau scolaire. La tuberculose sévit et seule la suppression des îlots insalubres et congestionnés s’y oppose, tout comme la création de sanatoriums. Les autres maladies qui tuent, comme la syphilis et les cancers, ne relèvent pas vraiment de la santé publique. De nombreuses pathologies ne sont pas reconnues comme “maladies professionnelles”, je pense aux dégâts de l’amiante... On le voit, la relation entre une maladie et ses causes environnementales, au sens large, est loin d’être connue, aussi l’urbanisme n’en tient pas compte.


“Il faut pratiquer la chronotopie.”


La ville moderne est-elle adaptée aux défis du XXIe siècle ?

Non. Elle est énergivore et responsable de la majorité des émissions de CO2. Que faire ? Isoler les constructions qui sont de véritables passoires thermiques, réduire les déplacements à base d’énergies fossiles, démacadamiser, planter des arbres, supprimer l’alignement des immeubles et favoriser les frontages végétalisés, diviser les mégalopoles en plusieurs “villages urbains” avec un centre joyeux, relier tous les espaces verts, parcs et jardins en une farandole verte que les enfants métamorphoseront en terrain d’aventures, concilier la chronobiologie des humains à celle du monde vivant, pratiquer la chronotopie lors d’un ménagement – et non pas d’un aménagement ! – d’une place ou d’une rue, c’est-à-dire tenir compte de ses usages temporalisés et genrés, etc.

La pensée urbaine actuelle est-elle en panne ?

Elle est totalement dépassée, il faut la rejeter, sans regret ! Il est indispensable d’écologiser notre esprit, et pour cela privilégier une approche processuelle, transversale et interrelationnelle. Ce qui signifie l’abandon du savoir-faire standardisé et de toujours associer les habitants aux projets et décisions et avec eux concevoir du cas par cas et du sur-mesure que l’on puisse adapter, modifier, réemployer... Imagination et souplesse, voilà des mots d’ordre à faire connaître !

Doit-on penser l’urbanisme comme un lien plutôt que comme un lieu ?

Je ne parle plus d’urbanisme, mot toxique, mais de ménagement environnemental qui consiste à faire de tout lien un lieu et réciproquement.

* Ha-Ha : type de fossé utilisé dès l’Antiquité dans les fortifications pour retarder les assaillants, et qui est maintenant choisi surtout pour son aspect esthétique.

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