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© Mei Chen Chalais

Albert Mathieu, la gratitude comme force de vie

Rencontre avec l’un des fondateurs de Canal+, dont l’autobiographie montre qu’il est possible de trouver sa place dans ce monde en demeurant cohérent, responsable, digne, humble et bon, quoi que la vie nous propose. Pour ne rien gâcher, le livre d’Albert Mathieu se lit comme un roman.

Sachant qu’Albert Mathieu avait été l’un des quatre fondateurs de Canal+, je m’attendais en parcourant son autobiographie* à découvrir la trajectoire plus ou moins passionnante d’un gagnant, mais pas à être cueillie et enthousiasmée par son récit, comme ce fut le cas. Mon grand-père, qui était sage, aurait dit de cet ouvrage, avec un infini respect dans la voix : “C’est le parcours d’un honnête homme, un exemple à suivre.”
Les valeurs qu’Albert Mathieu incarne avec tant d’exigence, valeurs souvent occultées voire ignorées à notre époque si individualiste, devraient en effet être enseignées dans des manuels scolaires d’instruction civique. À un moment de notre histoire qui voit se renforcer certains communautarismes et inégalités, la force des anecdotes confiées rappellent, sans jamais donner de leçon, que chacun à notre niveau nous pouvons nous mobiliser pour retrouver le sens de la fraternité citoyenne.
Les exemples donnés, pragmatiques, quotidiens, dévoilent aussi comment nos choix et le regard que l’on pose sur les choses déterminent nos trajectoires personnelles et montrent qu’il est possible de trouver sa place dans ce monde en demeurant cohérent, responsable, digne, humble et bon, quoi que la vie nous propose. Ce livre, dont chaque chapitre redonne foi et espoir dans le genre humain, se dévore comme un roman.

Lyon Capitale : Une grande partie de votre vie professionnelle s’est déroulée dans le monde des médias, un univers d’egos souvent en surchauffe et un lieu de pouvoir… Mais, quelles que soient les difficultés, vous êtes resté fidèle à votre éthique, à vos valeurs…

Albert Mathieu : Être cohérent avec mes valeurs, ne pas les trahir, a toujours été pour moi essentiel, non négociable. Ma famille a participé à construire ma manière d’aborder l’existence, mes rencontres également. Celle avec Michel Abehsera fut en cela déterminante. Très vite, il est devenu un ami. Je l’admirais. L’admiration est pour moi une énergie particulière de l’intelligence qui féconde l’existence. Cela m’a donné des ailes pour avancer en confiance, apprendre, me remettre en question, comprendre que j’étais dépositaire et responsable de mes erreurs. Ainsi, grâce notamment à Michel, j’ai compris que je ne devais jamais perdre de vue ce que je voulais, que c’était à moi de trouver mes propres clés pour décrypter ce qui m’arrivait, qu’il était préférable de s’amuser de ce que l’on ne pouvait changer, que la sincérité était plus importante que la franchise, que l’impatience empêchait de s’occuper de ce qui était indispensable dans le moment… et surtout que, la vie étant mouvement, tout pouvait changer à chaque instant. En expérimentant au quotidien ces réalités, mon esprit est devenu plus souple et capable de faire face au mental, aux émotions, aux situations.

À mon retour de la guerre d’Algérie, Michel me fit un autre cadeau en m’expliquant que l’esprit et le corps sont en liens constants, permanents, dépendants l’un de l’autre, que nous devenons ce que nous mangeons, et en me conseillant de manger macrobiotique afin de donner à mon être ce qui lui convenait le mieux, à moindre coût. Fauché, je suivis donc son conseil et adoptai sa devise : se nourrir bien pour être bien. Au bout de quelques mois, je n’étais plus inquiet, stressé, fatigué. Je commençais à me poser les bonnes questions, à prendre la mesure de ce dont j’avais vraiment besoin, à ne plus courir après des ersatz du bonheur. Je découvrais, par moi-même, que je pouvais construire ma vie sereinement, dans la bonne humeur, que tout dépendait de moi. Cette approche a transformé profondément ma relation à moi-même et aux autres. Cela fait maintenant cinquante ans que je respecte sans dogmatisme les grands principes de la macrobiotique. Ma vitalité, mon énergie, ma bonne santé témoignent de leur pertinence. Je ne consulte jamais de médecin.

Vous êtes l’un des fondateurs de Canal+. Vous avez participé à créer ce fameux “esprit Canal” qui a participé à transformer la société française…

Au départ, nous étions une petite équipe composée de talents, de compétences, de savoir-faire très différents, mais nous étions complémentaires, nous regardions avec bienveillance dans la même direction et, en cas de problème, nous n’étions qu’un pour y faire face. Dans ce puzzle de caractères, de motivations, de passions, de tempéraments si divers, j’étais sans doute, de par ma nature, mes mots, mon refus des conflits inutiles, celui qui favorisait la cohésion de l’ensemble.

Les débuts de Canal furent difficiles. Nous lancions la première chaîne payante en France. Nous devions concevoir de nouvelles formes d’écriture, imaginer “la télé pas comme les autres”, pour attirer un grand nombre d’abonnés. Ce fut la naissance de ce fameux esprit Canal incarné notamment par les Nuls. Notre volonté était alors de permettre l’impertinence, de se moquer sans jamais humilier. Pour construire, programmer et imaginer la multidiffusion de ce que nous proposions, j’ai fait une étude sociologique approfondie de la société française. Le succès de Canal montra que nous pouvions faire bouger les lignes pour le plus grand bonheur de nos téléspectateurs. Servir les autres par ce biais, répondre aux attentes de toute une partie de la société fut pour moi une joie extraordinaire.

Le patron actuel remet beaucoup de vos programmes en question…

Un nouveau patron, c’est une nouvelle direction. Ces dernières années, des “bébés Canal” ont essaimé sur toutes les chaînes. Dans ces conditions, faire durer, prospérer cette chaîne payante suppose de dépoussiérer l’existant, de se renouveler, d’inventer autre chose, de se demander si la vocation initiale du “clair” est la même aujourd’hui qu’au début de Canal. Vincent Bolloré a été visionnaire dans bien des domaines : le Vélib, la voiture électrique… Avant de condamner, attendons de voir ce qu’il va proposer.

Revenons à vos valeurs. Elles vous viennent notamment de votre mère…

Ma mère ne savait ni lire ni écrire mais elle possédait le plus beau des trésors : l’intelligence du cœur. À l’époque, dans notre quartier de HLM de la porte de Saint-Ouen, nos mamans étaient des héroïnes sans le savoir. C’était un exploit pour elles de nous nourrir.

Ma mère m’a appris l’importance des liens, de la gratitude, du partage, du respect, de l’amour, à faire preuve de bon sens, à ne tricher ni avec moi-même ni avec autrui… et à dire merci. Pour elle, savoir dire merci, c’était savoir regarder les autres.

Réaliser ce que l’on doit aux bâtisseurs de nos existences est une félicité qui ne s’éteint jamais. Éprouver de la gratitude pour eux change une vie. En écrivant ce livre, je voulais leur rendre hommage et les remercier d’avoir participé à tailler la pierre brute que j’étais au départ. Ce livre aurait dû s’appeler “Je voulais vous dire merci”, mais l’éditeur ne l’a pas souhaité.

Très tôt, vous êtes devenu un homme engagé, un militant très actif qui a dû faire face parfois à des situations politiques, professionnelles tendues, complexes, pouvant mettre votre avenir en danger. Mais vous n’aviez pas peur !

J’ai pu le faire parce que je me sentais intègre, cohérent avec moi-même, bien dans ma peau. Sachant que l’on ne gagne pas sur les autres mais sur soi-même, je n’avais pas peur d’agir, de laisser parler mon cœur. Se libérer de toute forme de peur autorise à s’engager et à vivre pleinement le présent. Demain est le temps des perdants.

Depuis toujours, ma vie, c’est les autres. Je leur suis reconnaissant de me donner la possibilité de me mobiliser, d’agir en m’efforçant d’être juste. Si personne ne s’engageait dans l’existence, elle s’éteindrait. La reconnaissance est une dette d’amour. Un précepte zen dit que, quand on vous donne un grain, il faut en rendre cent. Recevoir, donner, échanger, sans rien attendre, c’est un mouvement naturel de la vie.

L’amour est au centre de votre vie…

Chaque être est un mystère, une espérance, la possibilité d’aimer, de partager, de grandir… Nous le découvrons lorsque nous devenons libres de toute rancœur. L’existence nous apprend à regarder pour voir, écouter et oser apprécier la complexité humaine comme sa fragilité. Notre compréhension de la vie, de ce que nous sommes, de l’autre, s’aiguise au fur et à mesure des rencontres que nous faisons. Sans l’amour, sans l’amitié, personne ne choisirait de vivre. Nous ne pouvons pas être heureux tout seul. Il faut donc concilier le souci de l’autre et de soi. Cela passe par accepter, afin de les transformer, sa vulnérabilité, ses angoisses, ses souffrances. Cette discipline intérieure donne accès à la joie d’être et d’aimer : c’est la vraie vie, la source de tout bien-être et de toute énergie créatrice.

Je ne suis ni moine ni sage, juste une vitalité comprise et canalisée, ce qui me permet de contrôler mon mental, qui, comme celui de tout un chacun, est une véritable caverne d’Ali Baba. Au cours des années, le môme de Saint-Ouen que j’étais a compris que, pour aimer bien, il fallait être léger soi-même. C’est grâce à cela que je peux avancer sans être envahi par la fatigue inutile des vagabondages de la modernité.

D’une certaine manière, ce livre raconte les raisons de vos choix… Est-ce une forme de transmission ?

Comme le disait l’un de mes amis, il n’y a pas de société sans éducation, pas de civilisation sans transmission. Car transmettre, c’est se souvenir avec gratitude de ce que l’on a reçu. Reste que nous devons découvrir certaines choses par nous-même. Lorsque c’est le cas, ce n’est pas le résultat qui compte le plus, mais le temps, l’énergie, la volonté qu’on dépense pour que l’expérience directe les grave à jamais en nous.

En conclusion, vous dites ne pas croire en Dieu mais croire de plus en plus en la nature humaine…

Je sais maintenant que l’existence est un cadeau. Pour en placer avec discernement les couleurs, j’ai appris à conserver intactes la vitalité de mon corps et la souplesse de mon esprit. Les règles que j’ai suivies pour y parvenir sont simples :

– respirer profondément quand je rencontre des situations difficiles

– marcher : en marchant, j’oublie tout, je ne suis personne, juste un corps qui n’a pas d’histoire, un courant de vie immémorial ; où que je sois, je marche chaque jour au moins une heure

– avoir un sommeil réparateur : cela fait “chanter” la vie

– méditer, être généreux et déployer une bonne humeur constante, pour prendre du recul et transformer le quotidien en “paradis”.

Tout cela, ainsi que les épreuves, mes engagements, les responsabilités qui m’incombèrent et les cœurs qui s’ajoutèrent au mien, m’a construit en m’ancrant sans peur dans l’existence. Convaincu depuis longtemps que “mon pays c’est la vie”, je sais désormais l’importance de prendre le temps de regarder calmement, profondément, ma copine la terre, et d’aimer les êtres qui m’accompagnent.

* Champion du monde de billes à Saint-Ouen, éditions du Cherche-Midi, octobre 2015, 380 p.
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