Numéro 23: pourquoi (l’éventuelle) commission d’enquête fera "pschitt"

Auteur d'un rapport particulièrement sévère sur l’application par le CSA de la loi sur l’indépendance de l’audiovisuel public, Marcel Rogemont, député socialiste d’Ille-et-Vilaine, dénonce avec virulence, pour la chaîne Numéro 23, "une série de graves manquements que la sanction d'abrogation de l'autorisation de diffusion ne suffit pas à purger" et demande, depuis le mois de janvier, une commission d’enquête. Si celle-ci voit le jour, elle conclura sans doute que tout est parfait dans le meilleur des mondes. Explications.

Marcel Rogemont, député socialiste d'ille-et-Vilaine

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Marcel Rogemont, député socialiste d'ille-et-Vilaine

La commission des Affaires culturelles, présidée par Patrick Bloche, député socialiste de Paris, a examiné le 20 janvier le rapport d’information sur l’application, par le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA), de la loi du 15 novembre 2013 relative à l’indépendance de l’audiovisuel public. Son auteur, le député socialiste Marcel Rogemont, a évoqué les conditions d'attribution, par le CSA, de l'autorisation d'émettre à la chaîne Numéro 23, "qui a soulevé des interrogations très graves et préoccupantes sur la manière dont le CSA (...) a exercé sa mission de régulation. (…) Cette affaire a mis à mal les fondements même de la politique audiovisuelle et mis en lumière une série de graves manquements que la sanction historique d'octobre 2015 d'abrogation de l'autorisation de diffusion ne suffit pas à purger", a expliqué l'élu socialiste. "S'agissant d'une autorité administrative indépendante, seul le Parlement est habilité à sanctionner ce que je pense être une 'erreur' (...), l'attribution d'une fréquence gratuite au projet Numéro 23", a ajouté Marcel Rogemont. Le député de demander ainsi la création d'une commission d'enquête parlementaire sur les "conditions d'attribution de l'autorisation (d'émettre) à Numéro 23", création déjà reportée par deux fois au seul mois d’avril.

Le 14 octobre dernier, le CSA avait décidé "d’abroger l’autorisation de diffusion accordée le 3 juillet 2012" à la chaîne Numéro 23. La décision était survenue parce que Lyon Capitale avait porté cette affaire à la connaissance du public. La chaîne, offerte gratuitement par le duo Sarkozy-Boyon au groupe d’Alain Weill, NextRadioTV (BFMTV, RMC...), allait se revendre deux ans et demi plus tard, comme prévu à la virgule près dans sa convention et dans son pacte d’actionnaires, pour la modique somme de 88,3 millions d’euros. Parallèlement, Alain Weill vendait son groupe à Patrick Drahi, qui devenait ainsi le détenteur du canal Numéro 23, sauvé in extremis par le Conseil d’Etat, contre l’avis même de son rapporteur et du CSA.

10.000 euros qui deviennent 88 millions en deux ans et demi

La suppression de l'autorisation de diffuser de la chaîne faisait suite, rappelons-le, à l'ouverture d'une procédure de sanction ouverte en juin dernier à l'égard de Diversité TV : le Conseil reprochait au lobbyiste Pascal Houzelot d'avoir modifié et dissimulé dix-huit mois durant son pacte d'actionnaires afin d'anticiper une "cession rapide" alors même qu'il s'était engagé jusqu'en 2019 : une magouille que nous n’avons cessé de dénoncer depuis… le mois de novembre 2011 ! A tout cela s'ajoutait le fait que Numéro 23, qui devait être une chaîne valorisant la diversité, n’avait "que très partiellement rempli les objectifs affirmés lors de sa candidature" et ne diffusait de fait que des programmes low cost dévolus essentiellement au tatouage.

C’est que cette chaîne, ardemment portée à la fois par le cabinet de M. Sarkozy (Patrick Buisson et Camille Pascal), Bygmalion (Damien Cuier), Engie (Valérie Bernis), Les Inrocks de Matthieu Pigasse (David Kessler) et, en fond, Pierre Bergé et Etienne Mougeotte, n’avait été attribuée à M. Houzelot, par ailleurs proche d’Alain Juppé, que dans le seul but d’être rapidement revendue avec une méga plus-value à la clé, le bénéficiaire final étant dans la combine dès l’attribution initiale du canal. M. Houzelot, tellement sûr de son coup, avait à cet effet créé une société dont le capital n’était en tout et pour tout que de 10.000 euros, quand une chaîne sur la TNT demande au minimum 100 millions d’euros d’investissement sur 5 ans. Cherchez l’erreur.

Autant de raisons légitimes qui ont poussé le député Rogemont à demander une commission d’enquête. Or, Patrick Bloche, qui se présente comme le "Monsieur Audiovisuel du Parti socialiste" et qui se targue, en comité restreint, "d’avoir la situation totalement sous contrôle", ne semble pas pressé de voir cette demande aboutir. Aboutirait-elle qu’elle déboucherait de toute façon sur pas grand-chose : Patrick Bloche est un proche de Pascal Houzelot, qui siège notamment à ses côtés au conseil d’administration du Châtelet ; il est aussi lié à Fleur Pellerin, elle-même indéfectible soutien de M. Houzelot et qui avait envoyé le député au front contre Vincent Bolloré quand elle était ministre de la Culture ; M. Bloche est enfin un ami de longue date de Pierre Bergé, lequel lui avait tenu la main pour rédiger le pacte civil de solidarité, adopté en octobre 1999.

Et puis Numéro 23, dont 39 % viennent de changer de main comme prévu pour tomber dans celles de MM. Weill et Drahi, ne risque guère d’être inquiétée depuis que Patrick Bloche tresse des couronnes de laurier au duo, pour lequel, disait-il hier au Point, "on ne va pas faire des comptes d’épicier" -comprendre : bienvenue dans l’establishment. Il faut dire que Stratégies, désormais propriété de M. Drahi, ne ménage guère sa peine, qui ouvre largement ses colonnes au député de Paris. Quand on aime on ne compte pas, et nul besoin d’être épicier.

Quand un député de base menace le patron de Google

Ainsi, dans une interview du 7 mars au titre évocateur, "La semaine vue par Patrick Bloche", notre Monsieur Audiovisuel vante sa proposition de loi, qui, dit-il, "vise à protéger dans l’audiovisuel tout journaliste de l’influence des actionnaires de son média ou de ses annonceurs". Aller raconter ça chez Drahi, la ficelle est grosse. Qu’importe. "L’esprit de cette proposition de loi, poursuit M. Bloche, c’est d’apporter les réponses les plus efficaces aux questions touchant à l’indépendance, à l’honnêteté et au pluralisme de l’information et des programmes alors que le paysage médiatique a été particulièrement bouleversé ces deux dernières années par l’arrivée d’actionnaires aussi nouveaux que puissants".

"Avec le soutien du Gouvernement, ajoute le député, ce texte permettra de compléter la loi du 15 novembre 2013 qui a redonné à l’audiovisuel public sa totale indépendance à l’égard du pouvoir politique comme du budget de l’Etat". Avant de conclure par une belle leçon de morale, qui a dû faire sourire le résident fiscal suisse Patrick Drahi : "J’attends du patron de Google qu’il donne d’abord des preuves tangibles de sa bonne foi en mettant fin à cette stratégie d’évitement fiscal. Ce n’est qu’ensuite qu’on jugera de la pertinence de ses propositions de formation, d'éducation ou d’aide à la diffusion des médias. Par ailleurs, il faudra suivre attentivement l'enquête pour abus de position dominante dont Google fait l'objet de la part de la commission européenne ainsi qu'une autre notification concernant son système d'exploitation pour les smartphones."

Pas certain que le député Rogemont, peu au fait des réseaux parisiens, ait mesuré la portée de sa demande de commission d’enquête. On ne peut que lui souhaiter "bon courage" dans son parcours du combattant, qui ne fait que commencer, car il trouvera toujours sur sa route son collègue Bloche, homme de réseaux puissants et transversaux, que l’on a vus à l’œuvre depuis déjà cinq ans dans l’escroquerie Numéro 23, à l’Elysée, dans les ministères, au CSA, dans le monde des affaires et des médias et jusqu’au Conseil d’Etat. Vous avez dit conflits d’intérêts ?

Ce que disait le député Bloche… en 2012

Interviewé par Stratégies le 15 mars 2012, le député de Paris, réputé alors proche de Martine Aubry, avait un avis diamétralement opposé sur les concentrations et les reventes de fréquences. Aussi, est-il permis aujourd’hui de s’interroger : en combattant TF1, Patrick Bloche préparait-il déjà le terrain au duo Weill/Drahi ?

“Nous avons été amenés à nous interroger sur l’inaction du CSA. C’est quand même l’instance chargée de trouver les bons équilibres. Or, elle n’a pas joué son rôle de régulation. (…) Quand TF1 a racheté NT1 et TMC au groupe Berda, il n’a rien dit alors qu’il s’agit de la vente de fréquences, autrement dit d’un bien public attribué gratuitement. De ce fait, il se trouve dans une situation compliquée pour jouer au gendarme avec le rachat par Canal+ de Direct 8 et Direct Star. Le nombre de nouveaux entrants s’est ainsi réduit comme peau de chagrin sur la TNT. (…) Ce n’est pas au président du CSA de dire quelle est la bonne taille des groupes audiovisuels. De même, j’avais été choqué que, dans une sorte de harakiri, il trouve satisfaisant que le chef de l’Etat retire au CSA la désignation des trois présidents de l’audiovisuel public. Il faut réformer la composition de ce collège, le fait que ses neuf membres aient été nommés par la droite pose un problème politique. C’est la raison pour laquelle François Hollande a souhaité que le CSA puisse voir sa composition revue de manière consensuelle par une majorité des trois cinquièmes des deux assemblées.”

L’Assemblée nationale © DR

L’Assemblée nationale.

Les commissions d’enquête, des pouvoirs importants

Aux termes de l’ordonnance de 1958, "les commissions d’enquête sont formées pour recueillir des éléments d’information […] en vue de soumettre leurs conclusions à l’assemblée qui les a créées".

Elles organisent leurs travaux par référence aux règles applicables aux commissions permanentes. La loi a aligné leurs prérogatives sur celles de la commission des finances :

- un droit de citation directe : les personnes dont une commission d’enquête a jugé l’audition utile sont tenues de déférer à la convocation qui leur est délivrée, si besoin est, par un huissier ou un agent de la force publique, à la requête du président de la commission d’enquête. Elles sont entendues sous serment, à l’exception des mineurs de seize ans. Elles sont tenues de déposer sous réserve des dispositions relatives au secret professionnel prévues aux articles 226 13 et 226-14 du code pénal. Ces obligations sont assorties de sanctions pénales. Par ailleurs, les sanctions prévues en cas de faux témoignage ou de subornation de témoin sont applicables aux enquêtes parlementaires ; les poursuites judiciaires sont exercées à la demande du président de la commission d’enquête ou à la demande du Bureau de l’Assemblée, lorsque le rapport a été publié. En revanche, les personnes entendues sont protégées, depuis la loi n° 2008 1187 du 14 novembre 2008, des actions en diffamation, injure ou outrage pour les propos tenus devant une commission d’enquête, sauf s’ils sont étrangers à l’objet de l’enquête ;

- des pouvoirs spécifiques attribués aux rapporteurs : ces derniers exercent leurs missions sur pièces et sur place et doivent obtenir tous les renseignements de nature à faciliter leur mission ; ils sont habilités à se faire communiquer tout document de service, à l’exception de ceux revêtant un caractère secret, concernant la défense nationale, les affaires étrangères, la sécurité intérieure ou extérieure de l’État, et sous réserve du respect du principe de la séparation de l’autorité judiciaire et des autres pouvoirs ;

- l’apport de la Cour des comptes : depuis la loi du 13 décembre 2011 relative à la répartition des contentieux et à l’allègement de certaines procédures juridictionnelles, les communications de la Cour des comptes aux ministres et les réponses qui leur sont apportées peuvent être communiquées, à leur demande, aux commissions d’enquête et la Cour peut procéder aux enquêtes qui lui sont demandées par les commissions d’enquête du Parlement sur la gestion des services ou organismes soumis à son contrôle ou à celui des chambres régionales ou territoriales des comptes ;

- la publicité des auditions : chaque commission d’enquête est libre de l’organiser par les moyens de son choix, y compris par retransmission télévisée. Elle peut, à l’inverse, choisir de se placer sous le régime du secret. Il faut préciser que le secret continue à s’appliquer aux autres travaux de la commission : ainsi, sauf si le rapport publié à la fin de ses travaux en fait mention, les délibérations internes de la commission ne doivent pas être divulguées.

Chaque commission d’enquête est dotée d’un secrétariat composé de fonctionnaires de l’Assemblée nationale. Les nombreuses auditions auxquelles elle procède font l’objet de comptes rendus, le plus souvent publiés en annexe à son rapport. Elle peut effectuer des missions en France (et le cas échéant à l’étranger), des crédits spécifiques étant prévus à cet effet dans le budget de l’Assemblée nationale.

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