Comment l'alimentation a façonné le langage

Sans l’agriculture et l’adoption d’un régime contenant moins d’aliments durs, la formule lapidaire de victoire de Jules César en -47 sur le roi Pharnace II aurait plutôt donné "oueni, ouidi, ouici".

Certains sons, tels que le "f" et le "v" seraient apparus récemment, grâce à des changements alimentaires.
Publiée dans la prestigieuse revue américaine Science*, c'est l'hypothèse d'une équipe internationale de chercheurs dirigée par l'université de Zurich et comprenant un chercheur du laboratoire Dynamique du langage (CNRS/ Université Lumière Lyon 2), Dan Dediu.

Les scientifiques contredisent ainsi la théorie selon laquelle la diversité phonétique des langues humaines serait restée fixe depuis l'émergence de notre espèce il y a 300 000 ans. Au contraire, ils suggèrent que le langage peut être modelé par des changements biologiques induits culturellement.

L'équipe de chercheurs s'est basée sur une étude du linguiste Charles Hockett qui, en 1985, avait remarqué que les langues utilisant les consonnes labiodentales (produites avec la lèvre inférieure contre les dents supérieures), telles "f" et "v", étaient souvent parlées dans des sociétés ayant accès à des aliments mous.

Plus il mastique, moins l'homo sapiens prononce facilement le "f" et le "v"

L'équipe hollando-suisso-franco-singapourienne a voulu vérifier cette hypothèse en utilisant une base de données sur l'utilisation des labiodentales et le type de production alimentaire, ils ont pu vérifier que le lien causalité existait bien, et qu'il était statistiquement significatif. Ainsi, chez les populations vivant encore récemment comme des chasseurs-cueilleurs, comme au Groenland, en Afrique du Sud ou en Australie, les sons "f" et "v" étaient presque inexistants.

Les chercheurs ont ensuite utilisé les outils actuels, en développant un modèle biomécanique permettant de mesurer la force musculaire nécessaire pour produire ces deux consonnes. Ils ont ainsi pu vérifier que jusqu'au début du Néolithique et la naissance de l'agriculture, le régime alimentaire de nos ancêtres chasseurs-cueilleurs nécessitait une forte mastication qui provoquait une érosion dentaire et une modification de la denture. Résultat : leurs incisives se touchaient parfaitement bord-à-bord et ils prononçaient difficilement les fameuses consonnes labiodentales, telles "f" et "v".

Le langage, façonné par des changements biologiques induits culturellement

En haut (a), à gauche : représentation schématique d’une
occlusion dentaire où les incisives supérieures ont une légère
proéminence vers l’extérieur de la bouche, accompagnée d’une
légère rétrognathie de la mâchoire inférieure – ce type est
plutôt caractéristique d’une alimentation post-Néolithique (mais
aussi de l’enfance) ; à droite, un "stop frame" du modèle
biomécanique de la prononciation d’un son "labiodental"
(comme [f] ou [v]).
En bas (b) : même conventions qu’en haut, mais pour une
occlusion dentaire bord-à-bord, plutôt caractéristique d’une
alimentation plus dure, nécessitant une forte mastication, qu’on
peut trouver avant l’émergence de l’agriculture
Avec le développement de l’agriculture et de technologies comme la meule, les humains modernes ont conservé à l’âge adulte une occlusion dentaire de type juvénile, où les incisives supérieures sont décalées vers l’extérieur de la bouche, la mâchoire inférieure étant légèrement en retrait. Dans ces conditions, les consonnes labiodentales sont prononcées plus facilement, nécessitant une moindre force musculaire.

L'utilisation de consonnes labiodentales (produites avec la lèvre inférieure contre les dents supérieures), selon ces chercheurs, n'a augmenté de manière spectaculaire qu'au cours des deux ou trois millénaires, en lien avec l'essor des technologies de préparation des aliments.

Un changement dans l’occlusion dentaire, provoqué par l’adoption d’un régime alimentaire moins dur, après les débuts de l’agriculture, serait ainsi à l’origine de la propagation d’un nouveau type de sons de la parole, aujourd’hui présents dans 50 % des langues du monde : les "labiodentales".

Cette étude montre que le langage peut être façonné par des changements biologiques induits culturellement. En outre, elle ouvre la voie à d’autres recherches qui permettront aux linguistes de reconstituer les sons des langues parlées il y a des milliers d'années.

 

*  Human sound systems are shaped by post-Neolithic changes in bite configuration. Damián E. Blasi, Steven Moran, Scott R. Moisik, Paul Widmer, Dand Dediu, Balthasar Bickel. Science, le 15 janvier 2019.
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