Chafiq Chahla
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"On refuse d'analyser l'islamisme comme une idéologie politique"

INTERVIEW – Chahla Chafiq, docteur en sociologie d'origine iranienne, distingue l'islamisme en tant qu'idéologie politique de la religion musulmane. A Lyon le 16 juin dernier, invitée par le cercle Condorcet de Lyon, elle a participé à une conférence sur le thème de l'islam politique et de ses conséquences sur le sexe féminin en particulier. Elle répond aux questions de Lyon Capitale.

Lyon Capitale : La spécialiste des religions, Jacqueline Costa-Lascoux, juriste, sociologue et psychologue lyonnaise, a préfacé votre dernier ouvrage*. Elle s'étonne de "la superbe assurance de la majorité des écrits occidentaux sur l'islamisme" qui lui rappelle "certains propos des années Trente sur les régimes totalitaires (…), une fascination pour les prédicateurs". Pensez-vous que cet aveuglement ait cours en France aujourd'hui ?

Chahla Chafiq : Durant mes premières années de vie en France, quand j’étais à la Sorbonne pour mes études (1985-87) , je fréquentais en même temps les groupes militants pour les droits humains et les féministes. Ce qui m'étonnait le plus c'était le discours, y compris des camarades d'origine maghrébine, qui me disaient que l'Iran était très loin d'eux. On y pratiquait une autre religion, le chiisme, donc on ne pouvait pas comparer selon eux. Je leur disais que ce n'est pas une question de religion, mais surtout d'idéologie. J'ai toujours fait cette distinction dans mes travaux. Or, je voyais déjà à l'époque combien il était difficile pour eux de penser cela. Mais quand la montée de l’islamisme au Maghreb s’est fait sentir avec l’avancement du Front islamique du salut (FIS) dans les années 90, ils ont mieux réalisé. Dans mon livre, j'explique justement comment l’islamisme se propose comme une offre idéologique qui trouve un écho auprès de certaines personnes en recherche de repères. Et cela aussi bien dans les pays dits islamiques qu’en France. Il n'y a pas que l'Iran qui soit concerné.

Qu'est-ce qui est réellement minimisé en France ou à l'étranger ?

D'abord, il y a une confusion entre islam et islamisme. On refuse d'analyser l'islamisme comme une idéologie politique. On dit toujours en France que c'est un problème de culture. Mais c'est comme si, au lieu de dire les Français, on disait les catholiques. On renvoie ces phénomènes à la culture ou à la religion, sans réfléchir aux conséquences sociales et politiques de cette "idéologisation".

Quelles sont-elles les conséquences de la présence de cette idéologie en France ?

Une conséquence très directe se fait sentir en matière de liberté et d'égalité entre les femmes et les hommes. D'ailleurs, toutes les formes "d'idéologisation" de la religion, que ce soit pour le christianisme, l'islamisme ou le judaïsme amènent à la négation de l'égalité des sexes et de l'autonomie des individus. Elles imposent un cadre moral au nom de la religion. Tel est le cas des évangélistes en Amérique qui veulent imposer un ordre moral sexiste. Pour l'islamisme c'est la même chose, cette idéologie impose une ségrégation sexiste, la non-mixité, l'obligation du port du voile, etc.

Comment se fait-il qu'en France on redécouvre seulement aujourd'hui ces phénomènes et avec une telle crispation ?

La question de l'idéologie islamiste se mélange en France avec celle du racisme. Il existe entre autre un racisme anti-musulman qui utilise la confusion entre les deux pour se propager. On le voit bien, certains font l'amalgame entre les Musulmans et les islamistes en reprochant aux premiers les torts des seconds. Et en face de cela, ceux qui veulent défendre l'anti-racisme se retrouve à défendre l'islamisme. Il y a une difficulté à articuler la lutte contre l'islamisme et celle contre le racisme.

Le second problème, c'est celui du relativisme culturel. A la base, il s'agit d'une idée qui vise à lutter contre la hiérarchisation des cultures et l'infériorisation de certaines. Mais en son nom, on est allé jusqu'à remettre en cause la dimension universelle des droits humains et l'égalité des sexes. Au nom de la reconnaissance des différences culturelles, certains, notamment parmi des chercheurs et des experts en sciences humaines, vont jusqu'à justifier des discriminations sexistes et même l'excision, alors que les conséquences néfastes pour les femmes sont énormes !

Enfin, il y a un troisième problème en France. C'est celui de l'Extrême-droite qui se met à revendiquer une culture laïque, ce qui propage encore une confusion dans le débat autour de l'islamisme. En réalité, le discours de Marine Le Pen est une perversion de la laïcité. C'est à dire que pour elle et pour beaucoup d'autres gens, la laïcité est une valeur chrétienne. Elle s'enracine dans les cultures chrétiennes. Or il s'agit d'une création sociale, historique et politique qui résulte des luttes démocratiques contre la domination de l'Église catholique. En pervertissant ainsi la laïcité, elle est présentée comme une valeur purement occidentale, ce qui présuppose que les musulmans ne peuvent pas l'atteindre ou la désirer. Si vous réfléchissez bien, on disait la même chose de la démocratie avant les révoltes arabes. On est dans la falsification des choses.

Vous vous servez de votre expérience iranienne pour alimenter vos recherches, et vous dites qu'en Iran, "la question du voile a pu apparaitre secondaire à un moment donné par rapport à la nécessité de renforcer les avancées anti-impérialiste de la révolution". Cela veut-il dire que les femmes iraniennes ont accepté de se voiler à un moment donné ?

Une décennie avant la révolution, nous avons vu apparaître le voile à l'université en Iran. Beaucoup ne l'ont pas porté, mais nous n'avons pas non plus réfléchi à la signification de ce type de voile, pas du tout traditionnel, qui se voulait moderne et libérateur. Puis, dans les manifestations au cours de la révolution, des hommes nous ont abordé pour nous demander pourquoi nous ne portions pas le voile, ils voulaient que nous présentions une unité dans la contestation. Ils nous demandaient de faire des rangs non-mixtes et nous encourageaient à nous séparer des hommes. Nous n'avons pas beaucoup prêté attention à ces comportements, jusqu'à ce que les islamistes prennent le pouvoir. Une de leur première mesure a été d'obliger les femmes à porter le voile sur leur lieu de travail. Des milliers de femmes sont descendues dans la rue pour dire non. Mais, à partir de là, toute revendication de droit, de liberté a été réprimée. Après trois ans de clandestinité, je suis partie en exil en France. Une fois ici, j'ai commencé à réfléchir à comment il était possible qu'on n'ait pas compris ce qui se passait dans notre pays. Mon dernier livre est la synthèse de mes travaux sur ce sujet.

Le voile n'était donc qu'un symptôme d'une idéologie politique plus vaste ?

Oui, c'était seulement la partie visible de l'iceberg. Je consacre une partie de mon livre récent à cette question. Aujourd'hui en Iran, les femmes luttent contre l'ordre dominant par le port du "mauvais voile". Elles laissent sortir leurs cheveux, elles portent des voiles transparents. Elles sont sanctionnées pour cela, et pourtant elles continuent.

Doit-on pour autant trouver inquiétant de voir des femmes voilées en France ?

Il faut être interpellé de l'apparition de nouveaux voiles en France comme symbole de l'identité musulmane réclamée, et s'interroger sur la signification de ce symbole. Il nous parle des causes. Tant qu'on n’agira pas sur ces causes, la loi seule ne produira pas de bons résultats. Il faut se donner les moyens de travailler sur les causes de cette "idéologisation".

Quelles sont justement les causes de l'arrivée de cette "idéologisation" en France selon vous ?

Les personnes qui portent le voile en France et qui revendiquent leur identité musulmane par ce biais, cherchent à affirmer une identité qui serait bafouée; à lutter contre le racisme et à accéder à une reconnaissance. Sauf qu'en accédant à cela, elle ne voit pas la hiérarchisation sexuelle qui va avec et qui aura un impact sur leur vie privée et sociale. Pourquoi le voile n'est pas imposé aux hommes ? Lorsque je leur pose la question, il n'y a aucune réponse. Ce qui révèle bien qu'il n'y a pas cette réflexion sexuée du problème. En réalité, beaucoup de ces femmes qui portent le voile ont rencontré des prédicateurs modernes qui ont les même discours que les islamistes en Iran. Ils présentent la libération sexuelle à l'occidentale comme un danger et le voile comme une protection.

Sur le site "Les sœurs musulmanes" par exemple, les femmes sont présentées comme des perles et le voile comme un écrin, une coquille qui les protège. On leur propose une image très valorisante de cet habit qui doit les cacher. Alors que derrière il y a l'idée, cachée, que le corps féminin est le lieu de toutes les tentations, un lieu diabolique.Il y a aussi le fait qu'en portant le voile dans certains environnements ghettoïsés où il y a un certain pouvoir communautaire, les femmes s'accaparent une partie de ce pouvoir qui les protège. Il faut donc se demander comment cela se fait qu'au XXIe siècle en France, on ait encore besoin de telles choses . Il faut travailler sur ces mécanismes de ghettoïsation.

Récemment dans la région, les représentants des musulmans ont boycotté massivement les élections au Conseil régional du culte musulman (CRCM), qu'en pensez-vous ? Cette instance peut-elle apporter une réponse à ces femmes en manque de repères ?

Je comprends très bien la demande des politiques qui recherchent des interlocuteurs de la communauté dite musulmane. Mais le problème vient justement du fait que l'on assimile les immigrés à leur religion. Ce genre de représentation globalisante est né dans les années 80 en France. Avant on parlait des Marocains, des Tunisiens, des Algériens, etc. A partir des années 80, on s'est mis à parler des musulmans comme s'il s'agissait d'une population homogène, interchangeable. Je pense que c'est très néfaste dans le mesure où le rapport des personnes à la religion est très diversifié. La tendance séculaire est dominante en France a priori, ce qui signifie que la majorité des personnes de religion musulmane ne veulent pas vivre sous la loi islamique, ce dont je me félicite. Dès lors, la recherche d'interlocuteurs de la part des autorités est compréhensible, mais elle ne donnera rien. Elle ne profitera en fin de compte qu'aux personnes qui veulent s'inventer des leaders communautaristes et elle profitera aussi à "l'idéologisation" des religions.

(*) "Islam politique, sexe et genre" de Chahla Chafiq, paru aux Presses Universitaires de France, le 9 mars 2011 dans la collection Partage du savoir. La recherche sur laquelle s'appuie l'ouvrage a reçu le prix Le Monde de la recherche universitaire 2009/2010 dont le jury est présidé par Edgar Morin. 29 euros, 228 pages.

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