Weill et Drahi
© Eric Piermont / Miguel Medina

Numéro 23 : Patrick Drahi va-t-il sortir du bois ?

La chaîne de TNT Numéro 23 vient d’indiquer qu’elle contesterait “dans les prochains jours” la décision du CSA de lui retirer son autorisation d’émettre, qui ne prendra effet que le 30 juin 2016. Olivier Schrameck, le président de l’institution, a réaffirmé en fin de semaine sur Europe 1 et France Inter que son Conseil était prêt à reconsidérer la situation si Pascal Houzelot renonçait à son actionnaire russe et abandonnait son projet de cession au groupe NextRadioTV. Mais de quoi parle-t-on au juste ? Rendons simple ce qui semble compliqué.

Le president du groupe NextRadioTV, Alain Weill, et celui du groupe de télécom Altice, Patrick Drahi © Eric Piermont / Miguel Medina

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Le president du groupe NextRadioTV, Alain Weill, et celui du groupe de télécom Altice, Patrick Drahi.

Comme l’a révélé Lyon Capitale dans un silence médiatique alors assourdissant, Numéro 23 a fait entrer à son capital en octobre 2013 le groupe russe UTH, avec un pacte d'actionnaires secret prévoyant une “cession rapide” de la chaîne (dès le début de l’année 2015). Celle-ci était en passe d'être vendue au groupe NextRadio TV présidé par Alain Weill pour un montant de 88,3 millions d'euros, lequel tente en parallèle et le plus discrètement possible de boucler sa propre revente à Altice Média, un sous-groupe d’un sous-groupe de droit luxembourgeois contrôlé par Patrick Drahi.

Dans sa décision historique (une première après l’extinction de La Cinq en 1992) le CSA a considéré que cette cession prévue dès la signature du pacte était en contradiction avec la finalité poursuivie par le législateur et constituait “un abus de droit entaché de fraude”. Mais, “afin de sécuriser juridiquement la décision pour le juge administratif”, dixit une source proche du dossier au CSA, le régulateur a ouvert une brèche, avec possibilité de réexamen du dossier, donnant ainsi jusqu'au 30 juin 2016 à la chaîne avant d’abroger définitivement son autorisation – ce délai lui permettant en théorie “de renoncer aux conditions du pacte d'actionnaires” et à “la cession” à NextRadioTV, a-t-il précisé dans son communiqué du 14 octobre.

Jugeant la décision “disproportionnée et inéquitable”, Pascal Houzelot – dont les notions de droit, de son propre aveu en audition publique le 13 octobre au CSA, se limitent à la perception de “l’air du temps” – dit aujourd’hui “étudier les différents recours possibles” : gracieux devant le CSA ou suspensif devant le Conseil d'État. Quant à Alain Weill, il affirme de son côté – qui est en fait le même que celui de Pascal Houzelot – qu’il va “étudier toutes les hypothèses”, tout en jugeant “prématurée” l'idée d'une possible prise de participation de son groupe dans Numéro 23, évoquée par plusieurs médias. “Je vais rencontrer Pascal Houzelot”, a-t-il déclaré le 15 octobre, précisant qu'il agirait “en concertation avec le CSA”.

Le plus inouï dans cette affaire à tiroirs – qui n’en est qu’à ses débuts – c’est que tout ce petit monde parle et s’agite comme si la cession de Numéro 23 regardait le seul groupe NextRadioTV d’Alain Weill ! En réalité, depuis quelques mois, ce n’est plus Alain Weill qui prend les décisions stratégiques, mais bien Patrick Drahi, le patron d’Altice ! Passons sur le mensonge du premier, qui en audition publique le 28 septembre au CSA affirmait n’avoir rencontré le second que fin mai 2015… quand les deux hommes se connaissent et se fréquentent depuis une vingtaine d’années, Marc Laufer, alias “Mister Cost Killer” jouant généralement le poisson-pilote ou le go-between entre deux réunions musclées à L’Express.

Patrick Drahi est-il français ?

Intéressons-nous par conséquent au véritable donneur d’ordres : Patrick Drahi. Avec cette première question : est-il de nationalité française ? Gardons-nous de la moindre insinuation xénophobe, mais la question est d’importance dans la mesure où la loi de 1986 sur l’audiovisuel interdit à tout étranger (au sens extra-communautaire) de posséder plus de 20 % d’une chaîne de télévision (chaînes historiques et TNT).

Alors que nos confrères de Challenges étaient en train d’élaborer leur classement 2013 des 500 fortunes françaises, ils ont été destinataires, le 31 mai de la même année, d’une lettre signée de l’avocat de Patrick Drahi, un certain Alexandre Marque du cabinet Franklin spécialisé notamment dans l’optimisation fiscale, les sommant de ne pas intégrer son client dans leur top 500. L'argument invoqué était le suivant : "M. Drahi a pris la nationalité israélienne et renoncé à la nationalité française. La perte de la nationalité lui est définitivement acquise. Il ne s’agit pas d’une double nationalité franco-israélienne." Impossible donc de le considérer comme une fortune... française.

À la suite de l’émoi suscité au moment du rachat de SFR, en mars 2014, sa garde rapprochée avait bricolé à la hâte des explications bien peu convaincantes : "Au moment où il a demandé la nationalité israélienne, il n'a pas fait dans les temps les démarches pour abandonner sa nationalité d'origine. Cela s'est joué à 15 jours près", avait-elle déclaré. Appelons cela un rétropédalage. Pourquoi pas après tout ? On ne doute pas dès lors que le CSA, qui, sous l’impulsion de son président, vient de conquérir une indépendance et un courage inédits, le tout au nez et à la barbe des “observateurs les mieux informés”, aura à cœur de vérifier cette information sensible, de façon plus rapide que le pacte d’actionnaires de Numéro 23, réclamé en vain dix-huit mois durant.

Un entrepreneur planétaire ou un marchand de sable ?

Le montage financier de Patrick Drahi ()

À supposer que M. Drahi soit encore de nationalité française, se pose la question des personnes morales et par conséquent de l’origine des fonds. En effet, tout éditeur de services détenteur d'une autorisation doit obtenir un agrément du Conseil supérieur de l'audiovisuel en cas de modification du contrôle direct ou indirect (au sens de l'article L. 233-3 du Code de commerce) de la société titulaire de l'autorisation. Cet agrément fait l'objet d'une décision motivée et il est délivré en tenant compte du respect par l'éditeur, lors des deux années précédant l'année de la demande d'agrément, de ses obligations conventionnelles relatives à la programmation du service, cette dernière disposition constituant une nouveauté de la loi relative au deuxième dividende numérique, disposition qui a permis au régulateur de sécuriser encore sa décision d’abrogation de l’autorisation de Numéro 23.

Si tout le monde est bien conscient du fait que l’audiovisuel a besoin de stabilité et de groupes solides, il est légitime de s’interroger : Patrick Drahi est-il un entrepreneur génial ou un prestidigitateur de la finance engagé dans une fuite en avant qui se soldera par une faillite ? Quand on étudie – non sans mal, tant l’homme brouille les pistes – l’organigramme de sa myriade de sociétés, une chose est certaine : il vaut mieux être concentré et disposer d’un peu de temps. Une véritable galaxie, ou plutôt une nébuleuse !

Résident fiscal suisse depuis 1999, en dépit des remarques acerbes d’Arnaud Montebourg et de Fleur Pellerin, Patrick Drahi est toujours officiellement domicilié à Zermatt, où les forfaits fiscaux sont encore plus avantageux que ceux du canton de Genève. Mais son appartement est vide et personne ne l’y voit jamais.

L’impératif fondamental de pluralisme

Le ministre du Redressement productif avait ainsi déclaré au micro d’Europe 1 :“ Numericable a une holding au Luxembourg, son entreprise est cotée à la Bourse d’Amsterdam, sa participation personnelle est à Guernesey dans un paradis fiscal de Sa Majesté la reine d’Angleterre, et lui-même est résident suisse ! Il va falloir que M. Drahi rapatrie l’ensemble de ses possessions, biens, à Paris, en France. Nous avons des questions fiscales à lui poser !” Ces questions restent évidemment d’actualité puisque Patrick Drahi n’a semble-t-il pas renoncé à NextRadioTV après le déboire Numéro 23.

Si la loi du 30 septembre 1986 limite la présence extra-communautaire à 20 % dans les sociétés audiovisuelles, c’est précisément pour garantir le pluralisme, dont le CSA est le gardien. Imagine-t-on un seul instant qu’une puissance étrangère ou une multinationale, quelles qu’elles soient, se servent de la télévision et de la radio françaises pour orienter l’information à leur profit ? Impensable !

L’objectif du pluralisme est précisément de garantir que les téléspectateurs et les auditeurs, qui sont au nombre des bénéficiaires de la liberté de communication, disposent d’une information politique diversifiée qui ne les prive pas de la capacité d’exercer leur liberté d’opinion et de choix dans la mesure où ils sont aussi des électeurs. Rappelons au passage que Paris Première n’a pas été autorisée sur la TNT gratuite parce que, notamment, l’étude d’impact du CSA avait conclu que la chaîne aurait “porté atteinte à l’impératif fondamental de pluralisme” et fait baisser l’audience de Numéro 23 !

Le lien entre le principe de pluralisme et la vie démocratique a d’ailleurs été établi à plusieurs reprises par le Conseil constitutionnel. Celui-ci a estimé en ce sens que “le respect du pluralisme est une des conditions de la démocratie” (décision n° 86-217 DC, 18 septembre 1986) et que le pluralisme “constitue le fondement de la démocratie” (décision n° 89-271 DC, 11 janvier 1990). On le voit, ce n’est pas du détail.

Plus de dette, c’est plus de licenciements

Ce qui n’est pas non plus du détail, c’est l’endettement colossal du groupe de Patrick Drahi : 45 milliards d’euros connus à ce jour ! Cette dette commence à sérieusement inquiéter les marchés, car elle représente deux fois le chiffre d’affaires et surtout cinq à six fois le résultat brut du groupe. De plus, les obligations sont très mal cotées et la confiance, qui est le principal moteur de la Bourse, commence à s’effriter (le cours d’Altice vient de chuter de 14 % en cinq jours). Difficile enfin de justifier un projet d’entreprise à long terme dans les médias, quand la seule finalité est financière et consiste à faire porter les coûts du remboursement de la dette sur le reste de la société et à licencier à tout-va pour rassurer ses actionnaires et ses créanciers, comme le constatent à leurs dépens les journalistes de L’Express.

Voilà à quoi devra s’atteler le CSA dans les prochaines semaines, si Pascal Houzelot ne rend pas de lui-même sa fréquence et persiste à chercher à se vendre à Patrick Drahi par le truchement d’Alain Weill, en s’engouffrant dans la petite brèche ouverte par le Conseil, ainsi rédigée : “Pour assurer la protection de l’ensemble des principes et intérêts dont le Conseil a la charge, l’abrogation ne prendra effet que le 30 juin 2016. Ce délai permet aussi à la société Diversité TV de renoncer aux conditions du pacte d’actionnaires et de la cession qui ont conduit le Conseil à retirer l’autorisation.”

Dans cette affaire, Alain Weill n’est déjà plus aux commandes, qui prend ses directives auprès de Patrick Drahi… sauf si le régulateur adopte le bon tempo et lui refuse aussi l’agrément tant espéré, rendant ainsi caduque la prise de contrôle par le groupe Altice – une évidence au regard de la loi de 1986, qu’il s’agisse de la lettre ou de l’esprit. À ce moment-là, Alain Weill n’aurait vraiment plus la possibilité de racheter Numéro 23, selon les attendus même de la décision-sanction du CSA. Il pourrait cependant continuer à déclamer son antienne sur son “indépendance de nouvel entrant en lutte incessante pour sa survie” contre le complot du méchant “cartel des chaînes historiques”, sans craindre d’être jamais démenti.

Pour susciter l’adhésion des citoyens, le droit a intérêt à se revendiquer de la morale. En méconnaissant cette règle non écrite – qu’en fin connaisseur de l’âme humaine et des rouages de l’appareil d’État Olivier Shrameck a rappelée à l’envi – Pascal Houzelot, malgré l’aide de la garde rapprochée de l’ancien président de la République Nicolas Sarkozy, n’a pas gagné les dizaines de millions espérés, a déjà quasiment perdu sa chaîne… et sans doute une large partie de son entregent, sinon sa “dignité humaine”. Chronique d’un désamour médiatique, du coup de foudre au coup de trop.

“Patrick Drahi est déjà en faillite”

Nous avons joint un banquier d’affaires exerçant en Europe, qui a accepté de répondre à nos questions sous couvert d’anonymat.

Lyon Capitale : Patrick Drahi peut-il rembourser sa dette ?

"Quand vous avez un capital de 100 et une dette de 100.000, le propriétaire c’est le créancier. Voilà ce que je peux vous dire, c’est simple à comprendre ! Patrick Drahi est en réalité déjà en faillite. Pour prendre des exemples qui vous parlent, SFR est déjà en faillite, Libération et L’Express sont déjà en faillite… etc., etc. Donc, c’est surtout aux créanciers qu’il faut poser la question. La dette totale ne sera jamais remboursée, c’est un système qui ne peut fonctionner que dans le mouvement. Les marchés fonctionnent comme ça, il ne faut pas que la baisse soit trop brutale, trop rapide, c’est tout."

Panama, Guernesey, la Suisse, le Luxembourg… C’est de l’optimisation fiscale ?

"La question ne se pose absolument pas en ces termes. Qui prête de l’argent à Patrick Drahi ? Les banques, par le biais de fonds divers et variés, qui transitent par des paradis fiscaux !"

Ce qui signifie ?

"Ce qui signifie que dans tous les cas de figure et de quelque manière que vous envisagiez la question, Altice n’est pas et ne sera jamais un groupe français, si c’est le fond de votre pensée. Je ne comprends pas qu’il y ait ce débat en France, Patrick Drahi ne paie même pas ses impôts chez vous, il n’est pas fou à ce point ! (rires). Pendant que nous sommes en train d’échanger, l’organigramme de son groupe évolue, des sociétés sont créées, d’autres sociétés sont absorbées, d’autres encore sont délocalisées, c’est un mouvement constant, c’est ça le principe Drahi, c’est celui des vases communicants, avec une ingénierie financière très performante. Tout est imaginé à Genève avec son équipe, qui part ensuite en mission aux quatre coins du monde. C’est comme le robot liquide de Terminator, qui se disperse et se recompose sans cesse au gré des événements !"

En quoi la télé française intéresse Patrick Drahi ?

"Ce qui compte pour lui, c’est d’avoir du contenu captif pour vendre et justifier ses contenants. Il raisonne comme un ingénieur et comme un financier, pas du tout comme un homme de médias, c’est ça que vous avez du mal à comprendre en France. Son rêve serait de câbler la terre entière et si pour y parvenir il faut mettre quelque chose dans les tuyaux, il n’hésitera pas. Mais cet aspect est pour lui vraiment secondaire. C’est un pragmatique qui aime et qui fait de l’argent, ce n’est pas un rêveur."

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