Les nouveaux visages de la prostitution lyonnaise

Alors que la prostitution est une nouvelle fois au cœur des débats parlementaires (après l’abrogation fin mars de la loi sur le racolage passif), retour sur la situation dans les rues de Lyon, où la répression et les déplacements ont créé précarisation et isolement. En parallèle, de nouvelles formes de prostitution apparaissent sur Internet, parfois au cœur de réseaux internationaux.

(Enquête parue dans Lyon Capitale-le mensuel de mai 2013).

Il est 18 heures passées, dans le quartier du parc de l’Artillerie, à Gerland. Au volant de sa camionnette blanche, porte coulissante entrouverte, Karen commence sa soirée. Une voiture ralentit, elle crie : “C’est 20 euros la pipe ! 40 euros l’amour !” Le ton est donné. Elle allume une cigarette et se marre. “Harry Roselmack était assis dans ce camion il y a quelques mois ! J’ai montré ce grand Noir à toutes les filles !”

“Aujourd’hui, les proxénètes, ce sont la mairie, le préfet et la police”

Sur TF1 ou dans la rue, la porte-parole lyonnaise du Syndicat du travail sexuel (Strass) clame son message sans fard. Contre les autorités locales qui multiplient les PV et les arrêtés anticamionnettes : “Aujourd’hui, les proxénètes, ce sont la mairie, le préfet et la police”, s’emporte Karen, qui confie aller chercher deux fois par semaine son camion à la fourrière.

Contre Najat Vallaud-Belkacem, la ministre aux Droits des femmes, qui parle d’abolir la prostitution et veut adopter une grande loi à l’automne : “Qu’ils nous laissent bosser. La loi sur le racolage passif, c’était quand même 3 750 euros d’amende et deux mois de prison !” Fin mars, le Sénat a décidé d’abroger cette loi initiée en 2003 par Nicolas Sarkozy. Dix ans plus tard, le bilan est plutôt négatif. Le proxénétisme n’a pas diminué et les prostituées, pénalisées, se sont précarisées. “Elles vont mettre plus longtemps à rembourser les dettes. Elles sont plus vulnérables et ont donc plus besoin d’intermédiaires”, estime Morgane Merteuil, secrétaire générale du Strass.

À Lyon, très tôt, les autorités ont fait le pari de la répression. Plusieurs moisavant le Gouvernement, un arrêté municipal du 29 juillet 2002 interdit le racolage à pied dans le centre-ville. Les filles migrent vers Perrache et s’installent dans des camionnettes. En 2007, avec la perspective du nouveau quartier Confluence, sous la pression conjointe du préfet sarkozyste Jacques Gérault et du maire socialiste Gérard Collomb, le secteur de Perrache est “nettoyé”. Écartées du centre-ville, les prostituées se déplacent à Gerland, au bord des nationales ou dans les communes périphériques de l’Ain, de l’Isère ou de Saône-et-Loire.

“Les filles sont plus isolées, déplore Karen, au cœur du nouveau “village” de Gerland. À plusieurs, nous pouvons nous défendre. Mais, l’année dernière, une Camerounaise a pris 32 coups de couteau près de Chalon-sur-Saône.” Un isolement qui conduit les prostituées à emprunter des chemins de traverse. Selon l’Office central pour la répression de la traite des êtres humains (Ocrteh), entre 21 et 25 “bars à massages” présentaient un risque prostitutionnel à Lyon en 2009, même si la grande époque des bars à champagne paraît révolue. Car aujourd’hui, en termes de gains, de risques, de dynamique, un nouvel eldorado tend les bras au proxénétisme : Internet.

Sex-tours, escort-girls et masseuses : le lexique d’Internet

En juin 2012, la brigade des mœurs a découvert une prostituée chinoise de 32 ans enfermée dans un appartement de Vaise. Pendant trois semaines, elle avait accumulé les actes sexuels, pour un gain de 15 000 euros. Un couple, dont une femme d’origine asiatique, a été écroué pour proxénétisme. Face à la répression de la rue, aux politiques contre le racolage et les camionnettes, le cas illustre l’explosion de la prostitution sur Internet : la jeune fille apparaissait sur un site de petites annonces, à la rubrique Massages. “Sur le Web, elles s’appellent masseuses, escort-girls et non pas prostituées. C’est une stratégie vis-à-vis de la loi sur le racolage”, explique Éva Clouet, chercheuse au sein de l’association Grisélidis et auteure d’une étude – rare en France – sur la prostitution sur Internet, à paraître en juin 2013.

Une simple requête sur un moteur de recherche avec les termes “escort lyon” permet de trouver des dizaines de messages sur des sites de petites annonces. Au milieu de meubles Ikea et de Peugeot d’occasion, on trouve “Eva massage de qualité Part-Dieu”, “Étudiante beauté exotique” ou “Belle Asiatique pour 2 jours”.

“Le médium Internet a l’avantage de préserver l’anonymat, estime Éva Clouet. Beaucoup de femmes, indépendantes et occasionnelles, ne seraient pas allées dans la rue, par peur des flics, par peur d’être reconnues.” Mères au foyer, secrétaires, employés cherchant un complément de revenu, étudiants, les profils sont variés. Logan, étudiant lyonnais de 25 ans, a ainsi posté un message sur le site Wannonce. Il confie : “J’avais une activité professionnelle à temps plein l’année dernière en plus de mes études. Pas facile de faire les deux, sachant que j’allais redoubler et que j’envisageais de quitter mon emploi pour essayer de finir mes études. Il me fallait une activité rémunératrice pour combler ma perte de revenu. Je me suis donc lancé dans l’escorting.”

“Il y a deux appellations sur le Web : les escorts et les masseuses”, explique Éva Clouet. Les “escorts”, des hommes ou des femmes, souvent jeunes, offrent du social time : un temps d’échange ou une sortie au restaurant. Ils ou elles se comportent comme des petits amis. Dans le jargon, souvent anglophone, on parle de girlfriend experience (GFE), par opposition à porn star experience (PSE). En agence ou en indépendant, les tarifs horaires oscillent en moyenne de 200 à 250 euros. Ils sont plus élevés en province qu’à Paris, du fait du jeu de l’offre et de la demande. Les occasionnel(le)s travaillent 2 à 3 jours par mois pour 600 euros, quand les professionnel(le)s touchent des salaires pouvant s’élever de 8 000 à 9 000 euros par mois. La rencontre dure deux heures en moyenne, et se termine dans la majorité des cas par un acte sexuel.

“La panoplie reste beaucoup plus élargie que dans la prostitution de rue. Cela va plus loin qu’un simple acte sexuel ou une fellation. On retrouve les pratiques des clubs échangistes”, détaille Éva Clouet. Les “masseuses” se situent entre les escorts et la rue. Elles proposent les mêmes prestations rapides et simples que les prostituées de rue, mais travaillent dans des appartements ou des chambres d’hôtel. Plus bas, leurs tarifs varient entre 80 et 150 euros de l’heure. Certaines sont d’anciennes prostituées de rue qui, avec la démocratisation du Web, des smartphones et des réseaux sociaux, se sont mises à l’outil Internet. Mais, si certaines filles se payent des community managers ou des webmasters pour contrôler leur e-réputation sur le Web, avec un budget pub pouvant monter jusqu’à 600 euros par mois, les plus précaires, isolées, peuvent être victimes de piratage.

“Beaucoup ne maîtrisent pas Internet. Elles se font hacker leur boîte mail par certains clients. On découvre leur identité et il y a des problèmes de chantage et de harcèlement qu’on ne connaissait pas dans la rue. Aujourd’hui, ce sont moins des agressions physiques que des agressions psychologiques”, analyse Éva Clouet. Ainsi, les forums de clients se développent. Sur Escort.fr, des habitués échangent sur les bons plans et mauvais points des escorts de la région. Ce sont les “expériences vécues” (EV), qui peuvent être un dangereux moyen de pression, tant un mauvais commentaire portera préjudice à l’image de l’escort.

Sur la Toile, réseau mouvant et difficilement contrôlable, les contournements à la loi sont faciles. De plus en plus de sites se font héberger en Suisse ou dans des pays d’Europe de l’Est, pour échapper aux lois françaises ou européennes. Ces sites, comme 6annonce, dissimulent souvent des agences d’escorting. Ils emploient des filles originaires de Russie ou d’Amérique du Sud (Brésil, Argentine) pour des “sex-tours”.

“C’est comme une agence de voyage, explique Éva Clouet. L’agence réserve les rendez-vous avec les clients, en tournée, quelques jours dans chaque ville.” Ces “filles d’agence”, souvent jeunes, peuvent parfois être soumises à des rapports forcés, sans protection, à des cadences très fortes, et parlent rarement la langue du pays.

---> Page 2 : Nouveau proxénétisme et pénalisation du client

Nouveau proxénétisme

La nuit est tombée sur Gerland. Devant la Maison de la boulangerie, Jérôme Benozillo, dit le “capotier”, entame avec son fils sa tournée du mardi. L’homme a créé son entreprise de vente de préservatifs et de produits sanitaires en 2004, quelques mois après la loi sur le racolage.

“Depuis dix ans, l’origine des filles a changé et les conditions de travail sont devenues oppressantes”, regrette-t-il. L’automne dernier, ce héros parmi les prostituées a compté : près de 160 camions ont envahi le secteur de Gerland. Environ 80 % de ces femmes seraient d’origine étrangère. “Il y a eu un creux après 2007, mais ça repart avec les filles de Guinée équatoriale.”

Autour de Genzyme, l’entreprise américaine de biotechnologies, une cinquantaine d’Équato-Guinéennes ont pris position depuis deux ou trois ans. En provenance d’Espagne, où elles résidaient souvent depuis plusieurs années, possédaient la nationalité, une famille, un appartement, elles fuient un pays en crise. Souvent jeunes, elles se regroupent parfois à quatre par camion, pour 10 euros la passe. Maquées par d’autres prostituées, elles doivent rembourser des dettes atteignant parfois 50 000 euros : le prix du voyage depuis l’Afrique, plus le coût des intermédiaires en Grèce, en Italie ou en Libye.

“Récemment, la police aux frontières espagnole est venue les contrôler”, glisse Elvire, la cinquantaine, gilet et sourcils roses, “historique” du quai Rambaud à Perrache. “Dans les années 1970, c’était des voyous. Ils prenaient de l’argent, mais y avait de l’amour et de la protection, se souvient Karen. Aujourd’hui, ce sont des proxénètes. Ils ne touchent pas aux filles, qu’ils considèrent uniquement comme de la marchandise.”

Avec la mondialisation et l’ouverture de l’espace Schengen, les réseaux de proxénétisme se sont internationalisés. Origines les plus fréquentes : l’Afrique (Nigéria, Cameroun et Guinée équatoriale) et l’Europe de l’Est (Roumanie, Bulgarie). Le 19 avril dernier, le délibéré rendu par la 16e chambre du tribunal correctionnel de Lyon dans la plus grosse affaire de proxénétisme jamais traitée dans la région concernait ainsi 14 Nigérians. Les accusés, des hommes et des femmes, ont pris jusqu’à 8 ans de prison pour proxénétisme aggravé, traite d’êtres humains et association de malfaiteurs sur Grenoble. “Dans cette affaire, l’argent était même blanchi en Irlande”, confie un avocat pénaliste proche du dossier. Loin d’être annihilé par la loi sur le racolage de 2003, le proxénétisme s’est stabilisé, organisé, structuré en traite froide des êtres humains.

Vers la pénalisation des clients

Depuis plusieurs années, la loi sur le racolage n’est de toute façon plus vraiment appliquée par le Parquet, qui préfère, par hiérarchie des priorités, trouver des alternatives. Ce qui incite parfois la police à appliquer sa propre justice.

“Les filles qui dénoncent les proxénètes sont gérées de manière opaque par la police et la préfecture. Il n’y a pas de transparence. On ne sait pas pourquoi telle fille qui dénonce a ses papiers de droit d’asile, et les autres non. Les indics échappent à tout contrôle”, dénonce un avocat lyonnais.

La législation en matière de prostitution reste très floue, et rien n’empêche le maire de Lyon de signer des arrêtés anticamionnettes, même si la prostitution reste légale et même si le racolage passif est de nouveau autorisé. De plus, en théorie, l’enfant majeur d’une prostituée peut être accusé de proxénétisme d’assistance s’il reçoit de l’argent de sa mère, même si en pratique aucun enfant n’a jamais été condamné.

Ce caractère aléatoire et confus devrait être remis en cause par une grande loi du Gouvernement, annoncée pour l’automne. En juin 2012, la ministre aux Droits des femmes, Najat Vallaud-Belkacem, a en effet annoncé avec fracas son intention d’abolir la prostitution en France. En novembre, elle s’est rendue en Suède, seul pays européen avec la Norvège et l’Islande à pénaliser les clients. Mais le modèle abolitionniste suédois présente ses limites. Si le nombre officiel de prostituées a été divisé par deux, le pays scandinave s’inquiète du développement de la prostitution des jeunes sur Internet. Faut-il dès lors abolir la prostitution ? Entre “réglementaristes” et “abolitionnistes”, un clivage sérieux apparaît chez les féministes.

“Tant qu’on réprimera les prostituées et qu’on ne voudra pas encadrer la prostitution, ça ne fonctionnera pas. On pourrait pourtant supprimer 90 % du proxénétisme”, soupire le capotier de Gerland, pro-réglementaristes, aux côtés du Strass ou de Cabiria, association de santé communautaire lyonnaise. “Depuis quelques années, nous voulons éradiquer le système prostituteur. Nous qualifions la prostitution au même titre que l’inceste, le viol ou l’esclavage”, glisse a contrario Daniel Mellier, responsable départemental du Mouvement du nid. Lyon, théâtre historique de la première manifestation française des prostituées (en 1975, devant l’église Saint-Nizier), devrait connaître un automne ardent autour du “plus vieux métier du monde”.

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Cette enquête est parue dans Lyon Capitale n°722 (mai 2013).

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Les nouveaux visages de la prostitution lyonnaise

Fin mars, le Sénat a voté l’abrogation de la loi de 2003 sur le racolage passif. Quel est le bilan de ces dix ans dans les rues de Lyon ? L’enquête de Lyon Capitale-le mensuel de mai. Aperçu.

En matière de prostitution, les autorités lyonnaises ont fait le pari de la répression avant même la loi sur le racolage passif. Depuis 2002, les “filles” ont ainsi été chassées du centre-ville, puis de Perrache, pour se retrouver finalement à Gerland, au bord des nationales ou dans les communes périphériques de l’Ain, de l’Isère ou de Saône-et-Loire. PV et arrêtés anti-camionnettes pleuvent, ce qui fait dire à Karen, porte-parole lyonnaise du Syndicat du travail sexuel (Strass) : “Aujourd’hui, les proxénètes, ce sont la mairie, le préfet et la police.”

Mais la prostitution n’est pas toujours aussi visible qu’une camionnette. Aujourd’hui le boulevard s’appelle Internet et le “plus vieux métier du monde” s’y diversifie aux rubriques “escort” ou “massages”. La chercheuse Éva Clouet, auteure d’une étude sur la prostitution sur Internet (à paraître en juin), décrypte le phénomène et ses conséquences (forums de clients, piratage informatique, agences de “sex-tours”…).

Nouvelles formes du métier, nouveaux risques, internationalisation des réseaux de proxénétisme, projet de loi porté par Najat Vallaud-Belkacem…, l’intégralité de cette enquête, avec les témoignages des principaux intéressés et des responsables d’associations est à lire dans Lyon Capitale-le mensuel de mai.

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Lyon Capitale n°722, en vente en kiosques jusqu’au 30 mai, et dans notre boutique en ligne.

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Cette enquête est désormais en ligne dans son intégralité, à lire ici.

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