Photomontage © Lyon Capitale
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Collapsologie : requiem pour l’espèce humaine

Réchauffement climatique, épuisement des ressources, dégradation des sols, chute de la biodiversité, explosion de la démographie… Jamais dans le processus d’hominisation, ni au cours des 500 millions d’années passées du vivant, une situation d’une ampleur comparable ne s’était produite. C’est inédit. Tous les signaux sont au rouge, toutes les alarmes sonnent. L’homme a dépassé les limites – dont il ne semble pas avoir pris conscience – de ce que la Terre peut lui offrir. Si chaque habitant de la planète vivait comme un Lyonnais, il faudrait environ trois planètes pour répondre de manière pérenne et soutenable aux besoins de l’humanité. Dans la métropole de Lyon, on a dépassé les exigences de soutenabilité en matière d’usage des ressources mondiales. Ce que nous vivons n’est pas une crise locale, une crise des écosystèmes locaux, mais une crise “glocale”, c’est-à-dire à la fois globale et locale. Tous les lieux sont impliqués dans une mutation d’ensemble. Peut-on encore sauver les meubles ? Comment sortir de cette impasse prométhéenne ?

Flore a 12 ans. Elle habite Lyon, est élève de 6e. C’est ma fille. Elle est encore un peu jeune pour rejoindre le flot des lycéens et des étudiants qui, chaque vendredi, sèchent les cours pour le climat. Le mouvement de grève scolaire, dont un avant-goût mondial est prévu le 15 mars dans plusieurs centaines de villes du monde, est parti de Suède en août dernier. Greta Thunberg, une adolescente qui n’a que quatre ans de plus que Flore, s’est alors mise à faire la grève scolaire, la veille des week-ends, pour alerter sur l’urgence climatique. Le 25 janvier, la jeune Suédoise a prononcé un discours dans le cadre du Forum économique mondial de Davos qui a laissé l’assistance médusée et pour le moins penaude : “Les adultes répètent sans cesse qu’ils ont une dette envers les jeunes, qu’il faut leur donner de l’espoir. Je ne veux pas de votre espoir. (…) Je veux que vous paniquiez. Je veux que vous ressentiez la peur que je ressens tous les jours. Et je veux que vous agissiez comme si la maison était en feu. Car c’est le cas.” Le message est devenu viral, le mouvement s’est propagé à la vitesse de l’élévation des températures observées sur le globe depuis l’ère préindustrielle. Vendredi vert et samedi jaune. Quelques jours plus tôt, à la COP 24 qui se tenait à Katowice, en Pologne, la jeune militante posait ces mots tranchants devant un parterre de dirigeants : “Vous dites que vous aimez vos enfants plus que tout, mais vous détruisez leur futur devant leurs yeux.” Force est de constater que tous les signaux sont au rouge : réchauffement climatique, épuisement des ressources, dégradation des sols, chute de la biodiversité, explosion de la démographie, le tout intimement agrégé au climat. Toutes ces crises, nous disent les climatologues, interagissent en formant des “boucles de rétroaction”, c’est-à-dire que leurs effets sont liés à leur propre cause.

Collapse, le nouveau mot en vogue

Certains phénomènes agissent un peu comme des turbocompresseurs qui amplifient le dérèglement climatique. Prenons l’exemple de la fonte des glaces polaires : le dégel des inlandsis de l’Antarctique et du Groenland va entraîner la pénétration d’une quantité importante d’eau de fonte des nappes glaciaires dans les océans, ce qui va perturber la circulation des courants océaniques, notamment le Gulf Stream, perturbation qui va entraîner une hausse de la température de l’air côté Extrême-Arctique, est du Canada et Amérique centrale et une diminution des températures au nord-ouest de l’Europe et de l’autre côté de l’Atlantique ; sous l’effet du réchauffement, le pergélisol – ces sols gelés en permanence des régions proches des pôles – libère de grandes quantités de méthane, accentuant le réchauffement qui, s’il dépassait 3 °C, engagerait l’effondrement de l’Amazonie, dont les arbres et les sols cesseraient d’absorber du carbone pour en libérer au contraire d’énormes quantités dans l’atmosphère, intensifiant encore le réchauffement. Et ainsi de suite. Autre exemple : “La canicule de 2003 en France s’est accompagnée d’une diminution de la productivité végétale, dont il a été possible de chiffrer la perte en termes de stockage de carbone à environ quatre années, ce qui indique une rétroaction positive du réchauffement climatique sur le bilan de carbone à l’échelle globale”, explique l’Institut national des sciences de l’univers du CNRS. Bref, d’imprévisibles et désastreux effets boule de neige. Ces phénomènes donnent la maille de ce que nous sommes en train de vivre, dans un silence inquiétant. Un silence qui, depuis quelques mois, est brisé par la pensée “collapsologue” (du latin collapsus, participe passé de collabi, “tomber d’un bloc, s’écrouler, s’affaisser”), dont Pablo Servigne et Raphaël Stevens sont les hérauts (héros ?) depuis la publication de leur livre Comment tout peut s’effondrer (Seuil, 2015), écoulé à plus de 60 000 exemplaires. À Lyon, une petite communauté autobaptisée “collapsonautes” s’est formée autour du chercheur en sciences humaines Vincent Mignerot, qui a créé le groupe Transition 2030 (15 000 membres) et fondé l’association Adrastia, dont la vocation est d’“anticiper et préparer le déclin de la civilisation thermo-industrielle de façon honnête, responsable et digne”.

Ile de Pâques et syndrome du Titanic

Même Édouard Philippe a fait son coming-out “collapso”, lors d’un Facebook Live, en juillet dernier, avec Nicolas Hulot. Citant l’ouvrage de référence, Effondrement (Collapse, en anglais) de Jared Diamond, le Premier ministre a déclaré : “C’est une question assez obsédante, qui me taraude beaucoup plus que certains ne peuvent l’imaginer : comment fait-on pour imaginer que notre société humaine n’arrive pas au point où elle serait condamnée à s’effondrer ?” Ce livre essaie d’expliquer pourquoi un certain nombre de grandes civilisations ont disparu, avec le dénominateur commun qu’est la difficulté qu’ont eue ces civilisations à prendre en compte la limite des ressources dont elles disposaient. On pense à l’île de Pâques, ce petit bout de terre d’à peine 170 km2 (trois fois et demie Lyon) perdu dans le Pacifique, dont la société océanienne préhistorique s’est brutalement effondrée à la fin du xviie siècle. Un exemple qui sonne, pour certains, comme un avertissement pour notre propre civilisation. “En vérité, nous ne savons pas ce que ça veut dire, car nous n’avons jamais éprouvé, dans l’histoire, de destruction planétaire telle que la collapsologie la pronostique, relève le géographe Michel Lussault. Les quelques exemples de destruction qu’on a connus sont l’île de Pâques, qui était une toute petite société, qu’on connaît d’ailleurs très mal, et l’effondrement des civilisations amérindiennes, mais la cause est le génocide perpétré par les conquistadors ; donc, dans tous ces cas, il s’agit de contextes très particuliers.”

Dans son essai Le Facteur 12 – Pourquoi il faut plafonner les revenus (Carnets Nord, 2012, 2017), Gaël Giraud, chef économiste de l’Agence française du développement (AFD), explique comment les élites font preuve du “syndrome du Titanic” en termes d’écologie : “L’enjeu écologique met en conflit deux réflexes de survie, offerts au dénouement des élites. Le premier est celui que l’on pourrait assimiler au “syndrome du Titanic” (…) Le paquebot Terre (…) va heurter la banquise ? Peu importe, ma cabine (et celle de mes proches) n’est pas mouillée.” Pour l’instant. Ceci, c’est la version “insouciante” du syndrome. Il en existe une variante cynique, qui habite certainement l’esprit de quelques-uns. “Le paquebot Terre va heurter la banquise ? Peu importe, moi et les miens disposons d’un canot de sauvetage privilégié.” Pourquoi, dans ces conditions, interrompre la fête qui se déroule sur le pont du navire, tandis que les soutes prennent déjà l’eau ? (…) L’enjeu écologique de réduction des gaz à effet de serre remet en cause ces deux attitudes, l’insouciance et le cynisme. Car, de planète Terre, nous n’en avons qu’une. Lorsque la production mondiale quotidienne de pétrole sera rationnée, nous aurons beau jeu, en découvrant une station à essence vide, de nous demander : “Voyons… où est la planète la plus proche ?” Il en va de même lorsque la température moyenne à la surface du globe aura augmenté de quatre ou cinq degrés. En matière écologique, il n’y a pas de canot de sauvetage.”

Zone de confort intellectuelle

Pourtant, dès 1972, le rapport Meadows avait envisagé une douzaine de scénarios pour la planète (sans prendre en compte le dérèglement climatique). Deux d’entre eux conduisaient à un effondrement global : l’un dans la décennie 2020, l’autre dans la décennie 2050-2060. En 2014, soit un demi-siècle plus tard, le physicien australien Graham Turner montrait que ces deux scénarios correspondaient bien aux trajectoires actuelles (“Is global collapse imminent ?”). Le géographe lyonnais Michel Lussault a retenu cette dernière date pour ébaucher un scénario pour la métropole de Lyon. Pourquoi alors l’écologie n’est-elle encore qu’une variable d’ajustement des grandes politiques de nos sociétés ?

L’effondrement global dépasse les capacités cognitives de l’homme. Ce qui se passe avec l’anthropocène – cette nouvelle ère géologique marquée par la trace laissée par les activités humaines qui troublent radicalement les équilibres biophysiques de la planète – risque d’être tellement bouleversant que nous ne sommes sans doute pas vraiment en mesure de pouvoir le penser. Nos comportements sociaux et politiques sont restés captifs de l’immédiat, à savoir vivre au jour le jour sans avoir le souci du lendemain, faisant obstacle à toute prise de conscience écologique. Crise politique, crise financière, crise sociale, crises alimentaires… sont omniprésentes dans nos sociétés. Et inquiètent, on le voit depuis trois mois avec le mouvement des Gilets jaunes. Mais une crise étant par définition passagère, avec un début et une fin, on se dit : c’est pas bien méchant, ça va passer. Cet effet d’habituation à la crise ne nous condamne-t-il pas à l’inaction ?

“Décalage prométhéen”

Au milieu des années 1950, le penseur et essayiste allemand Günther Anders développait l’idée de “l’a-synchronicité chaque jour croissante entre l’homme et le monde qu’il a produit”. Ce qu’il nommait le “décalage prométhéen” entre “l’action et la représentation, entre l’acte et le sentiment, entre la science et la conscience”. L’histoire veut que, lorsqu’on plonge une grenouille dans l’eau bouillante, elle bondisse aussitôt. Lorsque, en revanche, on la met dans une casserole d’eau froide et qu’on fait chauffer l’eau progressivement jusqu’à ce qu’elle bouille, elle ne s’échappe pas et meurt. Est-ce l’image de notre époque ? Il faut, de toute urgence, sortir de notre zone de confort intellectuel et émotionnel. Repenser de A à Z nos modes de gouvernance, avoir un regard diamétralement nouveau sur nos modèles. Les affinités gauche/droite, héritées de la Révolution française, qui rythment depuis deux cent trente ans la vie des politiques dans toutes les démocraties, sont aujourd’hui profondément secouées. Si, historiquement, le déclinisme, la décadence étaient de droite, côté conservateurs, il semblerait que les deux idées se déplacent désormais vers la gauche. En 2050, Flore aura exactement l’âge que j’ai aujourd’hui. Elle aura certainement des enfants, voire des petits-enfants. Quel monde lui aura-t-on laissé ? Le scénario que Lyon Capitale a dessiné pour 2050 n’est en rien rassurant : dans trente ans, la métropole de Lyon sera confrontée à trois crises sévères (environnementale, sociale et territoriale), toutes interdépendantes. Quelle Terre laissera Flore à sa descendance ? Notre génération, la sienne et les suivantes vont devoir gérer une situation inédite dans l’histoire de la civilisation humaine.


[Extrait du dossier “Lyon 2050 – Faut-il changer notre mode de vie ?” publié dans Lyon Capitale n° 786 – Mars 2019]

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