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Quartier de la Villeneuve, à Grenoble : le pari de démolir

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Partenariat Lyon Capitale - École de journalisme de Grenoble
Aujourd'hui, la 5e enquête réalisée par des étudiants de M2 de l'EJDG (ICM/Université Stendhal-Grenoble 3). Supervisés par un journaliste de Lyon Capitale, ils ont choisi des sujets complexes et mené librement leur enquête pendant plusieurs semaines.

Maquette du quartier de la Villeneuve (Grenoble) © DR

Sortie de terre en 1973, la Villeneuve de Grenoble fête ses 40 ans en s’offrant un lifting. À la Ville, on en parle depuis bientôt dix ans : il faut redorer l’image du quartier, et pour cela… raser des immeubles. Le 50 galerie de l’Arlequin est le premier sur la liste des promis à la démolition. Une destruction très controversée.

“Au début, il y avait des employés, des cadres. J’ai moi-même habité à l’Arlequin pendant dix années, raconte Jean-François Parent, l’architecte qui a travaillé sur la construction de la Villeneuve. Sous Alain Carignon [maire de Grenoble de 1983 à 1995, NdlR], il y a eu, d’une part, un relâchement au niveau de l’entretien de l’Arlequin. Le budget qui lui était alloué était de moitié moins important que la moyenne nationale (déjà peu glorieuse) de 1995. Il s’est donc dégradé. D’autre part, on y a placé une population aux multiples problèmes. Des problèmes ethniques, linguistiques et financiers.”

En 1970, les logements sociaux étaient déjà plus nombreux que dans le projet d’origine, avec un taux de 65 à 70 %. Mais, pour l’architecte, “la mixité sociale existait – l’Arlequin, par exemple, fonctionnait avec trois types de loyers : moi, je payais un loyer dit ILM (immeuble à loyer normal) ; la famille qui m’a remplacé, quand j’ai déménagé, payait, elle, un loyer HLM. Ce mode de fonctionnement, c’était une garantie de mélange des populations dans un même endroit”.

Un projet novateur

Jean-François Parent réside encore aujourd’hui dans ce quartier, qu’il considère comme exemplaire au vu de la qualité de ses logements. Né d’une utopie, mais marqué par de douloureux événements qui ont fait sa notoriété en 2010, le projet urbanistique novateur des années 1970 et la philosophie qui l’entoure ont accusé le coup de la crise de 1973 et des problèmes sociaux qui en ont découlé. L’architecte admet qu’il y a aussi eu des “erreurs” commises à l’origine : pas assez d’ascenseurs pour desservir les logements ; des coursives trop longues, où le vent s’infiltre et à l’effet anxiogène. C’est un quartier labyrinthique et replié sur lui-même, enclavé dans ses propres criques. Aux yeux des passants extérieurs au quartier, c’est avant tout une grande muraille, qui s’étale sur plusieurs centaines de mètres. Ce “serpent” d’immeubles cache pourtant le plus grand parc de Grenoble.

Au printemps 2013, aux grands maux les grands moyens, la Ville sort les outils pour donner un nouveau visage au quartier, plus esthétique, plus rassurant, voire si possible attirant. Un chantier qui démarre à l’Arlequin, où se concentrent 80 % de logements sociaux aujourd’hui, et plus particulièrement au numéro 50. Si le choix s’est porté sur ce bâtiment, ce n’est pas en raison de sa vétusté ou de la qualité des logements. Les élus le justifient par plusieurs arguments. Cette destruction permettra d’ouvrir la “muraille” que constitue l’Arlequin, d’offrir aux passants extérieurs une vue sur le parc et de désenclaver un quartier aujourd’hui en autarcie. Objectif : attirer une nouvelle population à la Villeneuve.

L’opposition des “puristes”

“Si on ne voit pas de réel changement, on aura fait tout ça pour ça, et ce serait une catastrophe”, affirme Phillipe de Longevialle, adjoint à l’urbanisme à la Ville de Grenoble. Pour l’élu, le plan de rénovation urbaine est nécessaire et, surtout, ne peut plus attendre : “Les gens ont envie de voir les transformations. Bien sûr, il y aura toujours des opposants au changement, des puristes contre la démolition. Mais, à la Ville, nous n’avons pas de vision muséologique de la Villeneuve. Les besoins évoluent, il faut s’adapter.”

Les puristes, ce sont un certain nombre d’habitants, de membres d’associations et d’architectes qui ne comprennent pas la démolition du 50. Franck Huillard, directeur d’Interland (le premier cabinet d’urbanisme chargé du projet de rénovation), par exemple, proposait des réhabilitations moins radicales : “Les possibilités d’amélioration qualitative et fonctionnelle des bâtiments et des logements sont nombreuses, simples, et peuvent être respectueuses de ce patrimoine d’exception. Nous avons milité pour que la dimension emblématique du projet se fonde, à court terme, sur un acte de rénovation positive, témoignant d’une nouvelle image constructive et partagée, qui pouvait être mis en route très rapidement.”

“La démolition du 50 détient une forte valeur symbolique”

Ce cabinet d’urbanisme n’a pas souhaité, à l’époque, continuer à travailler avec la mairie. Cette dernière avait, dans son cahier des charges, acté la démolition du 50 galerie de l’Arlequin. Une opération inévitable selon la Ville, malgré un diagnostic établissant que le bâti du 50 était bon, et les logements confortables. “La démolition du 50 détient une forte valeur symbolique,selon Hélène Vincent, élue dans le secteur 6 de la Villeneuve. Nous avons besoin de marquer des actes forts de transformation. C’est le signe que l’on désire tourner une page. Ce quartier a des forces et des faiblesses : il faut s’appuyer sur ses forces et détruire ses faiblesses.” En démolissant le 50, on s’attaque aujourd’hui à ce qui est vu comme l’une des principales faiblesses de l’Arlequin : la population qui l’habite.

Aujourd’hui, ce qu’on reproche au quartier, et qui serait à la base de tous ses maux, c’est un manque accru de mixité sociale, que les élus désirent recréer de toute urgence. La stratégie est de faire baisser le logement social à 50 % à l’Arlequin. On mise pour commencer sur quelques destructions. Pourtant, pour Jean-François Parent, elles ne se justifient pas : “Il y a 10 000 demandes de logements sociaux à Grenoble, pourquoi démolir des immeubles dont les logements sont bons ? C’est du gâchis. Ce n’est pas en enlevant des bouts d’immeuble et en repeignant que la mixité va renaître. Ce n’est pas parce que les gens du 50 partiront que ceux du 40 se trouveront mieux. Dans le projet, tout n’est pas à jeter, mais je maintiens que c’est une opération spectacle, à l’intention des médias.” Monique Vuaillat, élue au logement, était en 2008 contre la démolition du 50 et admet que “c’était une volonté de Michel Destot de détruire, et vous savez, quand un maire veut quelque chose, c’est difficile de s’y opposer”.

Une privatisation qui nourrit les rumeurs

Le second moyen pour faire baisser le logement social et attirer d’autres populations, c’est la transformation des logements sociaux en logements privés. Ainsi, le 10-20, jusqu’alors détenu par la Société dauphinoise pour l’habitat (SDH), s’apprête à être vendu à la SCIC Habitat au prix, dit-on, de 260 euros le mètre carré. Un tarif extrêmement bas, mais la SCIC se devra de réhabiliter l’immeuble, et cette opération est menée dans le but de répartir les charges financières des rénovations entre différents bailleurs sociaux, la SDH n’étant pas capable de tout financer seule. La SCIC Habitat, dans un deuxième temps, privatisera le 10-20 par montée.

Les habitants voient dans ces différentes méthodes un désir d’embourgeoiser le quartier, et les rumeurs vont bon train. Pour se défendre à armes égales face à ces bruits, la Ville s’est lancée dans un porte-à-porte superficiel, afin d’informer les habitants sur le changement de bailleur, cela deux mois avant la signature de la vente. À chaque porte ouverte, le même discours est prononcé : “Ne vous inquiétez pas, rien ne change pour vous, le loyer restera le même. N’écoutez pas les zozos qui viennent vous raconter n’importe quoi.” Quand on demande à Olivier Noblecourt, l’adjoint au maire chargé de l’action sociale, pourquoi la future résidentialisation n’est pas évoquée, il répond qu’il ne faut pas “embêter les habitants avec quelque chose qui ne se passera pas avant quatre ou cinq ans”.

Un pari risqué pour rénover une “image injuste”

Les “zozos” qui “désinforment” les habitants de l’Arlequin, ce sont les membres du collectif “Vivre à la Villeneuve”, qui suivent de près la réhabilitation du quartier. Ils n’ont de cesse de demander à être mis au courant de ce qui se profile pour les habitants, avec la “prétention” de participer au projet et de donner un avis sur des changements qui les concernent. David Bodinier, membre du collectif, organise des ateliers populaires d’urbanisme, où les habitants soumettent leurs idées. “Ils ont des idées incroyables. Différentes des architectes qui créent des projets depuis leurs “beaux bureaux”. Nous souhaitons présenter notre propre projet. La Villeneuve est un quartier qui s’est construit, à l’origine, en concertation avec les habitants. Aujourd’hui, ce plan de rénovation ne les implique pas du tout.”

Le militant a une vision tranchée de la politique de la Ville et de l’Agence nationale de rénovation urbaine (ANRU) : “Dans la sphère politique et médiatique, les logements sociaux sont réservés aux “pauvres”, alors qu’en réalité ce sont avant tout les salariés qui y ont droit. On dit qu’il y a trop de logements sociaux à l’Arlequin et que donc il faut les transformer en logements privés. Mais ceux qui sont plus riches que les personnes ayant accès aux logements sociaux n’iront pas à la Villeneuve. On utilise la mixité sociale pour légitimer le projet ; c’est une politique qui vient de l’ANRU. L’agence définit des critères. Pour être financées, les collectivités doivent répondre à ces critères.”

L’enjeu de l’ANRU

Le plan de rénovation urbaine de la Villeneuve (80 millions d’euros) est financé à hauteur de 20 % par l’ANRU. Il est présenté comme un projet d’annonce, avant le lancement de l’“ANRU 2”, qui coûtera près du double, et qui sera décidé en juin 2014, par le ministère délégué à la politique de la ville. Cet investisseur a ses exigences et, pour rester raccord avec la convention, le plan de rénovation doit s’adapter à certains critères, comme la démolition. De leur côté, les élus nient en bloc avoir suivi les directives de l’ANRU pour faire financer le projet. Ils parlent d’un consensus, qui a donné naissance à cette convention signée en 2008.

Ils maintiennent que la simple rénovation ne suffit pas. Il s’agit aujourd’hui d’envoyer un message, non seulement aux habitants, mais également aux autres Grenoblois, voire à tous les citoyens français qui ont été témoins, par télévision interposée, des “événements” de la Villeneuve. Les émeutes de 2010, les meurtres de Kevin et Sofiane (2012), autant de faits qui ont choqué et contribué à donner à la Villeneuve cette image de ghetto sans foi ni loi. Pour Hélène Vincent, “la médiatisation a eu un effet terrifiant sur la réputation de la Villeneuve.Je trouve que l’image de ce quartier est profondément injuste. J’ai habité douze ans là-bas. Et je ne suis pas partie à cause de problèmes d’insécurité. C’est un quartier qui est mal connu”.

À l’approche des municipales de 2014, la Villeneuve est un sujet sensible qu’il faudra aborder, et ce qui aura été fait pèsera sans aucun doute dans le bilan de la mairie de Grenoble. Le pari est-il trop risqué ? En tout cas, Phillipe de Longevialle admet que si l’“ANRU 2”, la deuxième tranche du plan de rénovation urbaine, ne s’enclenche pas directement après la première, celle-ci ne serait pas suffisante pour opérer de réelles transformations. Ce premier projet est décrit comme une démonstration, qui doit à tout prix déboucher sur une suite pour que les résultats se fassent sentir. A priori, rien n’est encore gagné. François Lamy, ministre délégué à la Ville, souhaite concentrer les moyens dans les quartiers les plus difficiles et refaire la carte, vieille de vingt ans, qui allouait des subventions aux rénovations urbaines pour plus de 600 quartiers. “Il faut arrêter le saupoudrage, de mettre des bouts d’aide partout qui n’ont pas d’impact”, a déclaré Jean-Marc Ayrault, en visite à Clichy-sous-Bois, le 18 février dernier. L’ANRU concentrera désormais ses moyens sur 150 à 250 quartiers en difficulté. À voir si la Villeneuve en fera partie. En attendant, les premiers travaux d’un plan qui restera peut-être sans suite s’apprêtent à débuter, avec toutes les nuisances qu’ils comportent pour les habitants de la Villeneuve.

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