C’est la faute à Rousseau

Notre grand philosophe du XVIIIe siècle Jean-Jacques Rousseau, auteur d’un ouvrage sur l’éducation (L’Émile) étudié depuis sa parution par plusieurs générations de lycéens, a abandonné ses enfants. Il fait pour cela l’objet d’une réprobation quasi générale.

Rousseau s’en est pourtant défendu avec véhémence : il ne s’agissait pas d’un abandon, il avait confié ses enfants à l’État – nous dirions aujourd’hui les services sociaux –, en affirmant que ceux-ci auraient ainsi davantage de chances d’avoir une éducation. Il ne nous convainc pas plus qu’il n’a convaincu Thérèse Levasseur, sa compagne, dont on sait qu’elle en eut beaucoup de chagrin et tenta vainement de l’en dissuader.

Près de trois siècles plus tard, au cours de l’émission Répliques animée par Alain Finkielkraut, deux juristes discutent au sujet de la gestation pour autrui (GPA). L’une d’elles, Valérie Depadt-Sebag (cosignataire avec Geneviève Delaisi de Parseval du rapport de Terra Nova “Accès à la parenté : AMP et adoption”), affirme à son interlocutrice indignée, Muriel Fabre-Magnan (auteure de La Gestation pour autrui : fictions et réalité) que les parents commanditaires d’enfants issus d’une GPA, dont ils ne voudraient pas pour cause de handicap, pourraient les confier aux services sociaux. Dans “confier”, il y a “confiance” ; le mot “abandon”, récusé aussi par Rousseau, est soigneusement évité.

Droit d’abandon

Le droit d’abandon existe pour n’importe quels parents traumatisés par la naissance d’un enfant dont ils se sentent incapables d’assumer le handicap. L’usage en est toutefois l’exception, en comparaison des parents qui surmontent leur désarroi et acceptent l’enfant en dépit des difficultés qui les attendent. Cependant, personne n’ira reprocher aux parents éplorés qui, pour toutes sortes de raisons dont ils sont les seuls juges, se sentent incapables d’assumer un enfant porteur d’un handicap.

Dans le cas d’un enfant né par GPA, Valérie Depadt-Sebag nous énonce tranquillement qu’une loi encadrera cette pratique, sous-entendant qu’ainsi les questions ne se poseront plus.

Or, nous quittons là le domaine du particulier, du cas par cas, celui où on cherche la meilleure, ou la moins mauvaise, solution pour remédier à un accident. À partir du moment où une loi existe, nous sommes dans la généralisation.

Je suppose qu’il faudra alors définir la forme de handicap correspondant à l’application de cette loi. La liste des handicaps possibles est d’autant plus longue aujourd’hui qu’on peut souvent prévoir avant la naissance celui qui risque d’affecter l’enfant à naître. Je ne vais pas en faire l’inventaire mais donner quelques exemples : un enfant dépourvu d’une main, d’une jambe, aveugle ou sourd, porteur d’une maladie évolutive à long terme, de petite taille, etc., tous pourvus d’un cerveau en état de fonctionnement normal ; ou bien ceux porteurs d’une déficience légère ou lourde, d’une anomalie chromosomique ou génétique, d’un cerveau abîmé au cours d’un accouchement prématuré ou difficile, tous ces enfants-là devront-ils être confiés aux services sociaux ?

Services “débordés”

Mme Depadt-Sebag ne peut ignorer à quel point ceux-ci sont débordés. Il s’agit d’une réalité, même si le mot “débordés” agace, voire indigne, quand émerge un fait divers d’enfant maltraité qui a échappé à leur surveillance et qu’accourent des journalistes affamés de sensations fortes. Cette juriste sait certainement que, si de nombreux parents attendent un enfant à adopter (du moins ceux qui choisissent d’adopter en France, ailleurs, des milliers d’enfants attendent de trouver des parents), peu acceptent d’adopter un enfant handicapé.

Bien d’autres questions pourraient être posées ; certaines l’ont été durant cette émission du 22 juin. Par exemple, qui décidera de l’interruption de grossesse en cas de problèmes survenus du côté du couple ou du côté de la mère porteuse ? La loi, réplique Mme V. D.-S. Mais le mot n’est pas magique, il pose les limites en ignorant souvent les subtilités humaines.

Je partage le dégoût de Sylviane Agacinski à l’idée qu’un ventre de femme puisse être ainsi commercialisé, que ce soit pour la GPA ou la prostitution, et récuse, comme son interlocutrice Muriel Fabre-Magnan, l’hypocrisie des propos sur le don, utilisé d’ailleurs dans les deux cas. Ceci demanderait de plus amples développements, mon propos d’aujourd’hui concerne seulement la phrase présumée innocente : “Les enfants handicapés seront confiés aux services sociaux.”

Une telle affirmation peut-elle provenir d’une personne qui a imaginé durant une minute le destin d’un enfant “confié”, osons dire “abandonné”, parce que non conforme à la commande d’un couple ? On s’indigne à juste titre au sujet des animaux abandonnés sur les routes à la veille des vacances ; comment peut-on rester insensible à ce qui arrive à un nouveau-né rejeté et à l’avenir incertain, comment ose-t-on envisager cet abandon avec autant d’insouciance alors que les psychanalystes du XXe siècle tels que Jenny Aubry ou Françoise Dolto ont fait admettre cette évidence que “le bébé est une personne” dès sa naissance, et ont contribué à faire évoluer des pratiques institutionnelles courantes il y a trente ans mais considérées aujourd’hui comme inhumaines : enfant laissé seul des heures durant, biberon coincé dans le berceau, changement des personnes s’en occupant, absence de paroles, interventions chirurgicales douloureuses sans anesthésie… Tout ceci n’est pas si loin, et si Mme Delaisi de Parseval, cosignataire du rapport et psychanalyste, a oublié ses maîtres, je n’ai pas oublié les miens, ni mes quarante ans de pratique auprès des enfants.

Certes, il existe aujourd’hui des familles d’accueil pour les mieux portants des enfants “confiés”, et ceci jusqu’à leur majorité. Pour les autres, et principalement pour ceux affectés d’un handicap, il reste les institutions, et Mme V. D.-S. connaît sûrement les difficultés actuelles rencontrées par celles-ci : réduction des crédits, manque de personnel qualifié, etc. Bien sûr, on opposera à cela le dévouement de tous ceux qui se dépensent sans compter, on fermera les yeux sur les autres, quitte à les rouvrir l’espace d’une émission télévisée sur tel ou tel scandale de manque de soins dans un de ces lieux provisoirement placés sous les projecteurs de l’actualité.

Sans aller jusqu’à de telles extrémités, programmer et légiférer l’abandon possible de bébés sous prétexte qu’ils naîtraient en situation de handicap me semble de l’ordre de la barbarie, indigne d’un pays signataire de la convention des droits de l’enfant.

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