Prozac flou

Transparence : les Big Pharma perdront-elles la bataille ?

Le marché du médicament est loin d’être transparent. Un pas important vient cependant d’être franchi par la justice européenne, qui laisse espérer une meilleure prise en compte de la sécurité et de la santé des patients. Décision à confirmer sur le fond.

C’est l’histoire de deux firmes américaines qui voudraient mettre fin à la politique de transparence lancée en 2010 par l’Agence européenne du médicament (Ema) à la demande du médiateur européen. L’Ema, “gendarme” européen du médicament, selon la formule consacrée, avait commencé à rendre publique l’intégralité des données des essais cliniques, ces tests menés par les fabricants sur leurs produits. Car on sait depuis deux décennies que l’industrie pharmaceutique manipule ces données, afin de présenter les médicaments sous le meilleur jour possible.

“À chaque fois, c’est le même scénario”

“Il est quasiment impossible pour les médecins et les patients d’avoir de l’information non biaisée, dénonce ainsi Mikkel Borch-Jacobsen, professeur d’université franco-danois exerçant à Washington*. Et c’est précisément à l’origine de tous les scandales sanitaires de ces quinze dernières années. À chaque fois, c’est le même scénario : un médicament promu par les labos, qui arrive sur le marché avec des évaluations d’experts ultra-positives, puis, au bout de cinq à dix ans, on voit les effets secondaires s’accumuler, et on réalise qu’ils avaient été mis sous le boisseau.”

L’enjeu : rendre publics des résultats d’essais non trafiqués

En référé, les firmes AbbVie et InterMune avaient obtenu la suspension de la communication par l’Ema des données “brutes” – c’est-à-dire non trafiquées – des essais cliniques. Le vice-président de la Cour de justice de l’Union européenne, le Belge Lenaerts, a annulé cette suspension et renvoyé, pour la décision sur le fond, au tribunal de première instance.

L’Ema va donc pouvoir continuer sa politique de transparence, en attendant la décision sur le fond. Pour cette dernière, on peut espérer que les arguments de l’industrie – principalement, la protection du secret commercial – ne feront pas le poids face à des arguments de santé publique : comment justifier que médecins, chercheurs et patients ne soient pas correctement informés de l’efficacité réelle et des effets secondaires des médicaments ?

Le secret commercial inclut-il les données cliniques ?

Cette information est d’autant plus importante que l’Humira d’AbbVie est, selon certaines sources, le médicament le plus vendu au monde. Il est utilisé notamment dans le traitement de l’arthrite rhumatoïde, de la maladie de Crohn et de la spondylarthrite ankylosante. Quant à l’Esbriet d’InterMune, il est prescrit pour certaines formes de fibrose pulmonaire idiopathique. Fiona Olivier, porte-parole d’AbbVie, a déclaré : AbbVie continuera à promouvoir un processus de partage des données qui permet aux chercheurs qualifiés d’accéder à des informations confidentielles sans compromettre sa capacité à innover et développer de nouveaux médicaments pour les patients.”

Trudo Lemmens, professeur à la faculté de droit de l’université de Toronto, spécialiste des questions juridiques et éthiques liées à la santé et à la recherche, conclut : “Nous devons désormais attendre pour savoir si la cour saisie sur le fond va rejeter fermement l’idée que le droit au secret commercial des compagnies inclut les données cliniques. Et pour cela, j’espère que la cour examinera en détail la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, qui a statué à plusieurs reprises – de façon complètement contraire au message envoyé par la première décision de la cour, et aux arguments des compagnies – sur les obligations des gouvernements d’informer les citoyens sur les risques portant sur leur santé et leur vie.”

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* Mikkel Borch-Jacobsen a récemment publié Big Pharma – Une industrie toute-puissante qui joue avec notre santé (éditions Les Arènes, septembre 2013).

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Lire aussi : “Antidépresseurs : tous les risques bientôt publics ?”

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