Le siège d’Interpol à Lyon © Tim Douet
Le siège d’Interpol à Lyon © Tim Douet

Interpol : le scandale des notices rouges

Interpol, l'organisation basée à Lyon élira un nouveau président ce mercredi 21 novembre, après la démission de Meng Hongwei, disparu mystérieusement en Chine (lire ici). Le Russe Alexander Rokopchuk est en lice pour obtenir cette présidence, soulevant la question de l'utilisation politique d'Interpol. En mai 2017, nous consacrions un article sur le scandale des notices rouges avec des régimes autoritaires qui peuvent les utiliser pour poursuivre journalistes ou dissidents politiques.


Cet article est paru initialement dans le mensuel Lyon Capitale n° 766 (mai 2017).

Des régimes autoritaires comme la Russie, la Chine ou la Turquie se sont fait une spécialité de dévoyer les objectifs d’Interpol afin de faire poursuivre aux quatre coins de la planète des journalistes ou des dissidents politiques. L’organisme, qui fait preuve d’une grande opacité et est désormais présidé par le patron de la police secrète chinoise, Meng Hongwei, vient néanmoins d’améliorer sérieusement sa procédure de recours. Sans régler à la source le scandale des “notices rouges”.

En langue chinoise, la France se dit Fa Guó, le “pays du droit”. Partout dans le monde, la France est ainsi à jamais la patrie des droits de l’homme. Mais c’est une tout autre image qu’ont de Lyon beaucoup de journalistes, de militants des droits de l’homme ou d’opposants à un régime autoritaire… Pour ceux qui ont fait l’objet d’une “notice rouge” d’Interpol, Lyon, siège mondial de l’organisation de coopération policière, sera plutôt le symbole de l’arbitraire et de la persécution.

“Interpol est basée sur la coopération, et n’applique pas ou peu de filtre dans la pratique. Dès lors, quand un “État voyou” souhaite neutraliser un journaliste ou un défenseur des droits de l’homme, il instrumentalise l’institution en demandant à Interpol d’émettre une notice rouge. Et c’est malheureusement fréquent !” s’indigne l’avocate Clémence Witt, dont le cabinet assure régulièrement la défense de personnes abusivement placées sur les listes rouges. “Dès que la personne franchit une frontière, elle est arrêtée. Ça permet de la bloquer. Et on se retrouve dans des situations aberrantes juridiquement et humainement. Si en définitive, on obtient la levée d'une notice rouge abusive, ça peut prendre beaucoup de temps et la procédure est longue et opaque. Il faut présenter une demande écrite, il est impossible d’avoir un interlocuteur, il n’y a pas d’audience, pas de contradictoire. Et pendant ce temps, c’est un cauchemar pour le journaliste ou le défenseur des droits de l’homme qui est visé. Tant que la notice est active, il n’est pas question de franchir une frontière.”

“Interpol, c’est une boîte noire inaccessible, j’ai essayé de les contacter pendant des années sans succès”, confie pour sa part Bahar Kimyongür. Le miliant belgo-turc a obtenu en 2015 la levée de sa notice rouge, à l’issue d’un interminable calvaire. Combien de réfugiés politiques, de journalistes ou de militants syndicaux font encore l’objet à travers le monde d’une “notice rouge” ? Impossible de le savoir, Interpol n’en rend publique qu’une faible partie. La plupart le découvrent au franchissement d’une frontière, quand ils voient des dizaines de policiers les appréhender parce que l’étiquette “terroriste”, ou “pédophile” ou encore “corrompu”, s’est affichée sur l’ordinateur d’un douanier. Commence alors pour eux un calvaire judiciaire incertain, en fonction du pays où ils sont interpellés. Certains États comprennent très vite la manipulation, quand d’autres les extradent avec célérité vers le pays qui les réclame, où ils risquent les pires persécutions.

C’est ce qui est arrivé au grand reporter français Daniel Lainé, arrêté à Cuba en 2008 et traité comme pédophile, suite à une dénonciation fantaisiste d’un juge cambodgien qui voulait lui faire payer un reportage sur la prostitution de mineures diffusé sur TF1. “Si j’avais été en Afrique ou en Asie, j’aurais été extradé au Cambodge”, confie-t-il encore avec angoisse. Rasoul Mazrae n’a pas eu autant de chance.

Opposant renvoyé en Iran

Militant des droits de l’homme en Iran, Rasoul Mazrae comprend que son arrestation est imminente et prend le premier avion pour la Norvège. Le régime des mollahs le déclare comme “fugitif ” à Interpol, dont le très efficace système d’information se met immédiatement en marche : Rasoul Mazrae est arrêté à son escale en Syrie par la police locale, qui le renvoie en 2006 en Iran. Les deux années suivantes seront un enfer : à force de tortures, sa famille rapporte qu’il a du sang dans ses urines et qu’il a perdu toutes ses dents. Tout laisse à penser qu’il a depuis été exécuté.

Le sort de Dolkun Isa ne serait probablement guère plus enviable s’il était un jour renvoyé en Chine. Pourtant, comme beaucoup de militants pacifistes ouïghours, il a appris par un consulat américain qu’il faisait l’objet d’une notice rouge d’Interpol pour “terrorisme”… et ce malgré l’asile accordé par l’Allemagne, qui l’a en outre naturalisé pour le protéger davantage. Depuis bientôt vingt ans, il s’inquiète à chaque franchissement de frontière, sans jamais avoir obtenu la moindre information d’Interpol. Et ce n’est pas l’élection de Meng Hongwei, patron de la police secrète chinoise, à la présidence d’Interpol en novembre 2016 qui va le rassurer : “Cela m’inquiète. Je viens de voir d’ailleurs qu’Interpol avait émis une notice rouge contre un de ses businessmen, Guo Wengui, sur la base de prétendues accusations de corruption.” Dans un pays où l’on ne s’enrichit pas sans le soutien du parti, où la corruption est endémique dans la classe dirigeante, les procès en corruption obéissent en effet avant tout à des logiques politiques. Pas de quoi freiner Interpol qui, selon le gouvernement chinois, a lancé la “traque internationale” pour rapatrier ce milliardaire médiatique qui vit depuis deux ans en Europe et aux États-Unis.

“La terreur, ce n’est pas de mettre tout le monde en prison : arrêter deux milliardaires par an, cela suffit à terroriser tous les autres, décrypte la sinologue Marie Holzman. Avec Interpol, le pouvoir chinois dit à tous les autres : On pourra vous retrouver où que vous soyez…” Le dissident Wei Jingsheng confirme, lors de sa venue dans les locaux de Lyon Capitale : “Beaucoup d’officiels ont déjà envoyé leur famille à l’étranger, car ils se méfient de Xi Jinping. Mais maintenant le régime veut utiliser Interpol pour les faire revenir !” Lui-même a d’ailleurs découvert qu’il était recherché par Interpol comme “terroriste” il y a une dizaine d’années, à l’occasion d’un voyage en Suisse. Après un contrôle approfondi, les douaniers l’ont laissé repartir en découvrant son accréditation pour une conférence sur les droits de l’homme à l’Onu… manifestant plus de bon sens que les services d’Interpol, qui avaient relayé la demande chinoise.

Des scientifiques fichés, extradés et condamnés à mort

Interrogé par un média américain, Interpol n’a pas confirmé l’émission d’une notice rouge contre Guo Wengui. “Un représentant d’Interpol a dit que “s’il n’était pas dans la liste publiée par Interpol, c’est soit qu’aucun pays n’avait demandé son extradition, soit que ce pays avait demandé que cela ne soit pas rendu public”. C’est encore plus effrayant !” s’inquiète Ciping Huang. Enfant précoce et fierté du régime, celle-ci rêvait d’être “la Marie Curie chinoise” ; elle a fui aux États-Unis quand il lui a été demandé d’aider l’Iran et la Corée du Nord à acquérir la bombe atomique. “Ça veut dire que l’on peut tous se retrouver sur une notice rouge et être arrêtés dans un pays quelconque un jour pour être extradés en Chine ! Cela expliquerait les renvois en Chine du docteur Wang Bingzhang, l’un des fondateurs du mouvement démocratique outre-mer, arrêté au Vietnam en 2002, et du leader Ming Peng, arrêté lui en Birmanie en 2004. Tous deux ont été condamnés à mort et Ming Peng est mystérieusement décédé dans sa cellule en novembre dernier.”

“L’indignation et l’inquiétude de Wei Jingsheng sur le danger d’avoir un responsable de la répression des défenseurs des droits humains à la tête d’Interpol sont loin d’être exagérées”, estime Benjamin Ismail, responsable du bureau Asie-Pacifique de Reporters sans Frontières. L’ONG anglaise Fair Trials, la seule avec laquelle Interpol semble accepter d’échanger régulièrement, ne pense en revanche pas que le problème se situe à ce niveau. Après l’élection de Meng Hongwei lors de l’assemblée générale d’Interpol à Bali en novembre 2016 – pour un mandat de quatre ans –, son directeur Jago Russell avait expliqué au Guardian qu’Interpol “ser[ait] jugé sur sa capacité à faire cesser l’utilisation de son système comme un outil de persécution”, ajoutant : “La Chine est un des pays qui détourne Interpol pour persécuter ses dissidents à travers le monde. Mais c’est faux de penser que l’élection de Meng Hongwei va leur permettre de le faire plus souvent et plus facilement.” Car le vrai pouvoir à Interpol se situe plutôt au niveau du secrétaire général, actuellement l’Allemand Jürgen Stock, qui a “démarré le travail à long terme de créer des garde-fous contre le type d’abus dont sont victimes les militants ouïghours poursuivis par la Chine”.

Interpol refuse de répondre

À Bali, Interpol a aussi adopté une réforme de l’organisme vers lequel doivent se retourner ceux qui estiment faire l’objet d’une notice rouge abusive, la “commission de contrôle des fichiers”, à la grande satisfaction de Fair Trials, qui se réjouit des “relations constructives nouées avec Interpol et de la prise en compte de [ses] recommandations”, nous a confié son legal & policy officer, Bruno Min, qui se dit “optimiste pour l’avenir”. “Les nouvelles règles ont quelques semaines*, et visent à rendre la commission plus indépendante et efficace, améliorer son temps de réaction, faciliter l’accès aux informations pour les personnes concernées…” se réjouit-il.

Cette attitude “constructive” d’Interpol ne s’étend cependant pas jusqu’à nous, puisque l’organisme a refusé nos demandes d’entretien. La réforme offre en tout cas une possibilité de recours pour les victimes… du moins celles qui n’auront pas été aussitôt extradées après avoir été arrêtées à l’occasion d’un passage dans un pays peu démocratique ! Car, comme le pointe Bruno Min, la réforme ne s’attaque pas à la source même du problème et ne garantit en rien un meilleur contrôle avant l’émission des notices rouges. En la matière, Interpol fait pourtant preuve d’une incompétence terrifiante.

On pense à la journaliste d’investigation vénézuélienne Patricia Poleo, qui découvre au Pérou qu’elle fait l’objet d’une notice rouge d’Interpol, alors qu’une simple recherche sur Google aurait permis aux fins limiers de l’organisme basé à Lyon d’apprendre qu’elle avait obtenu l’asile aux États-Unis suite à des enquêtes sur la corruption du régime d’Hugo Chavez. Il lui faudra malgré tout dix-huit mois pour obtenir sa radiation. On pense aussi à Nadejda Atayeva, présidente de l’Association for Human Rights in Central Asia, condamnée en son absence à six ans de prison en Ouzbékistan, qui malgré son statut de réfugiée politique en France a vécu entre 2000 et 2015 avec l’épée de Damoclès d’une notice rouge.

Dans le cas de la Canadienne Michelle Betz, condamnée à cinq ans de travaux forcés en Égypte pour y avoir donné des cours de journalisme, Interpol a cette fois refusé de relayer la demande d’extradition… mais l’Égypte a trouvé la parade, en se contentant d’émettre via Interpol un “avis de diffusion” aux 190 polices des pays membres. Moins formel que la notice rouge, l’avis de diffusion (notice bleue ou verte) est émis sans contrôle préalable d’Interpol, et fait planer sur la journaliste la même menace permanente d’arrestation et d’extradition. En 1975, les dictatures militaires sud-américaines s’étaient réunies à Santiago du Chili pour créer “quelque chose, dans ses lignes générales, de semblable à ce qu’a Interpol à Paris, mais spécialisé dans la subversion”. Ainsi est née la sinistrement célèbre “opération Condor” contre leurs opposants respectifs. En 2017, Interpol leur épargnerait cette peine.

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