Addiction au jeu : "au début, c’est un excellent médicament"

Le centre de soins, d’accompagnement et de prévention en addictologie (CSAPA) de Villeurbanne est une référence en France. En 2017, il a reçu 650 patients, un nombre ayant doublé en 10 ans. Des hommes et des femmes de tous âges viennent y chercher un accompagnement pour se sortir de l’addiction. Yann Calandras, psychologue au CSAPA de Villeurbanne depuis 10 ans, déplore le manque d’action politique ferme face à l'addiction au jeux d’argent et de hasard. Un phénomène insidieux qui touche 10% des patients reçus par le centre, et dont les conséquences sont destructrices pour la vie des joueurs.

Parmi les Centres de soins, d’accompagnement et de prévention en addictologie (CSAPA) de France, celui de Villeurbanne est considéré comme centre de référence depuis 2013. Yann Calandras, psychologue, y travaille depuis 10 ans. "En 2017, le centre a reçu 650 patients, et en 2016 ils étaient 700. La fréquentation a beaucoup augmenté ces dernières années, elle a doublé depuis que je suis arrivé, estime-t-il. Au total, 50% des patients du centre de soin sont suivis pour une addiction à l’alcool, 25% pour le cannabis, et 10% concernant une addiction au jeu".

Comment fonctionne le Centre de soins, d’accompagnement et de prévention en addictologie de Villeurbanne ?

Le CSAPA est dirigé par l’Association nationale de prévention en alcoologie et addictologie du Rhône (ANPAA 69), et financée par trois structures : le ministère de la Santé via la Mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives (Mildeca) ; la Caisse primaire d'assurance maladie (CPAM) ; et l’Agence régionale de santé (ARS). Ce système permet de ne pas faire payer les patients, qui sont déjà dans des situations financières délicates, souvent très précaires. L’immense majorité vient d’elle-même ou poussée par des proches. Plus rarement, nous recevons aussi des patients en obligations de soins, suivis par le Service pénitentiaire d’insertion et de probation (SPIP).

Nous recevons un public varié, jeunes comme moins jeunes, hommes comme femmes. Il se dégage naturellement une forme de sociologie du jeu. Les personnes âgées jouent plutôt au casino, tandis que pour les jeunes hommes, c’est surtout les paris sportifs. Les hommes d’âges moyens préfèrent le PMU, et les femmes les jeux à gratter.

"L’addiction, peu importe laquelle commence toujours par être une béquille"

Comment entre-t-on dans l’addiction ?

Tout commence par l’initiation au jeu. L’addiction en général passe très souvent par membre de l’entourage. Au début, la pratique est surtout collective. C’est la poursuite addictive de l’usage qui devient ensuite solitaire. Dans chaque addiction, il y a un point de rupture, un avant et un après. Il peut s’agir d’une rupture traumatique, d’une maladie, d’une séparation amoureuse, etc. Par exemple, il arrive que des survivants de maladies ou des personnes vieillissantes se disent qu’ils n’ont pas assez profité de leur vie, et ils commencent à jouer.

Très souvent, tous les comportements addictifs sont issus du "big win", un gros gain initial, qui motive ensuite l’ensemble du jeu. Il alimente les pensées permissives du joueur, qui s’autorise à continuer à jouer et à perdre. Mais au final, ces petites pertes finissent par supplanter le gain. Il y a aussi le phénomène de cognitions erronées, qui consiste à surestimer ses capacités, et à sous-estimer ses pertes. C’est la mémoire sélective du joueur. Face à ça, il faut leur faire prendre du recul. Par exemple, les patients peuvent tenir un journal de leurs pertes et de leurs gains.

Qu’est ce qui caractérise le comportement addictif ?

L’addiction, peu importe laquelle commence toujours par être une béquille. C’est un excellent médicament qui permet de se sentir mieux. Mais sur le long terme, on finit petit à petit par augmenter la fréquence, l’importance, pour augmenter du même coup la stimulation ressentie. Mais au-delà, c’est surtout la perte de contrôle, l’impossibilité de se passer du comportement, l’état de tension qui caractérise l’addiction.

L’addiction est liée à l’affect. Elle devient un refuge. Tous les patients le disent : "quand je joue, je ne pense pas, j’oublie mes problèmes". Ils ne jouent même pas pour gagner de l’argent, mais pour l’étourdissement de l’esprit qu’ils vont trouver dans la pratique. C’est exactement ce qu’on retrouve dans la consommation addictive de substances. Les pertes font entrer le joueur dans un cercle vicieux. Plus on perd, plus on s’en veut d’avoir perdu son argent, plus on essaye de se refaire pour effacer la perte initiale. Mais on continue à perdre.

Un des mécanismes les plus pervers de l’addiction au jeu, c’est cette notion de jouer pour "se refaire". Quand on perd, il faut l’accepter car quand on joue pour se refaire, dans 90% des cas ça finit mal. Il y a un emballement des mises, on gagne un peu et tout est immédiatement réinvesti. Cela crée un effet boule de neige dans les pertes. Le pire, c’est que la mésestime de soi, la culpabilité est bien plus importante dans ces cas-là. Déjà parce qu’on a perdu plus, mais aussi on n’a pas réussi à « se refaire ». On a échoué, on a eu tort.

"Quand les gens viennent pour une addiction à l’alcool, c’est souvent parce qu’ils ont peur pour leur santé. Lors d’une addiction au jeu, ils ont peur pour leurs finances."

Quelles solutions existent déjà face à l’addiction au jeu ?

L’assistante sociale peut, pour aider les patients face à leurs dettes, mettre en place un plan de surendettement. Les dettes sont parfois colossales, plusieurs dizaines milliers d’euros, et ils n’y arrivent plus tous seuls. Le plan de surendettement bloque la montée d’intérêt auprès de la banque, pour deux ans maximum, le temps que le particulier se remette d’aplomb et en capacité de rembourser. Ils remboursent petit à petit ces dettes colossales, qui deviennent souvent des dettes à vie.

Rembourser c’est se responsabiliser. C’est un moment très bénéfique. Dans toutes les addictions, il faut sortir du jargon de la faute, du péché, qui ne provoque que renfermement, autoflagellation, etc. Il faut jouer sur la notion de responsabilité. Vous n’êtes pas coupables, car vous êtes vulnérable. Mais vous êtes responsable. On fait de la réassurance mais la personne fait 80% du travail, nous ne faisons qu’accompagner et conseiller.

Il existe également des procédures d’interdiction sur le numérique via l’Autorité de Régulation des Jeux En Ligne (ARJEL) mais elles ne sont valables que pour les sites officiels de pari ou de jeu. C’est une procédure qui demande beaucoup de volonté de la part du joueur, car elle ne peut venir que de lui. Les interdictions délivrées sont valables pour trois ans. Elles sont reconductibles, c’est-à-dire qu’il faut faire une autre démarche pour suspendre l’interdiction. C’est très similaire aux interdictions de casino.

Il existe aussi des mesures de tutelles et de curatelles pour faire gérer son argent par un tiers. Mais elles peuvent êtres vécues comme infantilisantes, ce n’est pas anodin comme décision. La personne doit avoir beaucoup de volonté pour demander ça.

Ces démarches suffisent-elles ?

Non, l’interdiction n’englobe pas les sites de jeu non officiels, ceux sur le darkweb ou ceux hébergés à l’étrangers. Il y a toujours des possibilités de contourner. Même l’Autorité de régulation des jeux en ligne (ARJEL) admet que sa réponse au problème n’est que partielle.

Le seul secteur sans aucune régulation, c’est le PMU. La privatisation future ne va qu’empirer la situation. La Française des jeux (FDJ) diffuse bien des messages de prévention mais c’est surtout pour se dédouaner. Dans les PMU sont, par exemple, distribués des plaquettes dépliantes "Jouer responsable". Ils se contentent du minimum. A côté de ça, les établissements font tout pour attirer le chaland : jeton à 50%, SMS aux clients, mails de relance, etc.

Vous savez, le taux de suicidalité est très intense, c’est un risque prégnant de l’addiction au jeu. Avec les troubles alimentaires chez les jeunes, c’est sans doute le jeu d’argent qui a le taux de suicides le plus élevé. Les patients se retrouvent souvent dans des situations financières, familiales, professionnelles et psychologiques qui leur semblent insolvables. A la fin le suicide peut être envisagé comme la seule porte de sortie.

Comment alors, « jouer responsable » ?

Je dis toujours aux patients que pour tenir avec le jeu d’argent, il faudrait être un robot. Jouer chaque jour une somme fixe, correspondant à son budget loisir. Si je perds tant pis, si je gagne tant mieux. Ça reste un loisir, même si les pertes seront quand même plus importantes que les gains. Mais dans la réalité ça ne marche pas, parce que le jeu est lié à l’affect, qu’il soit positif ou négatif. On va aller jouer parce qu’on se sent en veine, pour fêter quelque chose, mais aussi pour se détendre ou se consoler.

"Ce qu’il reste à faire, c’est le positionnement politique courageux, et pas sabordé par le lobbyisme"

L’action des pouvoirs publics est-elle suffisante ?

Au final, la question est pas mal suivie par les pouvoirs publics. On reçoit des financements spécifiques. L’ARS s’est pas mal saisie du problème de l’addiction aux jeux et au numérique. Son budget pour les joueurs excessifs et pathologique a été élargi depuis 2012.

Mais ce qu’il reste à faire, c’est le positionnement politique courageux, et pas sabordé par le lobbyisme. On assiste à un mouvement de libéralisation du jeu, un peu aligné sur les bookmakers anglais. La France a longtemps été très frileuse la dessus, mais ça se relâche depuis pas longtemps. Traditionnellement, on connaissait surtout le jeu en dur, en physique, c’est-à-dire en casino. Mais l’outil numérique a permis l’accès au jeu à un public plus jeune. C’est plus rapide, et moins réfléchi. En DEUX clics sur ordinateur, tablette ou smartphone, on peut placer des paris, jouer au poker, etc. Il y a ce but que ce ça soit aussi facile et aussi rapide. Car avec la dématérialisation de l’argent, on a moins l’impression de dépenser, les patients le disent, c’est plus difficile de se contrôler que lorsqu’on a vraiment les billets en main.

Observez vous l’apparition de nouvelles formes d’addictions ?

Bien sûr. Elles sont surtout liées aux interfaces numériques, comme les jeux vidéo et leurs modèles économiques parfois douteux, proposant des contenus additionnels payants et parfois basés sur le hasard. Dans le cas des séries télévisées et de la pornographie, on observe également des comportements de binge watching (visionnage boulimique, NdlR),  avec des répercussions négatives sur le sommeil, l’attention, les relations… Si la majorité des utilisateurs gère sans problèmes, une petite partie peut s’identifier aux critères diagnostiques de l’addiction définis par Aviel Goodman en 1990.

 

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