A table ! L’intérêt nutritionnel du petit-déjeuner remis en question

Gilles Fumey est géographe à la Sorbonne Université / CNRS, spécialiste de l’alimentation. Il vient de publier Feu sur le breakfast ! (Terre Urbaine), un petit ouvrage qui défend l’idée que le petit-déjeuner n’est pas nécessaire pour tout le monde et pourrait être une hérésie alimentaire.

Gilles Fumey

Gilles Fumey nous fait voyager au temps des Australopithèques en passant par Louis XIV, Napoléon, la reine Élisabeth II, le Pérou, la Nouvelle-Guinée ou la Scandinavie. Autant d’histoires et de géographies culturelles différentes, menacées par une mondialisation alimentaire en ordre de marche. Le petit-déjeuner est le moment le plus important de la journée (ne dit-on pas "petit-déjeuner comme un roi, déjeuner comme un prince et dîner comme un mendiant") ? Gilles Fumey démontre qu’il est beaucoup plus important d’écouter son corps, de ne pas le contrarier par des injonctions venues de certains industriels qui ne savent pas quoi inventer pour nous pousser à manger toujours plus.

Ce débat redonne tout son sens à une anecdote franco-anglaise. Alors que la guerre battait son plein, un jour, Charles de Gaulle convie Churchill à petit-déjeuner : "Disons 7 h, monsieur le Premier ministre." N’aimant pas se lever aux aurores, Churchill se serait exclamé : "Pourquoi pas 6 h, mon général ? Nous pourrions prendre notre douche ensemble !" Moment de sociabilité, certes, mais pas de petit-déjeuner au saut du lit !
Lyon Capitale : pourquoi vous êtes-vous intéressé au petit-déjeuner ?
Gilles Fumey : Lors d’une conférence à Romans, dans la Drôme, il y a quelques années, une dame m’interpelle : "Vous semblez penser que le petit-déjeuner n’est pas le repas le plus important de la journée. Alors que je me force à manger depuis des décennies sans avoir faim." Littéralement estomaqué par la force de cette injonction sur l’obligation de manger le matin, j’ai mené mon enquête de géographe.
Justement, qu’apporte la géographie au débat ?
Comme science sociale, elle jette un sacré pavé dans la mare. Pour ne prendre que nos pays voisins, l’analyse géographique montre qu’en Italie, le petit-déjeuner n’existe quasiment pas, la très grande majorité des Italiens ne sirotant qu’un ristretto (café serré), avec une possibilité pour certains en milieu de matinée de prendre un cornetto (croissant à la crème), dans un de ces innombrables bars de rue. Alors qu’à deux cents kilomètres au nord, les Allemands s’attablent avec force charcuteries, pains toastés, céréales, produits laitiers, jus de fruits, confitures, café filtre, chocolat chaud, etc. Bref, toute une panoplie de produits et de plats industriels que la mondialisation appelle "breakfast". Cette frontière culturelle entre le monde anglo-saxon et l’Europe latine m’a permis de refaire l’histoire de ce repas et de cette injonction nutritionnelle. J’ai retrouvé la frontière culturelle gréco-romaine qui opposait les civilisés buvant du vin et cuisinant à l’huile aux "barbares" se nourrissant de lait et de bière.
Comment explique-t-on ces géographies culturelles du petit-déjeuner ?
Par le fait que les pratiques alimentaires ont des racines très profondes. Ainsi, les Italiens gardent de l’époque romaine leur repas principal pris le soir sur le modèle de la cena, un repas fortement investi par les cuisinières qui ont apporté, au cours de l’histoire, un régime alimentaire riche, dont le totem sont les pâtes fraîches. Un repas dont l’horaire à partir du XVIIIe siècle s’est décalé tard en soirée avec l’enrichissement de la vie nocturne (théâtres, opéras) ce qui a pour conséquence qu’au lever, la très grande majorité des Italiens n’a pas faim. Au nord de l’Europe, le repas pris autrefois en milieu de matinée, un vrai repas solide et riche, a vu son horaire avancé avec l’industrialisation des villes et l’adoption des horaires en 3/8 qui ont contraint les ouvriers à manger avant d’aller au travail. Ainsi, quand on étudie l’ensemble des prises alimentaires d’une population, on constate que certaines ont fait le choix d’un repas principal le matin, d’autres le soir. Avec des avis médicaux contradictoires car il n’y a pas de vérité en science, juste des faits.


Remettons les pendules à l’heure et faisons la différence entre un repas pris dans les règles de nos horloges biologiques et un breakfast industriel d’origine anglo-américaine, dont aucun produit ne coche une bonne case du Nutri-Score.


 

Le titre de votre livre est ni plus ni moins une déclaration de guerre : au breakfast ou au petit-déjeuner ?
Remettons les pendules à l’heure et faisons la différence entre un repas pris dans les règles de nos horloges biologiques et un breakfast industriel d’origine anglo-américaine, dont aucun produit ne coche une bonne case du Nutri-Score. L’overdose de sucre du breakfast est à l’origine des crises d’hypoglycémie que les mangeurs veulent précisément combattre… La bonne guerre, c’est que chacun mange selon ses besoins, et non pas en écoutant des injonctions venues d’ailleurs.
Médecins, nutritionnistes et physiologistes ne sont pas tous d’accord sur la question et soufflent le chaud et le froid. On en arrive à ne plus savoir à quel saint se vouer...
Les controverses existent même pour des situations aussi complexes qu’une pandémie (rires). Mais il y a un fait biologique qui ne peut être controversé : celui que notre corps sécrète dès notre réveil une hormone, le cortisol, qui est précisément l’hormone du stress. Elle permet à notre corps de puiser l’énergie dont il a besoin pour se mettre en route pendant les trois heures qui suivent notre réveil. On n’a jamais vu quiconque tomber d’inanition dans la rue en allant à jeun, au laboratoire, pour une prise de sang tôt le matin…
Pourtant, le Programme national nutrition santé (PNNS) recommande de petit-déjeuner pour "des matins boostés", "éviter le coup de pompe" et "recharger nos batteries". L’État est sous influence selon vous. De qui ?
Oui, la santé publique a montré ses faiblesses dans bien des dossiers… Et la composition des experts dans les états-majors de la santé publique, tout comme dans ceux des multinationales de l’agroalimentaire, montre qu’ils ne comptent quasiment pas de chercheurs en sciences sociales, qui ont pourtant pointé de graves erreurs de diagnostics industriels dans de multiples domaines. Les expressions que vous citez ("matins boostés"...) témoignent d’une influence des industriels dans ce programme de santé publique qui montre ses limites : le surpoids et l’obésité continuent de croître en France malgré ces coûteux programmes signant ainsi leur échec.
Publicité des années soixante pour une marque de céréales aux États-Unis

Que penser des céréales ? Le jus d’orange est-il si sain ? Et le pain de mie ou les œufs ?

Depuis deux décennies au moins, les céréales sont l’un des symboles de la malbouffe, tant elles sont gorgées de sucre, de gras et de sel. On les offrait au XVIIIe siècle aux États-Unis dans les sectes Quakers pour lutter contre l’alcoolisme… Elles ont eu du succès car elles se déclinent à l’infini, se stockent facilement, sont disponibles le matin sans effort. Elles sont vendues avec la complicité de certains industriels qui peinent à lutter contre la méfiance généralisée vis-à-vis d’un lait issu de fermes où les vaches sont confinées, nourries au soja, aux farines et gavées d’antibiotiques. Le jus d’orange contient trop de sucres très difficiles à assimiler le matin, surtout s’il est associé à des céréales ou des tartines sucrées, un cocktail peu recommandable pour notre intestin grêle littéralement agressé par cette charge inutile. Une erreur d’évaluation : on pensait que le foie assimilait le sucre alors que la quasi-totalité de ce sucre est absorbé par l’intestin grêle. Pour ceux qui peinent à métaboliser les acides, l’organisme trouve ses bases comme le calcium dans ses réserves minérales (os, dents…). Imaginez les troubles articulaires qui les attendent après quelques années de ce régime. La moitié d’une tranche de pain de mie est composée de sirop de glucose, de sel, d’huile et de levure. Ce type de pain contient aussi des conservateurs pouvant même entamer l’attention des enfants. Lorsqu’on le grille, il libère de l’acrylamide potentiellement cancérigène et neurotoxique… Quant aux œufs, on trouve le meilleur et le pire, le pire étant issu d’élevages industriels en voie de (lente) disparition sous la pression des consommateurs et de militants.
La nutrition aujourd’hui, écrivez-vous, est "énergétique". Qu’est-ce que cela signifie et qu’est-ce qui en découle ?
Bruno Latour [sociologue et anthropologue, NdlR] a expliqué que la science se construit aussi avec des imaginaires qui évoluent. Or, une bonne part de la nutrition actuelle est bâtie depuis le XVIIe siècle sur l’idée que nos corps sont des machines brûlant de l’énergie. Pour autant, cette vision n’est pas complète. L’épigénétique donne une approche bien différente. Elle conduit à des études de notre nutrition personnelle en fonction de nouveaux paramètres comme notre patrimoine génétique et, surtout, nos modes de vie. Cela signifie qu’il est important d’écouter son corps, de ne pas le contrarier par des injonctions venues de certains industriels qui ne savent pas quoi inventer pour nous pousser à manger toujours plus, ciblant les enfants par une publicité agressive et qui parviennent à faire passer des messages nutritionnels erronés.
Les pratiques alimentaires évoluent dans le temps, notamment en fonction de nos rythmes sociaux. Peut-on raisonnablement imaginer, au cours des prochaines années, dans notre société, une disparition du petit-déjeuner ?
Pas sûr, car un repas est aussi un moment social. Et le matin, notamment lorsque nous sommes en famille ou entre amis, nous aimons raconter nos nuits, préparer notre journée par la conversation… Ce moment ne doit pas disparaître, notamment pendant nos matins non contraints par les horaires du travail. Au mieux, on peut espérer qu’une majorité s’affranchisse, comme les Italiens, du breakfast industriel au profit de produits sains qui, pour être bons sur le plan nutritionnel, sont locaux et frais. L’accroissement du télétravail peut faire apparaître un nouveau type de repas comme les New Yorkais ont inventé le brunch, un mot-valise contractant le breakfast et le lunch pris à un horaire plus tardif le week-end. On pourrait ainsi revenir à l’ancienne habitude des deux repas par jour, le déjeuner (rupture du jeûne) en milieu de matinée, et le principal repas du dîner (à la "dixième heure", ce qui veut dire 16 h si on se lève à 6 h, voire plus tard) et une très légère collation en soirée en famille ou entre amis.

L’idéal est de manger, comme le font les Indiens en Amazonie que j’ai pu rencontrer en 2019, deux à trois heures après le réveil.


Pourquoi les Italiens boudent-ils le petit-déjeuner alors que les Indiens Navajos le sacralisent ?
Les Italiens ne boudent rien, leurs prises alimentaires sont liées à leur histoire culturelle qui les pousse à privilégier les retrouvailles en famille le soir. Ils ont été moins perméables à l’injonction du breakfast car une bonne part honnit la culture américaine : n’oublions pas que c’est à Turin qu’est né le mouvement Slow Food. Et, curieusement, les Italiens ne croient pas qu’il soit malsain de se coucher même pendant la digestion. Notons d’ailleurs qu’ils ont, globalement, une meilleure santé que les populations du Nord de l’Europe et de l’Amérique. Quant aux Indiens Navajos, ils prennent un repas, en effet, sacralisé car il est intégré dans une vision cosmique de la nourriture. Dans les Andes, on fait aussi hommage à la Pachamama, la Terre-Mère. Mais ces repas ne sont jamais pris au saut du lit !
Manger le matin est-il "conforme" aux pratiques alimentaires humaines ?
Oui, à condition de ne pas ingérer de nourriture pendant que notre système hormonal sécrète le cortisol. L’idéal est de manger, comme le font les Indiens en Amazonie que j’ai pu rencontrer en 2019, deux à trois heures après le réveil. Tout comme les moines qui priaient deux à trois heures avant de se mettre à table, ou encore les éleveurs, les boulangers qui, souvent, prennent leur petit-déjeuner plusieurs heures après le lever. J’ai pu étudier les petits-déjeuners de Louis XIV et de Napoléon, ils mangeaient rarement avant 9 h du matin alors qu’ils commençaient leur journée très tôt.
À quoi tient le succès mondial du petit-déjeuner ?
À un système agroalimentaire industriel qui a les moyens financiers d’inonder de publicités les médias. L’oligopole agroalimentaire (cinq entreprises) surfe sur un modèle américain qui fut une référence liée à l’abondance, aujourd’hui bien mal en point car jugée responsable du gaspillage et des maladies dites de civilisation. On peut espérer une prise de conscience concernant la mauvaise santé des populations des pays riches (jusqu’à 40 % en surpoids dans certaines régions) victimes de la Covid qui orientera des politiques publiques plus coercitives vis-à-vis des industriels. N’a-t-on pas gagné la victoire contre le tabac ?
"La justice dépend de ce que les juges ont mangé au petit-déjeuner" ("Justice is what judges ate at breakfast"), a dit au début du XXe siècle le juriste et philosophe américain Jerome Frank. Il souligne l’importance de paramètres a priori sans lien avec les affaires dans les décisions qui sont rendues, en l’occurrence le fait de prendre, ou pas, son petit-déjeuner. Il ne pensait pas si bien dire. Des travaux israéliens ont pris l’aphorisme au pied de la lettre en étudiant plus de mille décisions acceptant ou refusant les aménagements de peine réclamés par des condamnés. Ils se sont aperçus que plus l’heure du petit-déjeuner était lointaine dans la matinée, moins les juges accordaient de libertés conditionnelles (de 65 % à 0 %)… Déconcerté ?
Quelle est la bonne décision ? Remises de peine ou non ? Que les décisions soient plus clémentes avec des juges qui viennent de manger ne contredit pas le fait que des décisions politiques difficiles sont plus faciles à prendre à table qu’à jeun. Talleyrand, l’un des promoteurs de la gastronomie alimentaire au congrès de Vienne, nous l’a prouvé. Devra-t-on exiger que les juges ne prennent de décisions qu’à une certaine distance des repas fixée par la loi ? Quel procès d’intention se serait pour la justice ! On pourrait faire les mêmes enquêtes sur la clémence des juges écoutant Mozart, regardant la neige tomber ou siégeant dans une pièce ensoleillée… Soyons sérieux.

Qui est derrière l’idée de repas gratuits à l’école : ceux qui ont été chassés des établissements scolaires par les sénateurs ulcérés de la présence de distributeurs de sodas dans les écoles ? Les mêmes reviennent par la porte de derrière en plaidant qu’ils luttent contre la pauvreté.


Manger, de manière générale, réveille notre conscience, nous met en sociabilité. Le petit-déjeuner n’a-t-il pas, en ce sens, quelque chose d’essentiel ?
Être ensemble est une des conditions pour démarrer une journée sur de bonnes bases. Que ce moment soit l’occasion d’un partage alimentaire, pourquoi pas… Les Italiens ont opté pour ces quelques millilitres de café qui enveloppent l’atmosphère d’une odeur agréable. C’est un bon compromis ! L’idéal étant, pour notre corps, de ne pas manger trop tôt. Les contraintes de nos modes de vie, souvent sans pause en matinée, nous obligent hélas à avancer nos prises alimentaires.
Le ministre de l’Éducation nationale, Jean-Michel Blanquer, a lancé les petits-déjeuners gratuits à l’école, notamment dans les territoires les plus défavorisés, mesure phare de la stratégie nationale de prévention et de lutte contre la pauvreté. Qu’en pensez-vous, ça part plutôt d’un bon sentiment, non ?
L’enfer est pavé de bonnes intentions. Qui est derrière l’idée de repas gratuits à l’école : ceux qui ont été chassés des établissements scolaires par les sénateurs ulcérés de la présence de distributeurs de sodas dans les écoles ? Les mêmes reviennent par la porte de derrière en plaidant qu’ils luttent contre la pauvreté. Des études prouvent qu’un enfant qui n’a pas mangé le matin n’est pas moins efficace que celui qui s’est gavé de céréales et risque l’hypoglycémie à 11 h. En fait, tout dépend de ce qu’il a mangé la veille ! Et de son métabolisme. Du reste, nourrir les pauvres avec des aliments que le Nutri-Score désigne comme néfastes pour la santé, est-ce bien moral ? Cessons l’hypocrisie. D’ailleurs, la majorité des établissements ayant tenté l’expérience ont renoncé. Tout comme l’expérimentation du verre de lait à l’école sous Mendès France qui a fait long feu.
Vous concluez votre livre en écrivant que le petit-déjeuner est une "machine diabolique qui dénature notre rapport au monde". N’est-ce pas un peu excessif tout de même ?
Notre lien avec le monde est fait notamment d’une incorporation d’aliments, littéralement les "mettre dans son corps". L’industrie chimique conçue en Allemagne par un certain Justus Liebig n’a cessé de développer et de promouvoir une approche chimique et moléculaire des aliments, leur ôtant de ce fait cette charge symbolique qui fait que nous incorporons aussi des images et des figures du monde. Or, où sont ces attributs dans les produits industriels ultra-transformés, tel ce fameux jus d’orange dont la forme concentrée a traversé l’Atlantique ou la Méditerranée et qui a perdu sa vitamine C au contact de l’air ? Ou encore cette pâte à tartiner très célèbre au chocolat et aux noisettes dont l’huile de palme a contribué à raser les forêts en Indonésie ou en Amazonie ? N’est-ce pas cela qui est diabolique ?
Au fait, qu’avez-vous petit-déjeuné ce matin ?
Un verre d’eau du robinet au lever, parfois un thé vert et, vers 10 h, un café serré (sans sucre). Merci l’Italie !

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