Jean-Claude Chuzeville raconte son Mai 68.

Jean "Seberg" avec son imper mastic et ses ballerines, plus loin, Juliette "Berto" et sa robe-chaussette en laine noire, ou encore Ana "Karina" et ses jupes trop courtes ou ses jambes trop longues.
Merci à Jean-Luc Godart, le créateur de la femme contemporaine et l'ange annonciateur de tout ce qui allait suivre.

Très vite j'étais devenu ce que Guy Debord et les situationnistes méprisaient le plus (en dehors des Trotskistes et des Maoïstes, soyons sérieux) ... un contemplatif.

Ne voyez pas dans cette position de fin de cortège, uniquement une préoccupation égoïste consistant à canaliser ma libido .. non, je défendai l'idée que l'on réfléchit mieux à bonne distance de l'actualité qui se fabrique ! En effet, à la suite d'une manif début mai, devant la bourse du travail, ma décision était prise ; je serai un intellectuel, protestant certes, mais tendance Gandhi.

Il faut avouer que ma première expérience en tête de cortège, toujours à cause d'une fille qui m'avait branché au café Français, (Vanessa "Redgrave", terrific avec son sweater gris perle, sa jupe moulante et ses chaussures noires à talon..) s'était soldé par la perte d'une Church (pied gauche-ce que j'ai pris pour un symbole) et deux bons coups de matraque en travers des reins, distribués fraternellement au moment où je m'enfuyais, interloqué par le manque d'humour d'une partie de l'assemblée, la médiocrité de leurs costumes et la brutalité de leurs arguments.

C'est fou ce que l'on apprend sur soi dans ces situations .. l'oxygénation du cerveau, la qualité des enchaînements, la fluidité de la course..

Je m'épatai, la section sport-étude me tendait les bras !

Je n'ai pas particulièrement suivi l'évolution de la matraque depuis cette triste rencontre à l'angle Créqui-Servient mais mon témoignage à l'usage des jeunes générations consisterait à dire ... que c'est aussi long et dur que l'héritage de Rocco Siffredi mais en plus sombre.
Quand je suis arrivé au café Neuf, place Bellecour, deux heures plus tard, Vanessa et Juliet m'avouaient qu'elles avaient préféré voir le nouveau Robbe Grillet, Trans Europ Express avec Marie France Pisier (la copine de ..). mais qu'elles voulaient bien y retourner avec moi, tellement j'avais l'air dépité.
J'adorais ces filles, engagées, dures et féministes, jusqu'à 23 heures ; après tout devenait négociable. Un jeu de rôles, en quelque sorte.
Le lendemain matin, chemin de la Fournache à Sainte Foy, alors que je me rendais au salon, cassé en deux et grimaçant, pour prendre le petit déjeuner, ma mère, après m'avoir souhaité le bonjour, m'a affirmé que j'avais terriblement vieilli en une nuit.

Je pense qu'elle se foutait de moi surtout lorsqu'elle ajouta être surprise par ma présence dans une manifestation alors que pour un problème d'argent de poche il lui paraissait plus judicieux de s'adresser directement à mon père.
' De plus, comment peux-tu manifester devant la bourse du travail, alors que tu n'as jamais travaillé de ta vie ? '

Oui je sais, c'est ignoble mais en ce qui me concerne, la première conséquence de ce joli mois de mai fut une augmentation conséquente et trébuchante du champs de mes possibles.

Sans génie particulier, juste quelques concours de circonstance... L'opinion soutenait les étudiants et lycéens contre les violences policières, mon père était ouvert au dialogue -voyage entre les mots- et ma famille, respectant Clemenceau et Mendès France, attendait autre chose de moi que le lancé de pavés!

Ayant eu l'opportunité de grandir puis de vieillir avant de mourir, les réserves maternelles m'apparaissent aujourd'hui frappées au sceau du bon sens ; ce qui est moins douloureux que le bidule évoqué plus haut.
Faut-il préciser que la drogue était absente chez les manifestants ; c'est venu plus tard, bien après.
Juste l'opium de l'âme et l'huile de coude.

Sans aucun mot d'ordre particulier, d'un bout à l'autre du pays, même à Lyon, les esprits vibraient à l'unisson, comme dans un buzz chamanique.

Mai 68 a permis de parler, d'échanger, d'être pris au sérieux; de rendre la mixité évidente. Après toutes ces années passées au milieu de soutanes ou de blouses qui sentaient la prostate et la naphtaline, on respirait enfin l'odeur des filles .. enivrant.

C'est bien entendu une expérience de solidarité qu'il faut souhaiter à chaque génération.

On découvrait des gens, habituellement silencieux, avec des choses à dire ; notamment des filles.. L'antisémitisme n'existait pas encore, l'antiracisme nous semblait suffisamment explicite...

Je revois maman se masquer le visage de ses mains aux doigts si longs lorsque je tentais d'expliquer les raisons pour lesquelles je me sentai "juif allemand" ... ça commençait à partir en sucette.
Nos maîtres ou professeurs étaient brillants, la musique éblouissante - Miles Davis In a silent way- et l'on sentait confusément que les études que le général nous proposait, visait à fabriquer des cadres dociles ... insensibles à la guerre du Viet-nam, la défense des minorités, l'atelier populaire de l'école des Beaux-Arts, Galbraith et Marcuse, la cinémathèque de Langlois, les usines Rhodia à Vaise ou Berliet à Venissieux, l'agitation permanente, le concert de Raoul Bruckert à la fac de lettres avec ses percussionnistes, les Katangais, Bob Dylan, Berlin, les étudiants en cravate -d'un chic pour manifester- le citron dans les yeux, Trotzky et Mao, et puis le siège du Progrès, rue de la Ré, que toutes les manifs adoraient conspuer, Pasolini, l'amphitéâthre Ché Guevara, les réunions de l'Agel à la Doua contre "l'état bourgeois", Raoul Vaneigem, les soutiens-gorges rembourrés impossibles à décrocher, comme les panties difficiles à trousser.
Alors, que reste t-il de mes émois de mai ?
Quelques brèches..

- la certitude que la radio est le plus merveilleux des médias en ayant révélé au monde la situation de la rue Gay Lussac,
- que le débat organisé par Michel Droit entre Cohn Bendit, Geismar et trois journalistes conservateurs a révolutionné l'emploi du direct à la télévision,
- que c'est un plaisir de constater que deux anciens gauchistes lyonnais aient pu devenir adjoints au maire de Lyon sous leurs vrais noms, Yvon Deschamps et Jean-Michel Daclin,
- que Michel Noir en participant à l'organisation de la manifestation des braves gens ne supportant plus la chienlit, à été adoubé comme futur leader de droite par les renseignements généraux,
- en final, qu'il suffit d'une longue rave de soixante jours pour faire vaciller la cinquième puissance mondiale de l'époque.

A part ça rien et c'est tant mieux, sinon ça pourrait gêner le futur que nous fabrique la nouvelle génération... ; que l'on espère bio, peaceful, républicaine, sans certitude et solidaire. Mais ce n'est qu'un souhait et comme Kamel Gibran je pense que nous ne pouvons même pas imaginer le monde dans lequel ils vivront.
Peut-être surnage t-il une attitude détournée de mai 68 ; elle se trouve dans les travées du stade de Gerland, là ou s'entend le refrain préféré des supporters lyonnais ! 'qui ne saute pas n'est pas lyonnais' , ou l'antithèse de l'expression objective.

Mais d'où cela vient-il ?

Des gauchistes pardi !

C'est un copié-collé des comités Vietnam qui défilaient, dès 67, rue Edouard Herriot devant le Petit Paris, sautillant et criant 'Ho Ho Ho, Ho Chi Minh' ou encore un écho des centaines de milliers de chiliens soutenant l'unitad popular d'Allende, à Santiago en 70, sautillant et chantant 'el que no salta es momio' -celui qui ne saute pas est une momie- En référence à l'âge des conservateurs, enfin, last but not least, c'est le pogo "No Future" des Pistols en 77 au Marquee, qui devient la date officielle de l'enterrement du gauchisme, le rendant inaudible du jour au lendemain.
En dehors de cette exception culturelle lyonnaise, mai 68 est depuis quarante ans une période morte ; de celles avec qui l'on fabrique l'histoire comme disait
Jean-Sol Partre.

Une période morte qui a, toutefois, généré des carrières notamment celle des intellectuels parisiens qui se sont accaparés l'exploitation de ces soixante jours, pour le plus grand profit de leurs points de retraite, alors que tout a réellement commencé à Strasbourg en 66.

Cela dit dès la rentrée universitaire d'octobre 68, quai Jean Moulin, les moutons étaient de retour, bien sages dans leur file d'inscription à la fac de droit, chloroformés par ce vieux coquin d'Edgar Faure.

Citoyens ! aucune raison d'avoir peur et désirer supprimer cet héritage..

Si mai 68 avait entraîné un vrai changement de société, comment expliquer, quarante ans plus tard que tous ces anciens jeunes aient porté au pouvoir le président Pépito, encouragés en cela par des "soixante huit trop tards" comme Kouchner, Strauss Kahn, Finkielkraut, Bruckner, Gluksman, Attali, Bernard Henri Levy .. pour une fois d'accord avec les papes de la scène artistique française, Bigard, Barbelivien, Johnny et Mireille Mathieu, sans parler de l'élite des héritiers comme Lagardère, Bolloré, Bouygues...
Que du beau monde, la vie est décidément brutale.

Jean Pierre Rassam avait raison, stigmatisant ces élites formées dans les grandes écoles ' ils savent tout, peut-être, mais ils ne sont pas fichus d'écrire une lettre d'amour à leur femme'.
Et si c'était cela la leçon à tirer des événements de mai 68 ?

L'importance de l'intime et de la relation avec l'autre.

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