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Soins palliatifs : ce qui a changé en France depuis trente ans

En France, 20 % seulement des personnes devant bénéficier de soins palliatifs y ont accès, selon un rapport publié fin 2014 par le Comité consultatif d’éthique. Si la situation a évolué depuis trente ans, des cas comme celui de Vincent Lambert rappellent âprement que la fin de vie reste un sujet polémique. Entretien avec Michèle H. Salamagne, l’une des pionnières françaises dans le domaine des soins palliatifs.

Détail de la couverture du livre de Michèle Salamagne “Accompagner” © éditions Demopolis

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Détail de la couverture du livre de Michèle Salamagne.

Jeune journaliste au début des années 1990, je découvrais consternée une étude européenne mettant en évidence la manière dont les différents pays prenaient en charge, ou pas, les personnes en fin de vie. De nombreux médias français, choqués par les résultats obtenus dans notre pays, très mal placé dans la prise en compte de la souffrance des mourants, relayèrent cette étude afin d’inciter les citoyens et les pouvoirs publics à s’emparer sans plus attendre de ce dossier.

Cet épisode mit en lumière le travail remarquable de quelques pionniers, tel le docteur Michèle H. Salamagne, qui se battaient déjà, malgré les réticences rencontrées, pour mettre en place des unités de soins palliatifs proposant un accompagnement médical, psychologique et social, humaniste et laïc, jusqu’à la mort.
Vingt ans après, la situation a évolué. Quoique. Fin 2014, un rapport du Comité consultatif national d’éthique affirmait qu’en France seules 20 % des personnes devant bénéficier de soins palliatifs y avaient accès. Et des cas comme celui de Vincent Humbert rappellent âprement que la fin de vie demeure un sujet polémique.
D’où l’importance du livre publié au printemps par Michèle Salamagne*. Il répond aux différentes questions que nous pouvons tous nous poser si nous traversons cette épreuve. Il aide aussi à prendre conscience de l’importance d’accompagner paisiblement chaque vie humaine jusqu’au bout, quelle que soient les circonstances. Entretien avec l’auteur.

Lyon Capitale : Il y a vingt ans, l’une des difficultés rencontrées auprès du personnel qui accompagnait les malades en fin de vie, c’était de l’amener à changer sa vision sur son travail…

Dr Michèle Salamagne : Quand le mouvement des soins palliatifs a débuté en France, dans les années 1970-1980, le personnel soignant savait comment enrayer la maladie, la circonscrire, la vaincre, pas comment accompagner la fin de vie des patients. Pour un médecin qui apprenait pendant ses études les signes cliniques des pathologies, leurs traitements, leurs pronostics, la mort était un échec. À cette époque, le sort des agonisants était confié aux infirmières. Les médecins n’intervenaient que lorsque la douleur devenait trop intense et que plus rien ne pouvait être tenté, en prescrivant parfois une injection létale, pudiquement appelée “cocktail lytique”.

Dans ce contexte, mettre en œuvre une médecine dite palliative, qui ne se soumettait plus aux seuls impératifs du guérir et se proposait de soulager le malade jusqu’à la mort, était presque révolutionnaire. Nous devions “changer complètement notre vision de la médecine, nos méthodes, notre approche du malade, pour accompagner vraiment et pleinement les personnes en fin de vie”. Nous avions tout à apprendre de leurs besoins fondamentaux, notamment, pour commencer, comment soulager leurs douleurs.

Sur ce plan, ma formation et mon expérience de médecin anesthésiste m’ont considérablement aidée. Notamment lorsque j’ouvris en 1978, à l’hôpital de la Croix-Saint-Simon, à Paris, une consultation externe pour des malades cancéreux en phase avancée. C’était la première consultation de ce type. J’y fus confrontée, sans y être préparée, à la réalité des personnes en fin de vie. À la nécessité de soulager et d’accompagner leur douleur mais aussi à la recherche de sens de ceux qui se confiaient à moi. Mais je n’avais pas les outils nécessaires pour être à la bonne distance. C’est alors que, grâce à l’aide de médecins anglais, je pris conscience de l’importance de mettre en place une équipe pluridisciplinaire. Et c’est ainsi qu’en 1990, avec le docteur Sebag Lanoë, nous avons créé la première unité de soins palliatifs à l’APHP, à Villejuif.

Tout était donc à faire…

Oui, et ce fut passionnant. Nous avons créé un lieu de soins inédit au sein de l’hôpital, une unité adaptée aux patients en fin de vie et destinée à les accompagner en faisant en sorte qu’ils se sentent un peu chez eux et terminent leur existence en étant entourés à la fois sur un plan personnel et médical.

Les soignants ont appris à soulager la douleur physique et psychologique des patients, à entendre leurs vraies demandes et besoins, à faire preuve de bon sens pour gérer certaines situations inhabituelles et déroutantes comme autoriser un malade souffrant d’un cancer du poumon à fumer sans culpabilité, à prendre en charge psychologiquement les souffrances des proches et à confier au reste de l’équipe leurs remises en question, leur fatigue, leurs angoisses, leur ras-le bol aussi parfois… Constituer une équipe pluridisciplinaire composée de médecins, d’infirmières, de psychologues, de bénévoles, d’assistantes sociales, de cancérologues, de gériatres, dont chaque membre incarnait pleinement cette démarche d’accompagnement, fut donc une priorité.

C’est aussi dans les années 1990 que nous avons organisé l’enseignement des médecins et des autres soignants ainsi que des bénévoles, tant sous forme de modules de formation continue, que sous forme de diplôme universitaire. Les soins palliatifs pénétrèrent alors le monde très fermé des facultés de médecine, de sciences humaines, de philosophie… Et grâce aux médias le grand public fut sensibilisé. Ce qui fit bouger les choses.

Comment définiriez-vous les soins palliatifs ?

La définition de la Société française de soins palliatifs, de 1996, résume au mieux leur champ d’action. Elle dit en substance que “les soins palliatifs sont destinés à prendre en charge des patients qui ont une maladie potentiellement mortelle”. Qu’il est capital de prendre en charge, grâce à une équipe pluridisciplinaire, les besoins physiques, psychosociaux et spirituels des patients quel que soit leur lieu de vie, d’accompagner leurs proches, même après le décès.

Aujourd’hui, certains patients ayant des pathologies neurodégénératives dont le pronostic est engagé reçoivent des soins de confort en unité de soins palliatifs lors de séjours appelés “de répit”, bien avant de recevoir un accompagnement de fin de vie. Leur suivi au long cours par des équipes de soins palliatifs peut s’étaler sur des mois et même des années.

L’affaire Vincent Lambert doit être jugée devant la Cour européenne des droits de l’homme. Sa famille se déchire. Son cas ne montre-t-il pas que nous ne sommes pas si au clair que cela avec notre manière d’envisager la fin de vie ? Comment expliquer que les médecins ne semblent pas d’accord entre eux ?

Cette affaire est très complexe. D’une certaine manière Vincent Lambert est l’“otage d’un drame familial”. De plus, son cas pose le problème de la frontière entre soins palliatifs et acharnement thérapeutique. Celle-ci est parfois très ténue. D’où l’importance de savoir, quand c’est possible, ce qu’attend vraiment le patient dans le moment. Ce qui n’est pas le cas ici. Dans de telles conditions, l’avis des médecins et de l’équipe soignante qui suivent le patient est déterminant. S’agissant de Vincent Lambert, tous les soignants en charge du patient étaient d’accord sur la nécessité d’arrêter les traitements palliatifs de confort afin de ne pas tomber dans l’acharnement thérapeutique. Mais certains membres de sa famille en ont décidé autrement. D’où la situation actuelle.

Quoi qu’il en soit, la proximité de la mort génère souvent des réactions extrêmes. Pour pallier ce type de situation, certains préconisent de laisser des directives anticipées afin que soient prises les dispositions indiquées par écrit. Reste que notre manière de réagir peut être amenée à changer du tout au tout en vieillissant. C’est un problème complexe. Lorsque le patient est conscient, lucide, on essaye de répondre à sa demande réelle dans le moment. Ce qui n’est pas le cas de Vincent Lambert.

Comment réagissent les patients en fin de vie face à l’imminence de la mort ?

Les réactions sont très variables. Certains sont conscients de ce qui se passe, tout en étant dans le déni. Ils savent que le pronostic est irréversible mais ils se raccrochent à tout ce qui peut leur donner un espoir. Cela les aide à “tenir”, à continuer, à “se battre”. D’autres, très croyants, contrairement à ce que l’on pourrait penser, ne partent pas paisiblement. La plupart des personnes ne savent pas comment elles vont réagir face à la mort, où leur angoisse va se poser, comment elle va se manifester. Selon mon expérience, tout ce qui est de l’ordre du non-accomplissement rend ce passage plus pénible : “Je n’ai pas su faire”, “J’ai loupé des choses”, “J’ai rendu malheureux mes proches”, “Je n’ai pas transmis mes valeurs”. Faire la paix et dire adieu aident en revanche à partir dans de meilleures conditions.

De plus, dans ce moment-là, il importe d’être bien accompagné. Une enquête réalisée à la maison médicale Jeanne-Garnier, à Paris, en 2014 a montré que moins de 3 % des patients font des demandes d’euthanasie en unité de soins palliatifs… Ce qui signifie que, quand la prise en charge de ces patients est bonne, les demandes d’en finir diminuent.

Avec le recul des trente dernières années, qu’est-ce qui vous frappe le plus dans cette incroyable aventure que vous avez vécue ?

Couverture du livre de Michèle Salamagne “Accompagner”

L’incroyable intelligence du cœur de tous ceux qui travaillent dans ces structures de soins palliatifs, leur capacité à faire preuve de compassion, de compréhension, de tolérance pour ceux qu’ils accompagnent. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, il y a de la joie dans ces unités. Nous sommes dans la vie. Nous l’accompagnons jusqu’au bout. Et c’est un privilège de pouvoir le faire.

La loi encadre les soins palliatifs et permet d’éviter tout acharnement thérapeutique. C’est ce que propose la loi Leonetti d’avril 2005. Il n’est pas question d’euthanasie ni de suicide assisté…

Cette loi, revue en 2008, propose trois points principaux : l’interdiction de l’acharnement thérapeutique, la possibilité de laisser des directives anticipées et la désignation d’une personne de confiance pour les faire appliquer. Une nouvelle révision de la loi est en cours. Les députés ont adopté en première lecture en mars un texte qui stipule la possibilité pour le patient d’être “sédaté” sous deux conditions : la première est que sa mort soit imminente, la seconde que le syndrome présenté soit réfractaire à tout traitement.

La sédation profonde consiste à endormir le patient pour le soulager de la souffrance que l’équipe médicale ne parvient plus à circonscrire et autorise le médecin à cesser tout traitement qui serait susceptible de prolonger l’agonie. Ce n’est pas un acte d’euthanasie : l’intention n’est pas de donner la mort mais de calmer la souffrance incontrôlable du patient. Le temps qui lui reste à vivre peut être de plusieurs heures voire plusieurs jours. La famille est informée et participe à la prise de décision, elle pourra, selon ses souhaits, être présente au chevet du patient pendant cette étape ultime. D’autres avis médicaux peuvent être demandés pour aplanir toute ambiguïté sur la valeur fondée de la prescription de cette sédation.

Vous avez sans doute pensé à votre propre fin de vie… Comment l’imaginez-vous, l’anticipez-vous ?

Je crois en un au-delà. Pour moi, il y a une continuité, une interdépendance entre les vivants et les morts, notamment par le biais de la transmission. J’ai été consciente très tôt que la mort fait partie de la vie. J’ai vécu plusieurs morts précoces, subites, dans ma famille ; j’ai fait un accident anesthésique qui m’a plongée plusieurs jours dans le coma. Côtoyer la mort m’a appris une chose, fondamentale, qui m’habite à chaque instant : “On ne sait ni l’heure ni le jour où nous allons partir.” Cette réalité est ancrée profondément en moi. Elle conditionne ma manière d’être, de penser, d’agir, de croquer la vie et fait que je me sens susceptible de mourir à tout moment.

Intégrer que la mort est possible à chaque instant est une richesse, un plus. Cela me donne un grand amour pour la vie et un dynamisme, un enthousiasme, une force qui m’aident à faire le maximum dans mon travail et dans ma vie personnelle. J’essaye de prendre soin de ce que l’existence me donne, de rendre mes proches heureux et de faire mienne, chaque jour, cette phrase de Gisèle Casadesus : “Il ne faut jamais se coucher sans avoir fait la paix avec ceux que l’on aime.” Cette manière d’être au monde et d’envisager l’existence m’a accompagnée également dans ma façon de faire exister tout être humain, pleinement, jusqu’à sa fin, en l’aidant à être vivant jusqu’au bout.

Quels sont vos essentiels de vie ?

Donner de l’amour. Faire partager ce qui me semble beau et bon. Aider les autres en fonction de mes capacités, en acceptant mes limites. Je me sens rarement soumise par les événements. Je les analyse, je regarde ce qui peut être modifié et j’intègre ce qui ne peut pas être changé et je passe, ensuite, à autre chose.

La mort est un moment de bilan… Que souhaitez-vous transmettre à vos proches ?

Les valeurs que mes parents m’ont transmises et qui m’ont guidée : en résumé, disons le respect des autres et de soi-même.

* Accompagner – Trente ans de soins palliatifs en France, de Michèle H. Salamagne et Patrick Thominet, éditions Demopolis, mars 2015.
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