Que faire des personnes fichées S ?

Dans le Rhône, 250 personnes font l’objet d’une fiche S pour radicalisation ou risque de passage à l’acte terroriste. Depuis les attentats de Paris, la question du sort à leur réserver est l’objet d’un vif débat, alimenté notamment par Laurent Wauquiez, le nouveau président de la région Auvergne-Rhône-Alpes, qui propose de les interner. Dans notre mensuel de décembre, Lyon Capitale a sollicité policiers, juges, personnalités politiques et universitaires.

Invité sur RMC ce matin, le nouveau président de la région Auvergne-Rhône-Alpes a renouvelé sa proposition de créer des centres d'internement pour les fichés S. Il a demandé à ce que tous les "individus dangereux classés en fiche S, soient mis hors d'état de nuire avant qu'ils passent à l'acte". Il a demandé cette mise en place "de mesures administratives quand un individu est dangereux et identifié comme tel".

Tous les attentats sur le territoire français depuis 2012 ont été perpétrés par des terroristes connus des services de renseignement français. Mohamed Merah, les frères Kouachi, Amedy Coulibaly, Yassin Salhi (Saint-Quentin-Fallavier), Ayoub El-Khazzani (Thalys), Sid Ahmed Ghlam (projet d’attentat contre une église à Villejuif) faisaient ou avaient fait l’objet d’une fiche S. Un des terroristes du Bataclan, Omar Ismaïl Mostefaï, était aussi inscrit dans ce fichier depuis 2010. “Derrière chaque attentat, il y a un individu fiché S, et pour les Français c’est incompréhensible”, martèle Laurent Wauquiez, député-maire LR du Puy-en-Velay. “Les fiches S sont au cœur des débats depuis les attentats de Paris, mais personne ne s’est demandé ce que c’était”, s’étrangle Olivier Janson, secrétaire général adjoint de l’Union syndicale des magistrats.

Qu’est-ce qu’une fiche S ?

C’est un outil de travail. Il permet d’identifier des gens qui doivent être surveillés. Il s’agit de savoir ce qu’ils font, où ils vont. Ils ne présentent pas tous le même niveau de dangerosité”, prévient d’emblée Thierry Clerc, délégué régional du syndicat Unsa Police. Seuls les agents du renseignement peuvent inscrire une personne dans ce registre. “Avoir une fiche S ne vaut pas inscription au fichier des personnes recherchées”, précise un ancien responsable du renseignement intérieur. “L’opinion publique n’appréhende pas que les personnes fichées S ne sont pas coupables”, pointe Karine Roudier, maître de conférences à Sciences Po Lyon en droit constitutionnel et lutte contre le terrorisme. Ainsi, 74 % des Français (d’après un sondage Ifop pour Le Figaro) seraient favorables à l’emprisonnement des individus fichés S.

Les critères d’inscription dans cette liste, qui compte plus de 10 000 noms en France, sont assez vastes et flous. Des militants politiques d’extrême gauche ou droite y côtoient des hooligans ou des braqueurs. Le fichier abrite une quinzaine de sous-catégories, dont deux pour le risque terroriste et la radicalisation religieuse. “Les individus fichés S n’ont pas commis de délit, sinon on les arrêterait. Ce sont des gens susceptibles de commettre des actes répréhensibles du fait des gens ou des lieux qu’ils fréquentent. Ils ne seront peut-être jamais coupables de rien. C’est pour cette raison qu’il faut examiner des cas individuels et ne pas tous les mettre dans le même panier”, insiste le sénateur UDI Michel Mercier, ancien ministre de la Justice.

Dans le Rhône, sur les 250 noms inscrits dans le fichier S, une cinquantaine présenteraient un risque de passage à l’acte

Laurent Wauquiez, qui veut les interner, ne partage pas cette opinion : “Vous n’êtes pas fiché S si vous n’avez rien fait. Ce sont des gens qui fréquentent des imams salafistes, qui sont en contact avec des personnes liées au terrorisme, qui vont sur des sites Internet bien particuliers.” Dans le Rhône, sur les 250 noms inscrits dans le fichier S, une cinquantaine présenteraient un risque de passage à l’acte. Une vingtaine d’entre eux ont été assignés à résidence ou interpellés depuis l’instauration de l’état d’urgence. Les services du renseignement sont aujourd’hui confrontés à l’explosion de ce fichier, qui est passé en quelques années de 3 000 noms à plus de 10 000.

“Depuis les attentats de Charlie Hebdo, chaque signalement se transforme en inscription au fichier”, constate un policier. Le magistrat Olivier Janson nous explique après quel cheminement une personne fichée S bascule, aujourd’hui, du renseignement à l’enquête judiciaire : “L’exemple d’une personne qui bascule du renseignement au judiciaire, c’est quelqu’un qui commence à avoir un comportement louche : il change souvent de téléphone, loue un appartement sous un faux nom, prend contact avec le milieu du grand banditisme pour acheter des armes. Les frontières sont ténues et, pour interpréter ces signaux, il faut des hommes derrière. Aujourd’hui, nous ne les avons pas.”

Faut-il les enfermer ?

C’est la proposition choc de Laurent Wauquiez, mise sur la table quelques heures après les attentats de Paris. Le nouveau président de la région Auvergne-Rhône-Alpes prône la création d’un centre d’internement où regrouper les 4 000 fichés S pour radicalisation et risque terroriste. “Nous avons 3 000 à 5 000 terroristes en puissance. La radicalisation va plus vite. Surveiller une personne nécessite 10 à 20 policiers. Nous ne pouvons plus les surveiller. Il faut mettre de côté des personnes sur qui on a des soupçons et arrêter de jouer à la loterie. Cela signifie de les assigner à résidence, de leur poser un bracelet électronique ou une rétention administrative pour qu’ils ne passent pas à l’acte. Si on se limite aux mesures judiciaires, c’est trop tard. L’équilibre entre la liberté et la sécurité doit bouger”, estime Laurent Wauquiez. Il demande aussi que les fiches S soient revues pour mieux cerner les individus dangereux, contre qui des mesures d’internement ou d’assignation à résidence seraient prononcées.

“Pour priver de liberté un individu, il faut trier une personne qui s’est fait intoxiquer, celui qui présente une dangerosité. Dès lors que les fiches S seront le support d’une rétention administrative et d’une privation de liberté, il faut être sur du matériel sur lequel on s’appuie”, poursuit-il. Pour lui, les personnes internées “ne seront pas gardées à vie” : “Si un délit est constaté, il bascule dans une judiciaire, soit on s’aperçoit qu’il bascule dans une tendance religieuse et on l’oriente vers un programme de déradicalisation.”

Laurent Wauquiez a été critiqué jusque dans son camp pour cette sortie fracassante. “Lors du bureau politique, Nicolas Sarkozy lui a dit que de temps en temps il fallait savoir ne pas aller dans le sens de l’opinion publique”, rapporte un élu qui a assisté à la réunion. L’ancien juge antiterroriste Marc Trévidic a qualifié de saugrenue la proposition de Laurent Wauquiez : “Si vous voulez faire comme les Américains après le 11 Septembre, un Guantanamo, il n’y a plus de juges, de Constitution. À partir de quel degré on les met dans un centre ? Qui va décider ?” ironise-t-il, amer.

"C’est une fausse bonne idée. Les regrouper dans un centre ensemble, c’est créer des foyers de salafistes"

“La neutralisation anticipée, je n’y crois pas. Il faut des preuves. Un type qui se balade avec une djellaba et une grande barbe, ce serait une avant-preuve de culpabilité ? On ne peut pas interner quelqu’un au nom des intentions qu’on lui prête. Les propositions de Laurent Wauquiez nous mèneraient au délit de faciès, d’idées. C’est le début de la dictature”, s’étrangle Pierre-Yves Joly, le bâtonnier du barreau de Lyon. “Une personne qui aura été assignée à résidence et pour qui les perquisitions et les enquêtes n’auront rien donné pourra intenter un recours contre l’État. Le préjudice est évident”, estime Karine Roudier, maître de conférences en droit constitutionnel.

Un ancien du renseignement doute surtout de la pertinence de la mesure : “C’est une fausse bonne idée. Les regrouper dans un centre ensemble, c’est créer des foyers de salafistes. Et puis, une personne qui fait l’objet d’une fiche S ne le sait pas...” Au-delà de son efficacité, la proposition choc du numéro 3 du parti Les Républicains soulève une vraie question de droit. “L’internement n’est pas prévu par notre état de droit et il serait annulé par la Cour européenne des droits de l’homme”, note Olivier Janson. L’assignation à résidence est rendue possible, temporairement, durant la période d’état d’urgence.

Cette période exceptionnelle s’exonère de nos procédures pénales habituelles. “En ce moment, le régime du soupçon prévaut sur celui de la preuve”, note le bâtonnier Pierre-Yves Joly. “Au plus tôt on place la sanction, au plus tôt on entre dans un état policier. En démocratie, la sanction tombe quand des preuves sont réunies. C’est une histoire de curseur : quand punit-on un individu ? Le curseur navigue : en temps de paix, il est au milieu ; si la menace s’intensifie, il se rapproche de la sévérité. Mais il faut toujours veiller à ce que le curseur ne nie pas l’exercice des libertés”, résume Karine Roudier.

La France doit-elle changer de législation ?

L’état d’urgence a permis au Gouvernement d’assigner à résidence ou d’interpeller des centaines de personnes soupçonnées d’avoir des liens ou des projets terroristes. Il durera trois mois. “D’une certaine manière, il montre son efficacité”, souligne un policier. Sur ces personnes, ne pesaient que des soupçons. Dans de nombreux cas, ils se sont vérifiés. À Feyzin, les policiers ont ainsi découvert un lance-roquette. Mais cette réponse ne durera que le temps de l’état d’urgence, à savoir trois mois. Ce délai expiré, la France devra-t-elle changer sa politique judiciaire pour endiguer la vague de terrorisme ? “Les terroristes se servent des libertés garanties par l’état de droit pour mener leurs actes à terme. C’est toute la difficulté. Renier notre état de droit, c’est ce qu’attendent les terroristes. Ils combattent notre démocratie. La guerre contre le terrorisme doit être une guerre du droit contre ceux qui le combattent. L’État français doit maintenir ce qu’il est”, plaide Karine Roudier.

“J’entends l’inquiétude des Français. Nous devons être plus efficaces. Il faut des actions. L’opération de Saint-Denis est un bon exemple. Il montre qu’avec le droit existant nous pouvons faire des choses. Nous venons aussi d’adopter un texte de loi qui n’a jamais été aussi sécuritaire. Mais il ne remet pas en cause la tradition de notre état de droit. Il faut le maintenir, sinon nous entrons dans un autre pouvoir”, estime l’ancien ministre de la Justice Michel Mercier. Pour Karine Roudier, maître de conférences en droit constitutionnel, “ce n’est pas en faisant des lois contre le terrorisme plus dures que l’on gagnera le combat. Depuis 1986, nous en avons adopté douze. Elles sont de plus en plus invasives sur la sphère privée et elles n’ont pas empêché les attentats. Le politique répond par des normes aux attaques.”

Quelles autres solutions ?

Dans le vacarme des propos de Laurent Wauquiez, appuyés par l’opinion publique, peu d’autres solutions ont émergé pour prévenir le risque terroriste. Mais l’une d’elles fait l’objet d’un quasi-consensus du monde policier et judiciaire : accroître les moyens des services de renseignement. “Aujourd’hui, il y a 3 300 agents qui doivent surveiller 10 000 personnes. Selon les dispositifs, il faut entre 8 et 20 agents pour en suivre une seule au quotidien”, souligne un ancien responsable des RG. “Le vrai problème, ce n’est pas la fiche, mais ce qu’on en fait. Comme le répète Marc Trévidic, elles sont inexploitables en raison du manque de fonctionnaires”, appuie le magistrat Olivier Janson. Le Gouvernement a aussi décidé de répondre sur ce front, en annonçant la création de 5 000 postes de policiers et de 2 500 dans l’administration judiciaire.

Retrouvez toutes nos enquêtes sur l'après 13 novembre dans le numéro de décembre de Lyon Capitale.
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