L'eau, beaucoup trop chère

Le Grand Lyon, présidé par Gérard Collomb (PS), s'apprête à engager un bras de faire avec Veolia, pour récupérer une cagnotte de 94 millions d'euros collectés sur les factures d'eau des habitants de l'agglomération. Cela ne s'annonce pas simple.

Prenez une vieille facture d'eau (entre 1987 et 2002), vous y trouverez une ligne "provision pour travaux". Sans doute cela ne vous a pas marqué à l'époque, puisqu'elle ne représentait que quelques francs par facture. Mais additionnez ces sommes pendant 15 ans et multipliez le tout par le nombre de foyers dans le Grand Lyon... Vous obtenez ainsi un pactole qui ferait pâlir le record de l'euromillion. Ces sommes, collectées par Veolia (Compagnie Générale des Eaux), étaient normalement destinées à payer les travaux sur notre réseau de distribution. En réalité, Véolia n'en a dépensé qu'une partie dans les travaux, se mettant ainsi "à gauche" un trésor considérable. Le Grand Lyon et son président, Gérard Collomb (PS), semblent enfin décidés à agir. Il y a quinze jour, son directeur de l'Eau, Denis Hodeau, a déclaré à l'AFP que la communauté urbaine estimait à 94 millions d'euros les trop-perçus de Veolia. En 2002, le Grand Lyon a obtenu que Veolia ne fasse payer aux usagers que les travaux réellement effectués. L'année prochaine, le Grand Lyon souhaite forcer Veolia à faire les travaux qui ont déjà été payés par les Lyonnais. "Il fallait (en 2002, ndlr) arrêter d'alimenter le système, et lors de la prochaine négociation (en 2007, ndlr), nous souhaitons obtenir de la Générale des Eaux (Veolia) que la cagnotte constituée depuis le début de l'affermage soit utilisée pour rénover des conduites d'eau".
Seul problème, Veolia n'a peut-être plus cette cagnotte (lire "Comment votre facture d'eau a payé le rachat d'Universal"). Et surtout, elle l'a constituée en toute légalité, puisque les contrats signés l'y autorisaient. Si Collomb entend récupérer 94 millions d'euros à une multinationale aussi puissante que Veolia, il doit donc être prêt à ouvrir un sacré rapport de force. Cela explique peut-être l'embarras du Grand Lyon dans cette affaire. Depuis la déclaration de Hodeau à l'AFP, c'est silence radio. Le Grand Lyon a rejeté toutes les demandes d'information faites par Lyon Capitale, nous déclarant même qu'Hodeau "avait eu tort de s'exprimer".

"Contre-feu"
Des négociations sont en cours, on verra ce qu'elles donneront. Mais selon les associations de contribuables, elles sont bien mal engagées. "C'est un contre-feu allumé par le Grand Lyon. On balance cet os à ronger, parce que ce n'est pas le plus gros" estime Jean-Louis Linossier, président de l'association des consommateurs d'eau du Rhône (Acer). Lui calcule que c'est "400 millions d'euros au moins" qu'il faut réclamer à Veolia. Sur les provisions pour travaux, il estime que le Grand Lyon est faussement combatif : "On parie sur le fait que les gens n'y comprennent rien. La solution que propose le Grand Lyon est véreuse... Ils veulent forcer Veolia à faire des travaux supplémentaires, mais Veolia est déjà obligé de les faire ces travaux... Si à la fin de la négociation, le prix de l'eau ne baisse pas de 0,226 euros par m3, c'est de la couillonade ! Ça voudrait dire que Veolia a repris d'une main ce qu'elle rend de l'autre". Jean-Luc Touly, ancien syndicaliste à la Générale des Eaux, et auteur de "L'eau des multinationales, les vérités inavouables" (Fayard), lui donne raison. "Les provisions non dépensées doivent être rendues et le prix de l'eau doit baisser" avance-t-il, "sinon c'est un marché de dupes !" Aujourd'hui président de l'association pour un contrat mondial de l'eau (Acme), il annonce des actions en justice "dans 15 villes de France".
Comment les géants de l'eau ont -ils obtenu en France des contrats aussi avantageux ? Parmi les militants associatifs spécialisés dans ces questions, aucun ne s'aventure à imaginer qu'il y a eu corruption, même si en 1986, quand le contrat de Lyon a été signé, la vie politique française n'avait pas encore été "moralisée" par les lois sur le financement des partis politiques. "Les gens qui ont signé ça à Lyon, soit ils étaient inconscients, soit c'était après un repas trop arrosé" lance Jean-Louis Linossier. Un de ses homologues à Lille, l'élu divers-droite Eric Darques, fait le même constat : "Il y a peu d'élus capables de lire les contrats... Et puis, ils se tiennent tous ! Si le président de la communauté urbaine, Pierre Mauroy, est PS, le vice-président de l'eau est UDF !" poursuit Darques. Jean-Luc Touly s'avance un peu plus : "Dans la grande majorité des communes, le problème c'est l'incompétence des élus. Mais dans les grandes villes, il y a des liens trop étroits entre les élus et les grands groupes. C'est le partage des marchés ! Je ne crois pas que ces élus soient corrompus, mais on a dû se rendre des services mutuellement. Telle société finance un club de foot qui embauche certaines personnes à la demande de la mairie... Je ne critique pas ces sociétés, elles tentent le coup. Mais si les élus l'acceptent, ça ne va pas. On n'accuse personne, mais tout ça est très opaque. Il faut y voir clair et moraliser la vie politique locale." Cela ressemble en effet à une urgence démocratique.

L'histoire
Comment votre facture d'eau aurait payé le rachat d'Universal
L'histoire est assez hallucinante et racontée dans plusieurs livres assez ardus sur "les vérités inavouables" de la Compagnie Générale des Eaux. En 1996, Jean-Marie Messier est à la tête d'un groupe endetté, quand il découvre le tas d'or sur lequel sont assis la cinquantaine de ses filiales qui gèrent les réseaux de distributions d'eau et de chauffage urbain en France : les fameuses provisions pour travaux. Prélevées sur les factures d'eau des foyers, elles doivent servir à financer la rénovation des réseaux. Messier fait "remonter" ce trésor dans la maison mère, et à travers un montage juridique complexe passant par un paradis fiscal, l'Irlande, les transforment en une sorte d'assurance. Ce pactole, estimé par plusieurs sources à 4,5 milliards d'euros, aurait notamment servi à financer le développement du groupe dans la communication et le rachat de l'américain Universal. La CGE est ainsi devenue Vivendi-Universal, puis s'est séparée de sa filiales eau, Veolia. Le groupe n'aurait en tout cas pas l'intention de rembourser la cagnotte, si on en croit l'avocat de Veolia, Me Christophe Bigot, cité par Yvan Stefanovitch, dans L'empire de l'Eau : "Les contrats prévoient une obligation de résultat, (...) pas une obligation de travaux. (...) L'argent, en cas de non-utilisation pour des travaux, doit revenir dans les caisses de Veolia."

Peut-on se passer de Veolia ?
La France, patrie du service public, est une exception en matière de distribution de l'eau potable : elle est un des rares pays où la majorité des communes a délégué cette mission à des opérateurs privés. Cela a fait la fortune des "trois sœurs", les trois géants des marchés publics : Bouygues, la Lyonnaise des Eaux (Suez) et la Compagnie Générale des Eaux (Vivendi, Vinci, Veolia, Dalkia...). Mais aujourd'hui, ce modèle est contesté. Beaucoup militent pour un retour aux régies municipales ou communautaires. "En France, elles sont de 20 à 44% moins cher. En plus, ce sont des gestions plus transparentes, car publiques" explique Jean-Louis Linossier. Des élus comme Laurent Fabius ou Henri Emmanuelli militent ouvertement pour cette solution. Et certaines villes, de droite comme de gauche, ont passé le pas, à l'image de Grenoble, Cherbourg ou Bastia. A Lyon, un tel choix impliquerait de casser notre contrat avec Veolia, qui court jusqu'en 2016, au risque de devoir payer des lourdes indemnités. Les Verts et Etienne Tête estiment qu'il faut au moins l'envisager, ne serait-ce que pour être en position de force dans les négociations avec Veolia.

L'eau toujours plus chère
On pourrait penser que le prix de l'eau augmente en fonction des coûts réels pour Veolia. Il n'en est rien. L'augmentation est définie tous les ans par une formule mathématique, baptisée "facteur K", très à l'avantage de Veolia. Les Verts ont ainsi calculé que depuis 2002, le prix de l'eau a augmenté de 4% par an, soit deux fois plus vite que l'inflation, alors que dans le même temps, les charges de Veolia sont restées stationnaires ou ont baissé. Ainsi, en 2002, le Grand Lyon s'est félicité d'avoir obtenu une baisse exceptionnelle des prix. L'année suivante, cette baisse était rattrapée...

Des travaux "gonflables"
On a déjà abordé la question des provisions pour travaux. Mais il y a un autre problème : le Grand Lyon est-il capable d'évaluer la réalité des travaux réalisés et vérifier que leur coût correspond effectivement aux chiffres avancés par Veolia ? Pour Jean-Louis Linossier (Acer), Veolia facture les travaux "30 ou 40% trop cher". Une estimation "crédible" pour Patrick Bertrand, ancien vice-président du Grand Lyon, qui ajoute qu'à la communauté urbaine "il n'y a pas de contrôle effectif de la réalité des travaux faits".

La réponse de Veolia
Extraits. Veolia n'a pas souhaité répondre aux questions de Lyon Capitale, mais nous a envoyé un communiqué de la FP2E, association qui rassemble les géants de l'eau en France.
"Suite aux critiques rapportées par voie de presse, la Fédération des Entreprises de l'Eau (FP2E) réagit et tient à rappeler que les services publics de l'eau et de l'assainissement fonctionnent bien en France :
"98% des élus français sont satisfaits du fonctionnement des services de l'eau"
"Le prix de l'eau en France est aujourd'hui de 1 centime d'euro pour 3 litres."
"Les contrats de délégation de service public sont strictement contrôlés notamment dans le cadre des lois Sapin et Barnier."
"Les entreprises de l'eau font des efforts d'investissement importants, soit près de 600 millions d'euros investis en 2004."

En photo : le retraité qui fait cauchemarder Veolia
Jean-Louis Linossier, président de l'association des consommateurs d'eau du Rhône (ACER), dénonce le contrat "léonin" et "pourri" dont bénéficie Veolia à Lyon. Cela explique, selon lui, que l'eau à Lyon soit une des plus chères de France, alors que la ville dispose de réserves naturelles abondantes et propres. Il réclame une baisse du prix de l'eau au robinet de 30% et souhaite que Veolia rende les "sur-profits" colossaux réalisés à Lyon depuis 1986, qu'il estime à 400 millions d'euros.

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